16. Nous irons tous au paradis

Y a-t-il des endroits plus inspirants que les cimetières, aussi réconfortants, davantage dédiés à la vie ? Il suffit de songer, en flânant dans ses allées, à toutes les destinées, les drames, les aventures, les bonheurs, les énergies, les amours, les facéties, les rêves qui foisonnent sous les pierres tombales et qui attendent le moindre prétexte pour se manifester dans la mémoire d’un parent ou l’imagination d’un passant. Au visiteur attentif, chaque tombe a son histoire à raconter, son témoignage à apporter, son conseil à donner et toujours bon à prendre. Chacune d’entre elle irradie comme une étoile dans la nuit, qui illumine, enchante, oriente alors qu’elle est éteinte depuis bien longtemps, en réalité. Mais quelle réalité, précisément ? Celle du marbre sur lequel sont inscrits les noms, ou celle de l’esprit des rêveurs qui s’arrêtent pour les lire ? Il y a bien longtemps, j’avais un ami, Roger, grand amateur et arpenteur de cimetières, qui faisait immanquablement partie de ces poètes qui assurent la survie des défunts en leur rendant de cordiales visites dans leur dernière demeure, non pas par compassion, mais au contraire avec ravissement. Dieu ne l’intéressait pas davantage que les églises qu’il ne fréquentait guère, mais il avait ses habitudes dans tous les cimetières de la ville et des environs. Quand il voyageait dans le pays et à l’étranger, dès qu’il arrivait dans les plus petits villages de campagne – ses destinations favorites –, il avait vite repéré au pied d’un clocher ou au sommet d’une colline, parmi les champs, sous les arbres, les murets qui abritent les sépultures locales. Les prétentieux monuments funéraires des célébrités et des notabilités n’étaient certainement pas ceux qui l’émouvaient le plus. Il préférait les modestes dalles, abandonnées entre les herbes folles, couvertes de mousse, érodées et brisées, avec leurs inscriptions effacées, à ces mausolées qui encombrent les cimetières prestigieux envahis par les touristes. Il estimait que ces personnalités qui ont demandé ou permis un tel étalage de la gloire dont elles ont été gratifiées pour une raison ou une autre de leur vivant, n’ont plus rien à offrir une fois mortes et enterrées. Il pouvait par contre méditer longuement devant ces simples plaques émaillées au nom de quidams, artisans, paysans, ménagères, employés, soldats, ecclésiastiques, ancêtres ou enfants, qui n’étaient connus et aimés que de la famille ou du voisinage. Roger s’enrichissait en quelque sorte du souvenir de toutes ces existences anonymes auxquelles il rendait vie et hommage en marchant dans le dédale des sentiers de graviers. Parmi ces morts qui le sont si peu, il lui arrivait aussi de rencontrer des vivants bien sympathiques : des veufs ou des veuves toujours amoureux malgré les années de leur conjoint disparu, des fossoyeurs philosophes heureux de partager leurs réflexions sur le genre humain, des étudiants enthousiastes à la recherche de la tombe d’un écrivain du terroir aussi inconnu avant son décès qu’après. Et des romantiques comme lui, qui trouvent dans les cimetières des raisons de vivre, des encouragements à le faire intensément. Il s’était fait ainsi de nombreux amis et y avait même rencontré sa future épouse. Je ne les voyais pas souvent, mais ils étaient manifestement bien assortis. Ils ont vécu très vieux et ont eu plusieurs enfants. Elle est décédée la première ; il l’a suivi peu de temps après. Si vous continuez le long de cette allée, vous verrez leur tombe à droite, sous l’olivier. Profitez-en pour jeter un coup d’œil sur le panorama ; c’est splendide! Je vous salue bien !