Chroniques JANVIER 2024

Mercredi 31 janvier :
Le plus marquant ce jour n’aura pas été la conversation du matin – pourtant poignante – avec cet ancien enseignant congolais qui participe à mes cours –, ni ce Conseil de faculté – pourtant plus assommant que jamais – auquel j’ai fait acte de présence l’après-midi, ni le spectacle de danse – pourtant époustouflant – auquel nous avons assisté en soirée. Ce qui m’a vraiment enchanté est la petite virée improvisée à midi avec ma vieille Vespa impatiente dès les premiers beaux jours de pouvoir s’ébrouer sur les pavés, se dérouiller les pistons et recharger ses batteries. Auparavant elle devait attendre le printemps pour sortir du garage, mais le dérèglement climatique lui évite désormais celui de sa mécanique quand elle reste trop longtemps inactive. Elle a démarré au quart de tour, trop heureuse de profiter de l’air vif, des rues dégagées à cette heure, des beaux virages qu’elle prend à tout allure malgré son âge. Je suis persuadé que certains objets peuvent avoir une âme, comme c’est le cas pour ma vieille Vespa qui ronronne comme chat entre mes jambes, anticipe mes moindres mouvements, obéit aussitôt à mes coups de poignet et me manifeste ainsi toute sa reconnaissance en me gratifiant d’un incomparable sentiment de liberté.

Mardi 30 janvier :
Au cours de ma carrière, j’ai participé à des centaines de réunions comme celle d’hier où il faut négocier, plus souvent rivaliser d’arguments et d’éloquence avec des collègues tout en gardant le sourire, ou bien convaincre des partenaires ou des responsables de l’intérêt de telle ou telle entreprise. Non seulement que je m’y appliquais, pas trop mal même, mais je les recherchais presque car ces confrontations me stimulaient, me permettaient de défendre mes projets ou m’obligeaient à en trouver d’autres, ce qui était encore mieux. Hier, en revanche, je me suis rendu compte combien ces exaspérants débats avaient finalement peu d’importance… À mes yeux, en tout cas, car mes interlocuteurs, qui n’en démordaient pas, en faisaient une question cruciale. Peut-être est-ce pour cela que ces jeunes collègues sans aucun doute bien intentionnés me sont progressivement parus effrontés et manipulateurs, parce qu’ils me rappelaient comment moi-même je me comportais probablement à leur âge. Je suis sorti de la réunion à la fois heureux que je ne devrai bientôt plus participer à de semblables discussions mais tout de même un peu nostalgique de l’époque où elles me passionnaient. Curieusement, je n’ai jamais pédalé aussi vite ni levé autant de poids à la salle de gym où je me suis ensuite rendu !

Lundi 29 janvier :
Mon border coolie et moi avons récemment appris en regardant la télévision – entre deux mauvaises nouvelles – qu’après les hôpitaux, les prisons, les casernes, les maisons de repos, ce sont maintenant les lycées en difficulté qui font appel aux chiens pour y rendre la vie plus détendue, conviviale, sensée, bref plus heureuse. C’est que les animaux ont à nous apprendre bien des choses que nous avons oubliées ou que nous n’avons jamais sues ! Les professeurs comme les élèves témoignaient au cours du reportage que leur nouveau compagnon à quatre pattes les apaise, les rassure, les stimule. Il encourage même les élèves en décrochage à revenir en classe, à bien s’y comporter et à y collaborer avec leurs condisciples. Faut-il s’étonner, se réjouir ou regretter que les humains aient de plus en plus besoin des animaux pour rester humains dans un monde qui l’est de moins en moins ? Mon chien revendique en tout cas pour lui et ses congénères des qualités de plus en plus rares chez leurs compagnons bipèdes : la tranquillité d’âme, l’affection gratuite, la douceur communicative, la spontanéité naturelle, la loyauté à toute épreuve, et tout simplement la joie de vivre. Peut-être manque-t-il seulement d’un peu modestie en se flattant ainsi…

Dimanche 28 janvier :
« Apprendre toute sa vie ! », bien sûr, j’y souscris volontiers puisque l’inconnu, l’étrangeté, la difficulté ont toujours été pour moi de puissants stimulants à de nouvelles révélations, recherches, expériences. À tel point que l’on m’a reproché au contraire de ne pas approfondir, développer, faire fructifier les connaissances, les compétences, les résultats acquis au lieu de « papillonner » (j’adore ce terme) d’un sujet, d’un domaine ou d’une activité à l’autre, aiguillonné par ce paradoxe qu’une nouveauté perdait ses charmes au fur et à mesure que je la découvrais. Maintenant si le charme est toujours présent, c’est moi qui perds mes moyens ! Il me faut bien constater que je « plafonne » (je déteste cette idée !) vite dans la découverte ou la pratique de nouveaux savoirs ou savoir-faire. Apprendre c’est forcément progresser vers plus de connaissance et de maîtrise, et une meilleure utilisation de ses ressources intellectuelles, physiques, humaines. Si on oublie ce qu’on a appris la veille et qu’on ne peut espérer en apprendre davantage le lendemain, à quoi bon ?! C’est ce que je me suis dit hier en me voyant si maladroit encore à danser le tango malgré toute ma motivation et mes efforts, sans compter la compréhension de mes cavalières dont j’écrase les orteils.

Samedi 27 janvier :
Pot de départ, hier soir, pour remercier une jeune secrétaire et lui souhaiter bonne chance pour son nouvel emploi dans une autre ville. L’histoire de l’Institut est une succession de va-et-vient de collègues qui partent parce que les restrictions budgétaires obligent à des sacrifices, parce que le projet auquel ils participaient est terminé, parce qu’eux-mêmes ont d’autres projets professionnels, parce qu’ils sont atteints par la limite d’âge, comme ce sera bientôt mon cas, ou parce qu’ils tombent gravement malades, comme c’est le cas tragique d’une très chère collègue dont nous avons parlé hier avec beaucoup d’émotion. Une équipe qui dure, comme celle de notre département, ressemble au bateau de Thésée qui reste le même, même si l’on change progressivement toutes les planches, les matelots, et bien sûr le capitaine… pourvu que l’on garde le cap ! Entouré de mes plus fidèles camarades depuis les premières années, voire les premiers jours de cette aventure universitaire, et toujours en contact avec d’anciens collègues qui nous ont entretemps quittés, j’ai souvent l’impression – comme hier soir – que nous formons une famille de plusieurs générations et autant de personnalités différentes.

Vendredi 26 janvier :
Quotidiennement les mauvaises nouvelles que l’on reçoit du monde se multiplient et s’aggravent de manière affolante (guerres, terrorisme, tyrannies, nationalisme, populisme, misère, …) au point où l’on craint à tout moment qu’un ultime facteur déclenchant provoque le cataclysme auquel semblent inéluctablement mener l’imbécilité et la brutalité des hommes. Même si on s’habitue à tout, je ne peux m’empêcher de me demander en me levant chaque matin si l’histoire se souviendra de ce jour-ci – aujourd’hui le 26 janvier 2024 – comme de celui du 28 juin 1914, du 26 avril 1937, du 1er septembre 1939, du 7 septembre 1940, du 7 décembre 1941, des 6 et 9 août 1945, du 27 juin 1991, 17 juillet 1994… Ces journées fatidiques* ont probablement commencé comme d’habitude pour les milliers ou millions de personnes qui allaient en être pourtant les tragiques victimes, et auraient dû se poursuivre aussi tranquillement pour ces braves gens sans la folie meurtrière d’une poignée de paranoïas va-t-en-guerre.
* dans l’ordre : assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, bombardement de Guernica, envahissement de la Pologne par Hitler, commencement du Blitz, bombardement de Pearl Harbor, bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, déclenchement de la guerre de Yougoslavie, début du massacre des Tutsis, pour ne prendre que quelques exemples parmi de trop nombreux autres !

Jeudi 25 janvier :
Même si elle fut encore plus longue, de tôt le matin à tard le soir, cette dernière journée d’examens s’est déroulée bien plus rapidement et agréablement que les précédentes. Pas plus intelligents ou studieux que leurs condisciples (deux ou trois remarquables prestations, tout de même), les étudiants d’hier étaient intéressants pour cette simple raison qu’ils étaient intéressés. Je préfère cent fois qu’un étudiant en sache un peu moins mais qu’il ait un avis à donner sur ce qu’il a appris, que cela suscite de nombreuses réflexions, de nouvelles questions, de stimulantes perspectives… personnelles. Le seul point commun entre ces étudiants qui non seulement m’ont ainsi fait passer une belle journée mais aussi rassuré que ce n’est pas inutilement que j’enseigne : leur âge ! Je ne me réjouirai jamais assez de cette chance que j’ai (eue) d’enseigner toute ma carrière à des personnes plus âgées en formation continuée comme à de jeunes étudiants sans expérience. Pour constater que la maturité des premiers, leur motivation, leur circonspection, vaut bien la vivacité d’esprit des seconds.

Mercredi 24 janvier :
Cette journée à l’A*** de F*** fut pour moi l’occasion d’un saut dans le temps. J’ai d’abord apprécié retrouver le charme de ces bâtiments prestigieux et de ces salles de réunion luxueuses, d’y être accueilli par des hôtes distingués et prévenants, d’assister à des exposés convaincants, de participer à de stimulantes discussions, dans une ambiance aussi conviviale que feutrée. Nostalgique de l’époque où je fréquentais régulièrement ces milieux privilégiés, je n’ai cependant pas tardé à ressentir ensuite le même agacement que naguère devant ce protocole compassé, vernissé, consensuel : on échange cartes de visite et politesses, on s’écoute complaisamment discourir, on se complimente que tout aille bien, ou presque, on commente savamment des graphiques, on échafaude de nouveaux projets, on annonce de beaux succès, on se fixe d’autres rendez-vous. C’est bien la première fonction de ces institutions que de se mettre en scène pour justifier leur existence, mais je dois bien avouer que je n’ai plus la même patience et motivation pour cette bureaucratie aussi brillante et souriante soit-elle.

Mardi 23 janvier :
Encore chez Borges (« Le Congrès ») : « Je constate que je vieillis ; un signe qui ne trompe pas est le fait que les nouveautés ne m’intéressent pas plus qu’elles ne me surprennent, peut-être parce que je me rends compte qu’il n’y a rien d’essentiellement nouveau en elles et qu’elles ne sont tout au plus que de timides variantes. » Je partage ce sentiment à cette différence près que je ne pense pas que les prétendues nouveautés se valent. Si nous avions la conviction que les nouveautés qui nous enthousiasmaient naguère visaient le bien de tous, on sait que les nouveautés dont on nous rebat maintenant les oreilles (sous le nouveau nom d’« innovations ») sont promues, voire imposées au profit de quelques-uns et ne servent que de dérivatifs ou d’exutoires à tous les autres. Ces innovations, qu’on confond ingénument avec le « progrès » et auxquelles on voue un culte dans tous les domaines (médiatique, intellectuel, politique, scientifique) procèdent purement, et y contribuent docilement, du système de la mode aussi pervers que frivole.

Lundi 22 janvier :
Hier n’était pas seulement le centième anniversaire de la mort de Lénine, mais surtout l’anniversaire de la naissance de mon père décédé il y a seize ans. Je ne pense certainement pas moins à mon père les années passant ; j’ai au contraire l’impression de lui ressembler de plus en plus en vieillissant, même physiquement. Rares sont les personnes qui pourraient en témoigner, mais souvent je me fais la réflexion, en m’entendant parler ou me voyant agir, que mon père n’aurait pas fait autrement, et je m’en félicite. Il se réjouissait naguère que je puisse entreprendre ce que lui n’avait pu que rêver de faire : étudier, voyager, écrire ; maintenant, c’est moi qui souhaiterais pouvoir devenir qui il a été toute son existence. Jamais je n’aurai sa générosité, son optimisme, sa sérénité, son endurance, mais son exemple m’a toujours motivé à devenir meilleur. Encore aujourd’hui, à l’âge de la retraite, je m’inquiète de savoir, comme l’enfant que je suis resté, s’il serait fier de moi? J’ai au moins la consolation qu’il savait au moment de partir toute l’affection, l’admiration et la reconnaissance que j’éprouve pour lui, un bonheur auquel j’accorde d’autant plus de prix que je n’aurai guère l’occasion de le connaître.

Dimanche 21 janvier :
Une jeune membre de la famille m’a fait visiter la maison encore vide qu’elle venait d’acheter (les actes ont été signés la veille). Plus que par les lieux, spacieux, harmonieux, lumineux, j’étais charmé par l’enthousiasme de la nouvelle propriétaire et la perspective de l’existence qu’elle enracinera, construira, mènera dès le mois prochain et pour longtemps, peut-être toujours, dans ce bel espace qu’elle allait pouvoir aménager à son image. Pour avoir connu l’exaltation de tels commencements, j’enviais le jeune âge de mon interlocutrice alors que je me réjouis habituellement d’avoir le mien. En ce qui me concerne, après les commencements, j’ai heureusement ou malheureusement connu pas mal de recommencements ! Au cours du reste de la journée passé à promener mon chien le long de nos sentiers habituels, aujourd’hui magnifiquement illuminés par la neige à nos pieds comme par les rayons de soleil entre les arbres, à lire mes auteurs préférés en écoutant mes compositeurs familiers, à échanger de vieux souvenirs et envisager de nouveaux projets avec mon amie, je me suis demandé s’il ne fallait pas préférer ce qui se prolonge à ce qui commence ou recommence ?

Samedi 20 janvier :
Hier, première journée d’examens oraux. Sur les douze étudiants que j’ai interrogés : une brillante jeune femme, cultivée, enthousiaste, éloquente, originale, qui ne maîtrisait pas seulement la matière mais la prolongeait et l’enrichissait en la présentant ; trois étudiants moyens qui avaient le mérite de connaître leur cours et dont les réponses m’ont quelques fois intéressé ; les autres entretiens – comment le dire autrement ? – m’ont prodigieusement déçu et ennuyé, avec comme seule consolation la pensée que j’en aurai bientôt terminé de cette corvée de questionner les étudiants à la fin de chaque quadrimestre. On m’accusera d’être un grincheux ringard si j’ajoute qu’il y a quelques années encore les examens – auxquels les étudiants de naguère était autrement préparés – étaient l’occasion de stimulants débats. Malheureusement, le concert auquel j’ai assisté le soir (Haydn et Dvorak) n’était guère plus passionnant, à mes oreilles en tout cas, peut-être fatiguées de tout ce qu’elles avaient dû entendre de la journée ? Encore bien qu’entre-temps j’aie pu aller me promener une heure avec Clara dans la neige et le silence des bois aux alentours.

Vendredi 19 janvier :
Vivifiantes promenades dans la poudreuse, sous un ciel argenté le matin, bleu azur l’après-midi. Mais je n’en dirai pas plus car de nouveaux épanchements sur la féérie des paysages enneigés, la magie du givre sur les branches, l’enchantement des souvenirs ravivés, etc. risquent de paraître éculés pour ne pas dire nunuches. Mais je les assume et les préfère aux lamentations que j’entends depuis le premier flocon concernant la corvée de déblayer les trottoirs, les risques d’accidents, les déplacements perturbés, les rendez-vous ratés, etc. Oserais-je avouer que j’ai regretté que mes voisins s’empressent – on ne peut plus obligeamment – de déneiger et saler la rue pour y permettre la circulation ? Seul l’un d’entre eux, dont la voiture était immobilisée et qui amenait à pied ses enfants à l’école, m’a dit qu’il aimait ces circonstances inhabituelles qui, en plus d’apaiser, embellir et rafraîchir le quartier, bouleversaient la vie quotidienne. Ses enfants et moi étions d’accord avec lui ! « Les imprévus sont le piment de la vie », dit-on ; d’accord à ceci près qu’ils en sont aussi la cause, le moteur, le cadre, la condition et la fin.

Jeudi 18 janvier :
La neige est enfin tombée, et en abondance ! Paysage lumineux, contours veloutés, résonance feutrée, douce atmosphère des souvenirs d’enfance. Les voisins ravis se promènent aux alentours pour savourer leur madeleine de Proust tandis que leurs bambins, en tenue de cosmonautes, pourchassent les flocons. Moi aussi, je me sens bien dehors et dedans ! Aujourd’hui j’ai enfin répondu à une amie dont le dernier courrier m’a embarrassé. Alors qu’elle me connaît bien, l’idée qu’elle se fait de moi et de ma vie ne me rassure guère ! En excluant que mon interlocutrice ait seulement voulu me faire plaisir, de deux choses l’une : soit je ne suis conscient ni de mon bonheur ni de mes qualités, comme beaucoup d’autres, mais à ce point c’est difficile à croire ! ; soit je suis tellement pudique ou cabotin que je donne une image de moi toute différente, voire opposée à ce que je suis et vis vraiment. Aurais-je fait mienne, sans en comprendre la réelle portée, la recommandation de ma mère selon laquelle « il vaut mieux faire envie que pitié » ? En tout cas, j’angoisse en pensant que les autres, même les proches, ne me discernent pas mieux que moi-même ! À qui se fier, alors ?!?

Mercredi 17 janvier :
Branle-bas de combat ! Alors que la matinée semble on ne peut plus ordinaire, on annonce du froid, de la neige, du verglas au cours de cette redoutable journée que les médias recommandent à tout le monde de passer à la maison. Les Autorités académiques ont d’ailleurs décidé de suspendre les examens prévus, les miens notamment ; je viens d’écrire à mes étudiants pour le leur confirmer et prévoir un nouveau rendez-vous. En écoutant les autres nouvelles de ce matin à la radio, je me disais qu’il a cependant bien d’autres raisons que la météo pour rester enfermé chez soi par les temps qui courent : le succès de Trump à la primaire républicaine, la guerre en Ukraine toujours, les bombardements de la bande de Gaza encore, les menaces chinoises après les élections à Taiwan, les politiciens de droite qui se font élire ou qui s’y préparent ici comme ailleurs, etc. Cela va immanquablement devenir de plus en plus dangereux de mettre un pied dehors, risqué de déraper dans un virage et de se retrouver dans le fossé !

Mardi 16 janvier :
Jorge Luis Borges – dont la lecture m’enchante toujours – raconte dans la nouvelle « L’Autre » (Le Livre des sables) qu’un jour, à la fin de sa vie, devenu aveugle, il rencontre par hasard sur un banc un jeune homme qui n’est autre que lui-même cinquante ans plus tôt, et qui se trouve en outre sur un autre continent. Aussi surpris qu’embarrassés l’un et l’autre de ce dédoublement, le jeune Borges et le vieux Borges ne savent quoi se dire. Ce dernier constate : « … nous ne pouvions pas nous comprendre… Chacun des deux était la copie caricaturale de l’autre… Conseiller ou discuter était inutile, car son inévitable destin était d’être celui que je suis. » Si une telle expérience m’arrivait, ai-je pensé, aurais-je des conseils, des avertissements, des révélations à prodiguer au jeune homme que j’étais à 20 ans ?!? Bien sûr que non ! D’une part, parce que le sexagénaire d’aujourd’hui, perplexe et contrit, n’a – sincèrement – aucune leçon à donner à qui que ce soit ; d’autre part, parce que le jeune homme d’hier n’aurait entendu aucune recommandation, et en aurait même pris le contrepied au nom de son obsession pour la liberté. Ce n’est pas à la fin de ma vie que je suis devenu aveugle ; je l’ai toujours été, me semble-t-il, et sourd, qui plus est!

Lundi 15 janvier :
Je dois à mon métier mes plus belles amitiés, en particulier celle de l’ancienne et éminente collègue avec laquelle j’ai passé la soirée d’hier dimanche. Férue de musique (elle s’est assidûment remise au piano aussitôt libérée de ses responsabilités professionnelles), elle m’a invité à assister à un excellent concert près de chez elle et à ensuite aller manger dans un bon restaurant. Nous avons tellement de choses à nous raconter quand nous nous voyons que j’ai presque raté mon train de retour ! Elle m’écoute avec amusement et compassion raconter mes dernières expériences et impressions avant la retraite que je prendrai avec le même soulagement qu’elle il y a quelques années. Les jeunes collègues ne m’intéressent cependant pas moins. Pas plus tard que ce matin, j’ai pris le café avec un ancien étudiant devenu enseignant à son tour, qui me fait le plaisir de garder de bons souvenirs de moi. Dynamique coordinateur d’une école de quartier, il me propose – sachant que je serai bientôt davantage disponible – de contribuer à titre de bénévole à ses projets pédagogiques et culturels en faveur d’enfants défavorisés ainsi que de leurs parents, des immigrés pour la plupart. Alors que je m’étais promis de ne plus m’engager dans de telles entreprises auxquelles j’ai déjà tant sacrifié, je n’ai pas dit non…

Dimanche 14 janvier :
J’ai toujours entretenu des rapports difficiles avec la vie quotidienne qui a souvent été pour moi synonyme de routines, de contraintes et de perte de temps, précisément tout ce que j’essaie d’éviter. Ne retenait généralement mon attention que ce qui « sortait de l’ordinaire » ou « dépassait le moment présent ». On m’a assez reproché ma distraction parce que j’étais toujours « ailleurs », dans mes pensées abstraites ou mes projets d’avenir, cause à l’époque de pas mal de disconvenues et maintenant de regrets. Je constate heureusement que l’âge aidant, ont progressivement changé mes sentiments et mon attitude à l’égard des faits et gestes de cette vie quotidienne autrefois dédaignée. Est-ce parce que j’ai finalement appris la vanité des idées abstraites et des projets d’avenir que je commence à apprécier les charmes de l’existence au jour le jour, plus imprévus, plus subtils, plus intenses que je ne croyais stupidement ? Est-ce que parce que mes jours sont comptés – serait-ce en années, espérons-le – que je prends enfin conscience de leur prix ? Ne me trompe en tout cas pas la vive émotion que suscitent en moi le film de Wim Wenders « Perfect days », vu récemment, et les albums de Laoshu, relus régulièrement, à la gloire du « vierge, vivace, bel aujourd’hui » !

Samedi 13 janvier :
Le désarroi que peut causer la retraite et ce sentiment douloureux d’être désormais inutile voire superflu qu’elle provoque, démontrent bien l’aliénation que nous a fait subir la société contemporaine, et plus particulièrement la conception servile et mercantile du travail qu’elle nous a inculquée. N’avons-nous pas finalement la conviction que nous ne valons, aux yeux des autres comme aux nôtres, que par notre utilité exclusivement mesurée à l’aune des profits que nous générons et dont notre salaire est le dividende. La fortune et la notoriété seraient les preuves d’une vie professionnelle réussie ; la sobriété et la modestie ceux d’une vie négligeable. La seule satisfaction personnelle que procure une activité ou le service gratuit que l’on peut rendre à une cause ou à autrui ne font pas le poids par rapport à cette reconnaissance sociale, par rapports aux efforts et aux compromissions auxquels il faut consentir pour l’obtenir, par rapport aux sacrifices de sa vie personnelle, ou de la vie en général qu’elle réclame. Heureuses les personnes qui ont la chance de pouvoir se rendre « utiles » sans être « utilisées » et qui pour cela n’ont jamais eu l’impression de travailler.

Vendredi 12 janvier :
Jour à marquer d’une pierre blanche ! Je viens d’envoyer à l’éditeur les dernières épreuves de mon dernier essai professionnel. Professeur, de A à Z. Libres propos sur l’enseignement et l’université n’est pas vraiment un testament didactique, mais j’y publie tout de même des textes (anciens réactualisés ou inédits) où j’expose mes réflexions, expériences et convictions les plus importantes sur le métier de professeur et mon statut d’universitaire. Si le bilan est largement positif – j’ai toujours enseigné avec autant de passion que j’espère avoir pu en susciter chez mes étudiants –, l’avenir ne me parait guère encourageant ! Je crains d’ailleurs donner l’image d’un vieux professeur nostalgique qui joue – bien inutilement – les Cassandre. Comme toujours, je ne sais pas si je serai lu, et dans ce cas entendu, et dans ce cas, si ce nouveau livre aura quelque impact. En fait, je ne m’en préoccupe guère ; j’écris d’abord pour moi, pour tenter de mieux comprendre et d’ainsi apprécier davantage la complexité et la subtilité des choses, des événements et des gens. Cet ouvrage-ci me permet en outre de tourner la page pour un nouveau chapitre de ma vie… sans savoir lequel encore?

jeudi 11 janvier :
J’ai toujours insisté auprès de mes collaborateurs lors de recrutements de veiller à ce que les nouveaux collègues, outres les compétences professionnelles figurant à leur CV, fassent preuve des trois dispositions suivantes, élémentaires mais tellement essentielles : bon sens, bon caractère et bonne volonté. Je viens encore de constater que c’est la dernière de ces qualités qui compte le plus, ou plutôt que le défaut correspondant est le plus exaspérant, irrémédiable et pénalisant. On peut s’accommoder d’un collègue peu perspicace ou grincheux, mais la mauvaise volonté coupe bras et jambe. Sa fréquentation quotidienne finit par décourager les plus enthousiastes et empoisonner l’ambiance. Je pourrais bien sûr me désintéresser maintenant des collègues peu conciliants que je n’aurai bientôt plus à gérer ou à côtoyer, mais je ne peux m’empêcher tout de même de regretter, avant même le tort que cette attitude cause aux autres, que de telles personnes, non démunies de qualités par ailleurs, en début de carrière parfois, se privent elles-mêmes du bonheur – car c’en est un ! – de contribuer spontanément au jour le jour à de stimulants projets et à une heureuse convivialité.

Mercredi 10 janvier :
Les gens s’associent pour toutes sortes de raisons, parce qu’ils collectionnent les timbres-poste, parce qu’ils supportent le même club de foot, parce qu’ils partagent le goût pour les vins du Rhône. Il est cependant une communauté plus forte que les autres, celle formée par les collègues. Elle ressemble à une famille, que l’on fréquente aussi assidument, avec ses hauts et ses bas, ses sympathies et ses inimitiés, ses complicités et ses rivalités, mais une communauté malgré tout. Il faut dire que dans les deux cas, on n’a guère le choix, probablement le secret de relations qui durent, ici au-delà de la retraite. C’est ce que j’ai pensé aujourd’hui au chevet d’un ami, ancien enseignant, hospitalisé depuis une semaine, qui n’a pas de famille proche, mais auprès qui j’ai retrouvé lors de ma visite d’anciens collègues à lui venus l’encourager. Rien d’autres à épingler de cette journée sinon une cocasse escalade de mails de la part d’un professeur, puis de son chef de service, puis de son doyen, puis finalement du vice-recteur… concernant l’occupation d’un bureau de quelques mètres carrés qu’on se dispute comme les matous du quartier pour un bout de jardin.

Mardi 9 janvier :
Il y a quelque temps, c’était ma vieille mère qui causait du souci parce qu’elle refuse de s’alimenter correctement, prétextant qu’elle se suffit de peu pour faire si peu de ses journées, se déplacer de son lit à son fauteuil en passant par la cuisine, et retour. Aujourd’hui, c’est le tour de la mère de ma compagne, à peine plus jeune mais pas en meilleure forme, qui refuse toute aide extérieure – ni le médecin, ni une infirmière, ni une assistante-familiale – car elle n’a jamais eu besoin de personne, et que ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer, advienne que pourra ! Passée l’exaspération que l’on peut ressentir devant l’entêtement suicidaire de ces grincheuses nonagénaires, je ne peux m’empêcher de les admirer et de les approuver. Nos vénérables mères se sont activées sans répit ni repos, toute leur vie, au travail et à la maison, bien au-delà de l’âge de la retraite, pour la famille, certes, mais aussi pour garder leur indépendance et leur dignité. Faut-il sacrifier, pensent-elles probablement, ces deux raisons de vivre à la satisfaction qu’elles donneraient à leurs proches de les voir vivoter encore quelques pénibles années ?

Lundi 8 janvier :
Ce matin, la neige s’est mise à tomber pour la première fois au moment où le soleil se levait pour rendre cette froide et claire matinée encore plus lumineuse. Le paysage, finement saupoudré comme de sucre, avait une apparence féérique lorsque je suis allé me promener avec le chien qui, furetant et cabriolant, semblait lui aussi émerveillé par cette soudaine transformation de son environnement ordinaire. Je constate de nouveau que je suis deviens de plus en plus sensible aux charmes et aux variations du quotidien, et une simple balade le long des chemins habituels est source de multiples et subtiles agréments difficiles à expliquer tellement ils sont banals. Plusieurs fois je me suis arrêté pour regarder filtrer le soleil entre des branches givrées, plus loin s’étager le damier des prés, des jardins et des bosquets, et devant moi gambader le chien dans tout ce blanc sur lequel son corps cambré et sa queue dressée dessinaient la lettre « m ». Ces occasions de se réjouir, proches et simples, valent bien l’exaltation d’expériences et de voyages d’une autre époque ; c’est à ces moments-là qu’il m’arrive de penser, reconnaissant, que vieillir a aussi ses avantages !

Dimanche 7 janvier :
Nuit épouvantable à transpirer, à tousser, à cracher, à me moucher, à étouffer, à me tourner dans le lit sans trouver le sommeil, jusqu’au moment où j’allume et empoigne cet épais essai historique commencé il y a quelques jours en espérant que sa lecture exigeante me rende le sommeil. Le chapitre est tellement captivant que c’est le contraire qui se produit. Je ne vois pas le temps passer et arrivera bientôt l’heure de se lever alors que je n’aurai dormi que quelques heures. Qu’importe : n’est-ce pas le bonheur d’être ainsi confortablement installé au chaud, seul au monde sous la lampe de chevet, à part le chat qui est venu entretemps me rejoindre, transporté par des phrases harmonieuses, de subtiles raisonnements, des idées généreuses, des aperçus originaux, de nouvelles découvertes. Cela vaut bien un rhume et un peu de fièvre ! J’ai toujours peu dormi, sans jamais admettre être insomniaque, et une nuit blanche, comme une page blanche, est pour moi une belle opportunité plutôt qu’une catastrophe. En revanche, je ne supporte pas les grasses matinées… de toute façon, il faut promener le chien.

Samedi 6 janvier :
J’ai trouvé une réponse à fournir aux personnes qui s’inquiètent de ma « vie après » la pension : je vais donner libre cours à mon dilettantisme et mon éclectisme naturels que j’ai été obligé de brider ma vie durant. Brider ?!? Pas vraiment, j’ai toujours admis (et m’en suis parfois vanté) préférer être spécialiste en rien pour garder le loisir et le plaisir de toucher à tout, ce qui n’a pas très bonne presse dans la profession académique. Je vais donc pouvoir pleinement assumer cette irrépressible et stimulante propension sans devoir rendre des comptes. Faut-il prévoir d’autres affranchissements ? Comme on parle d’un « gaucher contrarié », il m’arrive de soutenir parfois devant mes collègues ou amis pour les provoquer que je suis au fond un « casanier contrarié », ou un « solitaire contrarié », ou un « contemplatif contrarié ». Ce n’est pas tout-à-fait une plaisanterie : probablement comme chez beaucoup, différents tempéraments cohabitent en moi et certains, que j’ai consciemment ou non refoulés, ou que la société a réprimés pour moi, risquent peut-être de se manifester bientôt !?

Vendredi 5 janvier
J’ai connu tant de changements, de ruptures, de nouveaux départs dans ma vie professionnelle et privée que je ne me rends peut-être pas bien compte des effets que ce changement-ci pourrait avoir. Vies professionnelle et privée se sont par ailleurs souvent combinées, parfois confondues, et je n’ai jamais considéré mon « travail » (activité personnellement épanouissante et gratifiante) comme un « travail » (emploi, charge, fonction). Je n’ai jamais cessé de travailler en m’amusant pendant les congés, pas plus que de m’amuser en travaillant le reste de l’année et de la semaine. Puis-je alors envisager la retraite seulement comme un long congé ? Non car le « travail » n’est pas seulement non plus une occupation, mais est indissociable d’engagement, de responsabilités, de statut social qui cessent (en grande partie) à la retraite. On peut continuer à s’activer aux mêmes choses et au même rythme, mais ce n’est plus un « travail » à proprement parler, mais une occupation. Pas moyen d’échapper à la sentence sociale de la retraite. La question est donc : pourrais-je m’occuper – peu importe à quoi, finalement – sans « travailler » ?

Jeudi 4 janvier
De plus en plus mal, je consulte mon médecin qui me découvre un « germe atypique » (j’ai toujours eu un faible pour les personnes et les choses originales). Le confinement et l’inactivité (relative) imposés me permettent également d’entreprendre ces rangements que je repousse depuis des mois, voire des années. Les formalités administratives que j’ai dû accomplir récemment pour obtenir mes droits à la pension m’ont obligé à dénicher et à compulser d’anciens dossiers disséminés dans différentes armoires et pièces de la maison. Je me suis promis de classer et stocker définitivement ces archives à la première occasion de manière à bien clore cette – longue – période de ma vie, et pouvoir passer l’esprit tranquille à une autre – laquelle et pour combien de temps restant les deux inconnues ? Comme toujours, je me suis arrêté mille fois au cours du rangement pour m’émouvoir devant une photo jaunie, un passeport périmé, une lettre devenue incompréhensible. Je m’étais promis de jeter beaucoup, mais la poubelle est restée vide.

Mercredi 3 janvier
Il ne cesse de pleuvoir jour et nuit. De plus en plus accablé par la grippe, je ne sors – habillé comme un marin pêcheur – que pour promener le chien dans les alentours et, quand il y a une éclaircie, un peu plus loin jusqu’aux collines où Clara adore courir et jouer, ses activités favorites. En revanche, je m’inquiète depuis deux jours de l’absence de mon vieux chat que le mauvais temps tient probablement retranché à l’abri dans un jardin voisin. Je profite de ces loisirs forcés pour préparer mes prochains examens, les derniers de ma carrière avant ceux de juin. Je peux aussi me consacrer à la relecture des épreuves d’un dernier manuscrit professionnel, une tâche toujours frustrante pour moi car je ne vois jamais que des faiblesses et des maladresses que j’essaie alors de corriger sans trop réécrire. Des corvées ma vie durant, mais je me dis aujourd’hui, relevant le nez de mon écran, qu’elles me manqueront peut-être, à en croire mes prédécesseurs. Non, franchement non, je ne serai pas nostalgique des examens et des corrections ! NB : le chat est revenu sec et en bonne santé le soir-même.

Mardi 2 janvier :
On m’annonce « l’année de la retraite » telle une rupture radicale dans mon histoire personnelle, comme on se souvient de l’année d’un divorce, d’un déménagement, du décès d’un proche. On pourrait d’ailleurs parler d’une « petite mort » si l’expression n’était déjà utilisée à propos d’autres expériences plus réjouissantes. Même si on compte l’ignorer en restant actif, la retraite est le signe indéniable que le temps passe, que l’on vieillit, qu’après la fin de la carrière s’approche la fin de la vie, aussi inexorable et arbitraire quand bien même elle n’est pas fixée par l’administration. Peut-être la retraite représente-t-elle comme un exercice préparatoire en perspective du grand départ, définitif, notamment pour nous encourager sinon nous obliger à en (re)venir à l’essentiel. Le bouddhisme décompose l’existence en trois périodes : celle de l’apprentissage, celle de l’activité et enfin celle du recueillement. À mon âge, les Chinois ou Japonais de naguère partaient réellement en retraite : ils quittaient leur village pour aller vivre en ermites au sommet d’une montagne ou au milieu des bois, y méditer et y recevoir éventuellement les plus jeunes à qui ils transmettaient leur sagesse. Je souscrirais volontiers à cette vision de la vie!

Lundi 1er janvier 2024 :
Comme nous nous y attendions, ce fut un réveillon bien agréable, en sympathique compagnie, une excellente et abondante auberge espagnole, des conversations chaleureuses et intéressantes, des tangos langoureux à souhait pour quelques abrazos. La seule ombre au tableau est que j’ai perdu la voix au cours de la soirée (mes interlocuteurs ont finalement dû se contenter de réponses monosyllabiques et de mimiques désespérées) et que je suis revenu à la maison grippé pour une semaine. Et ma compagne avec une indigestion, qui plus est ! Plus question d’emmener nos vieilles mères au restaurant pour la choucroute traditionnelle, avec la monnaie sous l’assiette. Une année qui commence mal ! Une année cruciale, pourtant, à en croire les bons vœux que l’on m’adresse : l’année de la retraite ! Les uns me congratulent, d’autres compatissent, certains me jalousent ! Tous m’interrogent sur mes projets « pour après » : le tour du monde à vélo ? Un séjour dans un monastère tibétain ? L’apprentissage de l’hopi ou du violon ? Faut que je me décide (dès que j’aurai fini de tousser et de renifler), sinon c’est la déprime assurée, me met-on en garde !