Lundi 18 mars :
Débat glaçant hier à la télévision. Il était clair pour les historiens autour de la table que l’entre-deux guerres (régulièrement ponctué de différents conflits locaux) était terminé pour l’Europe depuis que les Russes avaient envahi l’Ukraine, et qu’avait depuis lors commencé une fatale et irrépressible escalade militaire qui est en train de gagner le continent et d’entraîner la planète. Le plus angoissant était d’entendre les spécialistes en parler comme naguère de la pandémie : l’humanité est impuissante à contrôler la catastrophe qui se produit sous ses yeux, se répand et se développe indépendamment d’elle qui ne peut que soigner et enterrer les victimes, en s’abrutissant d’interminables et vaines analyses dans les médias. Je suis également bouleversé par cette tragique confirmation, car notre génération le savait sans vouloir y croire, que la guerre est bien l’état normal de l’humanité, que la paix constitue seulement des parenthèses exceptionnelles dans l’histoire des hommes dont la brutalité, la stupidité et l’absurdité sont les mêmes qu’à l’époque où ils vivaient dans des grottes. Si de nombreux facteurs objectifs (économiques, démographiques, stratégiques…) semblent rendre aux yeux des commentateurs la guerre inévitable, l’humanité n’en a-t-elle pas surtout besoin pour se donner le sens que nous ne trouvons pas en temps de paix ? La personnalité et la prétendue folie de Poutine, également sujets du débat d’hier, sont des questions négligeables ; sa responsabilité est finalement secondaire.
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Ce qui précède me rappelle ce qui suit que je viens de lire dans l’ouvrage Où est le sens ? de Sébastien Bohler : « S’il est difficile aujourd’hui, pour la plupart d’entre nous, de se poser la question du sens de l’existence, c’est peut-être parce qu’il n’y en a pas. Et c’est bien le problème. Dès que l’on s’arrête de consommer, […] de travailler comme un forçat, [et de se distraire ou de s’hébéter à tout prix], on se retrouve face à un grand vide. […] Que peut-on alors considérer comme un objectif totalement légitime incontestable, et qui s’imposerait à notre conscience sans la moindre ambiguïté ? La société moderne nous laisse face à nos choix, sans valeur absolue, uniquement avec des valeurs relatives. Tout se vaut, et c’est à chacun de trouver sa voie. » (p. 194) Probablement sujets à de nombreuses discussions théoriques, contestations scientifiques, controverses idéologiques, cet ouvrage éclaire cependant de manière aussi pénétrante qu’implacable l’impasse dans laquelle le monde (occidental, surtout) a conduit l’humanité comme chacun de ses représentants. Je n’ai encore lu que la moitié de cet ouvrage qui se digère lentement, mais je souscris à la plupart de ce que j’y ai trouvé jusqu’à présent et je le recommande déjà à mes connaissances.
Dimanche 17 mars :
Mon chat Cachou et mon chien Clara ne se sont jamais entendus. Il faut dire qu’ils n’ont pas du tout le même caractère : le premier est calme, méticuleux, solitaire, méditatif ; le second, spontané, énergique, impulsif et adore la compagnie. Depuis l’arrivée du chien, le chat fait appartement à part aux étages. Notre vie commune est donc cloisonnée. Quand je suis à la maison, je passe mes journées avec le chien dans le salon, la cuisine ou mon bureau, à moins que nous ne partions en vadrouille aux alentours, tandis que mes soirées et mes nuits se déroulent avec le chat dans mon grenier-bibliothèque ou ma chambre, sur mon lit plus précisément où il se fait cajoler éperdument en compensation d’être resté à l’écart depuis le matin. Avec les années, il profite de moins en moins de la fenêtre ouverte pour aller se promener dans le jardin qu’il préfère surveiller du haut du parapet. En fait, je ne sais plus quel âge à le chat qui me semble avoir toujours été là, comme partie intégrante de la maison. Pas besoin d’en dire davantage : on aura compris que Cachou et Clara, auxquels je tiens autant l’un qu’à l’autre, incarnent deux aspects bien différents de ma personnalité qu’il m’est aussi parfois difficile de concilier !
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À la vente aux enchères de Gilbert Bécaud, n’en déplaise à Monsieur Pointu, je n’aurais pas été intéressé par le coup de pied au cul, ni par le grand chagrin d’amour, ni par la mort du héros ! En revanche, je me suis dit, en sortant du cinéma où j’étais allé voir le biopic de Ravel (Boléro d’Anne Fontaine), que c’est un bien beau cadeau de l’existence qu’une passion platonique et inspirante comme celle qui lia Maurice Ravel et Misia Sert. Plus que des amis sans être des amants, ce qui aurait certainement banalisé et corrompu leur relation, ces deux personnalités extraordinaires se sont toujours accompagnées, souvent côte-à-côte, parfois de plus loin, encouragées, réconfortées leur vie durant. Une telle complicité, aussi riche que tendre et distinguée, vaut toutes les aventures passionnelles et galipettes érotiques que la société contemporaine, les médias en particulier, jugent indispensables entre des personnes qui s’aiment. J’aurais bien voulu avoir prononcé les propos du personnage de Ravel qui explique à son amie Misia pourquoi il préfère ne pas l’embrasser comme elle l’y invite à un moment donné dans le film. M’ont profondément ému lors de cette scène toute en délicatesse autant son profond amour pour Misia que son souci de préserver cette rare et précieuse affection.
Samedi 16 mars :
Il me souvient d’un professeur dont j’avais été l’étudiant à l’université et qui était connu pour son sale caractère ; tout le monde craignait de faire les frais de ses diatribes pendant les cours ou les conseils de faculté, et même de seulement le croiser dans les couloirs. Il faut dire qu’il n’avait pas été favorisé par la nature et que son physique disgracieux correspondait à sa personnalité antipathique et vice versa. Aussi avais-je été stupéfait au retour de mon séjour de plusieurs années à l’étranger de le retrouver métamorphosé en une charmante personne cordiale et attentionnée autant avec ses collègues qu’avec ses étudiants : il avait entretemps rencontré et épousé l’âme sœur ! Mis à part ces miracles de l’amour (peut-être les événements tragiques aussi), il faut prendre acte une fois pour toutes que les gens ne changent pas en mieux, que les défauts s’accentuent avec l’âge contrairement aux qualités. On a donc tort d’espérer que le genre humain ou nos proches deviennent plus raisonnables, plus conciliants, plus aimables avec le temps. Mais ce n’est encore qu’un demi mal quand je dois me rendre à l’évidence que moi non plus, malgré la lucidité et bonne volonté que je me prête, je ne suis certainement pas en train de devenir plus raisonnable, conciliant ou aimable. Il faut se faire une raison !
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Rues obstruées de voitures féroces pare-chocs contre pare-chocs ; chantiers et déviations compliquées à tous les carrefours ; places et trottoirs saturés de piétons pressés et bourrus ; poubelles débordantes d’immondices à enjamber ; attroupements nerveux devant les fast-food et échoppes de nuit ; parkings et impasses glauques et menaçants ; clochards, drogués et dealeurs harcelants ; bousculades, bruits, cris et lumières violentes… nous avons regretté d’avoir choisi un samedi soir pour nous rendre au cinéma ! Est-ce seulement notre ville qui est en train de sombrer dans le désordre, la délinquance et la misère, ou est-ce partout pareil dans le monde ? Est-ce un phénomène passager ou un déclin qui ne fait que commencer et qui ne va cesser de s’accentuer au fil des années ? Dans tous les cas, je suis profondément inquiet, peiné et aussi honteux (surtout quand je la fais visiter à des amis d’ailleurs) de trouver ma chère ville dans un tel état de délabrement et de chaos. Je m’y sens tout simplement un étranger alors que j’y quasiment passé toute ma vie. Où sont les ruelles tranquilles où je déambulais avec mes condisciples de lycée, les cafés chaleureux où je discutais avec mes compagnons d’université, les parcs complices où je donnais rendez-vous à mes flirts ! Où sont les neiges d’antan ?
Vendredi 15 mars :
« Madame la Responsable du Département des Sanctions administratives, En réponse à votre courrier daté du 7 mars 2024 (reçu seulement hier, le 14 mars 2024) m’annonçant une amende de 116 euros pour le stationnement en infraction de mon véhicule immatriculé ***, rue *** à Liège, le ***, puis-je me permettre de vous poser les deux questions suivantes avant le versement que je ne manquerai pas ensuite d’effectuer. Premièrement, puis-je vous demander de vérifier s’il n’y a pas erreur sur le montant qui me semble bien élevé pour un stationnement certes irrégulier, mais bénin et momentané, le temps d’accompagner ma vieille mère de 93 ans au restaurant situé juste en face, dans la même rue. J’avais d’ailleurs laissé mon numéro de téléphone portable sur le tableau de bord en cas d’urgence. Deuxièmement, serait-il possible de connaître l’usage qui sera fait de cette contribution exceptionnelle au budget de la Ville de Liège outre les frais de dossier et de personnel occasionnés par l’établissement de cette contravention ? Il serait intéressant de savoir que de telles amendes ne servent pas seulement à pénaliser et à décourager les contrevenants, mais qu’elles sont aussi utiles à des projets positifs en matière de sécurité, de circulation, de propreté dont notre Ville a cruellement besoin. En vous priant de croire en l’esprit civique et l’engagement citoyen qui motivent ce courrier, je vous remercie déjà pour la réponse que vous voudrez bien lui donner et vous adresse entretemps mes salutations les plus respectueuses. »
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Je veux bien accepter que je n’accepte que difficilement les critiques d’autrui, mais ce que j’accepte encore plus difficilement, voire pas du tout, c’est de constater moi-même mes défauts, mes manquements, mes erreurs. Alors que j’accorderais des circonstances atténuantes à autrui, que je relativiserais ses torts ou les conséquences de sa maladresse, et que je trouverais les moyens de le rassurer et de le consoler, rien de tout cela pour moi-même ! En ce qui me concerne, il n’y a que des inconvénients à être juge et partie quand je commets une faute tellement je suis intraitable avec le coupable, voire cruel. Comme pour retourner le couteau dans la plaie, je ne vais pas cesser de ressasser mes bévues, rejouer le film de la situation où je me suis planté. Ce que je me pardonne encore le moins, ce sont les distractions et oublis qui ont malheureusement tendance à se multiplier. Hier encore, j’ai raté un rendez-vous médical attendu depuis longtemps, dûment inscrit à mon agenda, rappelé la veille par un message de l’hôpital. Complètement zappé : j’ai passé la soirée à me mortifier ! Car en plus de me sentir gravement coupable d’un côté, je me sens de l’autre victime d’une profonde injustice puisque je n’étais pas conscient de commettre une faute ! La perte de conscience, même à l’occasion de ce qui est finalement un détail, est la pire des choses !
Jeudi 14 mars :
La conférence que l’AMOPA m’a demandé de prononcer au Sénat à Bruxelles m’a replongé dans l’ambiance cordiale, stimulante et distinguée des séminaires, colloques et autres réunions savantes dans laquelle j’ai baigné toute ma carrière. Ce fut pour moi un grand bonheur de retrouver d’anciens collègues, de vieux amis et différentes autres connaissances perdues de vue depuis de nombreuses années, comme de rencontrer de nouvelles personnes aussi conviviales qu’estimables, et de discuter avec les uns et les autres de questions passionnantes sur un ton badin. Alors qu’auparavant je me moquais gentiment de ces conversations un peu convenues à l’occasion d’un café entre deux séances, d’un vin d’honneur ou d’un repas de gala, je me rends mieux compte aujourd’hui des choses essentielles qui y sont souvent abordées sans en avoir l’air, quand le sujet des conférences a été épuisé, par petites touches, allusions et confidences, avec la clairvoyance et la délicatesse des gens intelligents et cultivés qui n’ont rien à prouver ni à professer. En se quittant, on s’est bien sûr promis de se revoir bientôt pour poursuivre ces discussions, pour profiter de nouveau de notre complicité, tout en sachant que ces moments sont uniques.
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C’est clair : mon vieil ami et moi sommes d’accord sur ce fait indiscutable que même si nous avons eu la chance d’être heureux notre vie durant – qui nous a effectivement favorisés, lui comme moi, tout compte fait – nous n’avons jamais été aussi heureux qu’aujourd’hui pour cette simple raison que nous en sommes maintenant conscients. Être heureux sans le savoir, ce n’est déjà pas mal, mais ce n’est que plus tard, parfois trop tard, que l’on peut en profiter en connaissance de cause. Tandis qu’arrivés à notre âge, non seulement nous profitons des souvenirs qui nous permettent de revivre les bons moments du passé, sans triste nostalgie, mais en outre nous profitons pleinement, car consciemment, des bons moments que nous vivons aujourd’hui même, au jour le jour. Nous savons évidemment que nous devons la conscience de notre bonheur, passé et actuel, à cette autre conscience, tragique celle-là, de la finitude de ces moments, et au-delà de la vie dont le terme s’approche. Ce que nous avons toujours su, évidemment, mais sans le réaliser. Conscience pour conscience, nous ne perdons pas au change ! (Ceci me fait penser au titre du roman que je n’ai pas lu de Raphaëlle Giordano : Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une)
Mercredi 13 mars :
La « solastalgie » – « sentiment de détresse et d’angoisse ressenti face aux transformations, surtout des dégradations, subies par l’environnement » – est un mot que je viens d’apprendre en lisant Où est le sens ? de Sébastien Bohler le jour même où les tronçonneuses et les pelleteuses ont commencé à ravager le domaine champêtre et tranquille où nous allions nous promener quotidiennement Clara et moi, ainsi que les abords du petit sentier que nous suivions pour y accéder. Les riverains étaient informés des projets immobiliers des nouveaux propriétaires qui veulent construire des maisons d’un côté et installer un terreplein bétonné de l’autre. Même averti, je suis profondément bouleversé de voir les arbres familiers, le matin même encore dressés, remuant et bruissant, le soir couchés en désordre par terre comme des fétus de paille, ou pire, comme des cadavres après un bombardement. Et les douces ondulations de ce coin de verdure jusque-là préservé, que le chien avait l’habitude de parcourir dans tous les sens à la recherche de bonnes odeurs ou de baguettes pour jouer, maintenant nivelées comme le plat de ma main, entourées de hauts amoncellements de terre et hérissées de piquets à l’endroit des futures maisons, avec dans la boue les profondes empreintes des pneus des engins de terrassement qui ont malmené les lieux la journée durant. J’ai la triste impression que la nature vient de nouveau d’être sacrifiée au profit de la brique et du béton ! Le quartier ne sera plus pareil, c’est évident, ni non plus la vie qu’on y menait!
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J’ai été déçu par Le dernier soir que journaliste Thomas Misrachi raconte avoir passé avec une vieille amie qui lui a demandé de l’assister au moment de son suicide. Les états d’âme de cette vieille dame et ceux de l’auteur qui l’a accompagnée sont assez convenus, même si je n’en conteste évidemment pas la sincérité, et l’inventaire qu’on y lit des plaisirs de la vie passée comme des affres de la vieillesse évitée est aussi assez banal. Ce qui m’avait interpellé était l’intention du journaliste, militant de l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité) de se donner lui aussi la mort, quoi qu’il puisse arriver, à 75 ans alors qu’il n’en a encore que 52, qu’il se dit heureux et se trouve en bonne santé. Il y aurait beaucoup à dire sur cette déclaration médiatique qui ne l’engagera en rien le moment venu alors qu’il aura pu attirer l’attention sur lui ou sa cause entretemps ! Il n’empêche qu’en mon for intérieur, je me demande si cela n’a tout de même pas du sens de se fixer ainsi un terminus ad quem plutôt que d’attendre que la santé nous trahisse, nous maltraite et surtout nous empêche de prendre librement notre décision. À la résolution in abstracto de Thomas Misrachi je préfère alors le geste courageux de l’écrivain Hugo Clauss qui avait bien profité de la vie, sa biographie en atteste, et qui s’est donné la mort dès qu’il a appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer de peur de ne plus pouvoir le faire ensuite.
Mardi 12 mars :
Est incalculable le nombre de collègues que j’ai pu rencontrer, avec lesquels j’ai pu discuter, collaborer et sympathiser au cours de ma carrière, en Belgique, mais surtout dans le monde puisque j’ai souvent séjourné à l’étranger, d’abord au Maroc, puis en Finlande, en France, en Italie, pour des mandats plus ou moins longs, puis dans plus d’une cinquantaine d’autres pays à l’occasion de missions, de projets, de conférences, de colloques ou de congrès. Seulement pour m’amuser, je classe ces professeurs, aussi différents peuvent-ils être, en cinq catégories, indépendamment de leurs qualités d’enseignants ou de chercheurs, ce qui n’est pas ici l’objet de ma réflexion (il faut de tout pour faire un monde universitaire !) : 1. Les laborieux (fiables, conformes, administratifs), 2. Les créatifs (originaux, impulsifs, subjectifs), 3. Les opportunistes (malins, vigilants, efficaces) ; 4. Les meneurs (sociables, responsables, entreprenants) ; 5. Les inspirés (solitaires, brillants, visionnaires). Cette nomenclature est bien sûr intuitive ; elle permet autant de chevauchements que d’exceptions inclassables. Il n’empêche que je pourrais donner de nombreux exemples caractéristiques pour chaque catégorie, que ce soit un recteur, un de mes anciens professeurs retraités ou de mes collègues actuels, ou même un jeune collaborateur en début de carrière. Je ne citerai pas de nom ni ne dirai dans quelle(s) catégorie(s) je me situe !
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Autant la conférence de mon vieux collègue Bernard m’a intéressé lundi pour son originalité, son envergure, sa perspicacité, son enthousiasme, son éloquence, autant celle de la jeune universitaire que j’ai entendue ce matin m’a ennuyé, profondément, désespérément ennuyé. Pourtant compétente et pleine de bonne volonté, la jeune professeure n’a fait que traiter d’anciennes questions sans cesse ressassées, et proposer des réponses non moins stéréotypées à peine actualisées sous un nouveau jargon. Peut-être est-ce moi qui suis devenu fatigué et blasé? Peut-être, mais pas seulement si je compare aux révolutions épistémologiques, aux aventures intellectuelles, aux débats théoriques auxquels nous participions tous en sciences humaines il y a quarante ans. Les questions de fond ne sont manifestement plus à l’ordre du jour; face au consensus, il ne reste qu’à finasser, à tergiverser et à discutailler à propos de détails dans le souci de se montrer innovant. La recherche est devenue une entreprise administrative avec ses protocoles et ses statistiques, et le chercheur un fonctionnaire scrupuleux qui fait rapport à ses collègues. Les sciences humaines ont réduit leur voilure; elles préfèrent maintenant le cabotage le long des terres connues aux grands vents, aux traversées audacieuses et aux destinations lointaines. Comme je serais malheureux si je devais commencer ma carrière aujourd’hui au lieu de la terminer!
Lundi 11 mars :
Maintenant que je m’efforce de faire du moment présent la mesure principale de mon existence, sans (trop de) nostalgie du passé ni (trop de) souci pour l’avenir, je m’intéresse de plus en plus aux « petits bonheurs de la vie quotidienne » (PBVQ) à l’instar d’un entomologiste suit de près le vol des papillons, le tissage des toiles d’araignées ou les va-et-vient des fourmis. C’est donc en scientifique que j’envisage ces PBVQ à trois moments différents : le plaisir qu’ils donnent (a) avant, (b) pendant et/ou (c) après leur réalisation ou leur avènement. Par exemple, je me réjouis de me lever tôt pour écrire (a), j’éprouve du plaisir à le faire, à ordonner mes mots et mes idées sur le papier, la preuve étant que je ne vois pas le temps passé (b), mais je dois dire que je ne me préoccupe plus guère ensuite du résultat (c). Il me faut beaucoup de courage pour me rendre au gymnase (a) et tout autant pour y entreprendre ces ennuyeux exercices (b), mais je suis si content quand j’en sors que ceci compense largement cela. (c) En revanche, je suis préoccupé quand je reviens d’être allé rendre visite à ma vieille mère ou à mon ami à l’hôpital (c), alors que je me réjouis chaque fois d’aller les voir (a) et que je passe toujours du bon temps avec eux (b). Il m’arrive de râler de devoir sortir promener le chien, surtout si je suis pressé ou s’il pleut, (a) mais quel bonheur dès les premiers sentiers et prairies où je peux le lâcher (b), et aussi à notre retour, heureux d’être en harmonie avec le monde (c). Curieusement, même si je tarde à me consacrer à cette corvée (a), j’ai de l’agrément à repasser mes chemises en écoutant tranquillement de la musique dans ma cave (b), mais pas la même satisfaction à les enfiler plus tard à cause de leurs faux plis (c). Je poursuis mon enquête !
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C’est sous la pluie que nous accueillons à la gare mon éminent collègue Bernard Cerquiglini, venu de Paris pour une conférence à l’Alliance française de Liège ; c’est sous la pluie que nous lui faisons visiter le centre de la ville, en slalomant entre les différents chantiers du tram encore et toujours en construction ; c’est sous la pluie qu’après sa brillante conférence, nous nous rendons au restaurant avec quelques personnalités de l’Ambassade de France ; c’est sous la pluie que nous le ramenons à son hôtel, et c’est sous la pluie qu’il ira à la gare le lendemain matin prendre son train de retour. Je garderai cependant le souvenir d’une journée ensoleillée : Bernard est une personne si enthousiaste et chaleureuse que sa compagnie rend léger, et tellement érudit et intéressant qu’il rend intelligent ses interlocuteurs, sans pourtant les assommer. Encore une fois, je constate que les personnes de qualité, dans quelque domaine que ce soit, mais surtout dans le monde académique et scientifique, sont des gens simples, disponibles et conviviaux. Loi d’être de la fausse modestie, je suis convaincu que c’est dans leur nature, comme une condition sine qua non à ces qualités exceptionnelles qui les distinguent. Il n’y a que les ignorants, les opportunistes et les mesquins qui croient devoir se montrer arrogants pour se faire valoir.
Dimanche 10 mars :
On ne se doutait pas que le spectacle était destiné spécifiquement aux enfant quand nous avons réservé nos places (les dernières encore disponibles !) pour assister au Carnaval des animaux de Saint-Saëns, animé par une vieille connaissance, l’humoriste Bruno Coppens avec qui j’ai collaboré à quelques reprises à propos de l’humour. Nous nous sommes donc un peu sentis comme de grands benêts dans la salle du Cirque royal de Bruxelles entourés de centaines de mioches criant et sautant sur leur siège, et de leurs parents ou grands-parents s’efforçant de les calmer jusqu’au début du spectacle. Puis la charme a opéré : petits et grands avons aussitôt été subjugués par les décors flamboyants (un immense miroir surplombait la scène pour la dédoubler), les costumes grandioses, les animaux articulés fabuleux, la féérie de la chorégraphie, la fantaisie verbale de Bruno et surtout la musique (Le Carnaval de Saint-Saëns, mais aussi le Pierre et le Loup de Prokofiev, La flûte enchantée de Mozart…). Nous n’aurions pas autant apprécié ce spectacle dans d’autres circonstances, sagement assis au conservatoire parmi les habituels vieillards endimanchés et tranquilles (comme nous) du vendredi soir !
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Schopenhauer recommande de n’avoir besoin de personne, et surtout de ne pas le leur dire ou de leur montrer, ni même que l’on tient à eux : « Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte ; aussi ne faut-il être trop indulgent ni trop aimable envers personne. » (Puf, p. 169) Même des intimes peuvent réagir de manière paradoxale à des manifestations d’affection en cherchant querelle peu après pour un motif si futile qu’on se doute qu’il s’agit d’un prétexte. Comment expliquer ce malin plaisir ou cette nécessité irrépressible de rompre le charme ? Est-ce l’expression d’un malaise, d’un défi, d’une défiance face aux sentiments ? Et si l’on persévère malgré cette hostilité épisodique, n’est-ce pas entretenir une forme de syndrome de Stockholm ? En tout cas, même si ce n’est pas dans sa nature, il vaut mieux se tenir à distance des autres, même des proches, singulièrement, non seulement pour éviter les coups mais aussi pour les inciter à peut-être à se montrer plus aimables. « En conséquence, il est sage de leur faire sentir de temps en temps à tous, homme ou femme, qu’on peut très bien se passer d’eux ; cela fortifie l’amitié. » (id.)
Samedi 9 mars :
Les crises d’angoisse et de panique étaient le thème principal du magnifique reportage sur et de Joan Baes (I Am A Noise, 2023) programmé hier soir au ciné-club à l’occasion de la journée des droits de la femme. L’artiste, aujourd’hui 83 ans, plus resplendissante et heureuse que jamais, a effectivement souffert sévèrement de ces problèmes psychiques depuis son adolescence, probablement dus à une sensibilité exacerbée, à tel point qu’ils ont fait partie intégrante de sa vie privée, familiale, politique artistique, mais surtout de son exceptionnelle personnalité aussi multiple, profonde, subtile, chaleureuse que problématique. Dans le reportage, elle essaie de décrire ces crises plus ou moins récurrentes, longues et graves, essaie seulement car ces expériences sont aussi inexplicables aux autres qu’à soi-même tellement elles constituent un monde inconnu, fermé, radicalement à part de celui de la vie quotidienne. En période d’angoisse, quand on est pris dans le cercle vicieux de la peur de la peur, le reste du monde ou de soi-même n’existe plus, n’a jamais existé et n’existera plus. Pendant le reportage me sont revenues en mémoire comme si c’était hier chacune des expériences similaires que j’ai connues, pas autant que Joan Baes, heureusement, pendant une vingtaine d’années, durant mon jeune âge. Sans que je ne sache davantage expliquer pourquoi ni comment, ces crises d’angoisses ont progressivement évolué chez moi en crises de claustrophobie, moins traumatisantes et plus contrôlables, avant de me laisser relativement en paix moyennant certaines formes d’anxiété persistante. Mais encore aujourd’hui je vis comme avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête qui me rappelle qu’il faut vivre avec l’angoisse comme avec la mort qu’elle annonce. Cette contrainte a peut-être aussi d’heureux effet, se semble-t-il aujourd’hui. J’ai été fort ému par la dernière scène où l’on voit Joan Baez, après le tumulte de sa vie dont le film donne un petit aperçu, se promener seule finalement en pleine nature avec son chien, puis se mettre soudainement à danser avec lui.
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J’ai trouvé mon ami Jean dans la salle commune de la maison de retraite où il a été installé depuis sa sortie d’hôpital et où je venais le voir pour la première fois. Son fauteuil était aligné le long du mur à côté de celui d’une vingtaine d’autres résidants, certains affalés sur leur tablette, d’autres en train de dormir la tête renversée en arrière, d’autres encore immobiles, prostrés, le regard fixant le vide, malgré la conversation un peu forcée des parents venus leur rendre visite. Apparemment, Jean n’était pas plus vaillant que ses voisins, le bras en écharpe, affalé sur le côté de son siège, la bouche maculée de café et de miettes de gâteau. Son œil unique a cependant pétillé dès qu’il m’a reconnu, et les propos intelligents, érudits et humoristiques qu’il m’a aussitôt tenus, comme si nous continuions une conversation interrompue une heure plus tôt, m’ont convaincu qu’il n’avait rien perdu de la vivacité de son esprit. Il m’a raconté les parties de pétanques, avec des balles en éponge, auxquelles il se prête pour faire plaisir aux infirmières enthousiastes, les lectures de Démosthène que son amie vient lui faire régulièrement (il m’a demandé d’apporter Schopenhauer à ma prochaine visite), les moyens qu’il met en œuvre pour garder la mémoire, le raisonnement et le moral. Il m’a même annoncé avoir ajouter un temps à la grammaire française. En plus du futur simple, composé, antérieur, du passé, rapproché, il vient de découvrir le « futur hospitalier », utilisé sans arrêt par le personnel et les médecins des maisons de repos : « Nous arrivons tout de suite », « Les repas seront bientôt servis », « On viendra vous chercher dans un instant », etc. Il m’a permis d’en faire un article scientifique, en le citant bien sûr !
Vendredi 8 mars :
Bien m’en a pris de m’accrocher et de lire Aphorismes sur la sagesse dans la vie jusqu’au bout ! Le dernier chapitre sur « La différence des âges de la vie » m’a semblé tellement familier que j’ai eu l’impression que je l’avais déjà lu, ou plutôt que je l’avais écrit moi-même. Je souscris en effet à presque tout ce que Schopenhauer écrit de la jeunesse, de l’âge adulte et de la vieillesse, et à son analyse, toujours aussi perspicace et élégante, du temps qui passe plus ou moins vite, plus ou moins bien, entre ces phases de la vie. Je pourrais citer de nombreux extraits que j’ai soulignés en lisant qui font écho aux expériences que j’ai vécues et suis en train de vivre, et aux impressions que j’ai ressenties et suis en train de ressentir. Au contraire d’être déprimantes, je trouve toutes ces considérations sur le vieillissement plutôt rassurantes, et me confirment que je suis peut-être occupé à vivre la plus belle période de ma vie même si les précédentes n’ont pas été mal non plus. Et sinon la plus belle période, en tout cas la plus consciente, la plus intelligente, la plus sereine parce qu’en cours de route on a pu se débarrasser de ses obsessions, de ses illusions, de ses vanités qui empêchent de voir la vie telle qu’elle est et chacun de nous tels que nous sommes, insignifiants et uniques.
Jeudi 7 mars :
Par un curieux concours de circonstances, mon dernier livre est publié quasiment au même moment où j’envoie à un autre éditeur la dernière version du manuscrit du prochain – tout à fait personnel, cette fois – à paraître dans quelques mois… si tout va bien : je suis toujours méfiant de peur d’être déçu. Un immense soulagement car le travail de relecture et correction finales d’un livre représente pour moi un long tunnel dont je ne vois la sortie qu’une fois arrivée la dernière page. Même s’il n’y a aucune urgence, je me sens à la fois contraint à modifier chaque passage pour une idée plus précise ou une expression plus claire, et par ailleurs pressé d’en finir au plus vite sous peine de m’embourber dans le texte à force de le malaxer, de m’y noyer à force d’y replonger sans arrêt. Je ne peux quasiment rien faire d’autres durant ces journées que je passe penché sur mon écran à relire mot après mot ces pages dont je ne suis jamais entièrement satisfait. C’est le téléphone, ou mon agenda, ou mon chien qui me sortent de mon hypnose pour me rappeler qu’il y a bien d’autres choses à faire dans la vie, ne serait-ce que dans l’heure qui suit. Ne croyez surtout pas que j’estime écrire le prochain Prix Goncourt ! Même si je suis bien conscient que les enjeux sont négligeables, j’ai toujours relu dix fois mes rédactions avant de les rendre à mon instituteur !
Mercredi 6 mars :
Je poursuis ma lecture de Schopenhauer avec le même intérêt. Tout n’est pas pertinent ni clair pour moi, et tout est évidemment discutable (on n’oserait plus professer de telles attitudes, écrire de telles choses aujourd’hui, surtout quelques remarques qui relèvent du racisme ou de la misogynie), mais il n’en est pas moins vrai que, exceptées ces outrances, la plupart de ses réflexions sont tellement pénétrantes que souvent je m’arrête, souligne et relève la tête pour en comprendre toute la portée et les effets qu’elles suscitent en moi. C’est parfois avec regret qu’on est bien obligé d’admettre que Schopenhauer a probablement raison, que les gens sont bien ainsi, que la société fonctionne bien ainsi, que le monde tourne bien ainsi, et que moi-même, je n’y échappe pas ! Son pessimisme encourage finalement, pour être heureux ou plutôt pour ne pas être malheureux, à ne compter que sur soi-même et en particulier sur son intelligence et sa sagesse si on a la chance de faire partie des rares esprits élevés à qui il s’adresse. Ces privilégiés provoquent et recherchent à la fois la solitude et l’isolement tellement la société des autres les ennuie, même s’il convient de les ménager. Plus trivialement, Fabienne Thibeault chantait que l’on est toujours tout seul au monde.
Mardi 5 mars :
Il y a quelques jours j’ai peut-être pris un peu à la légère la rédaction de ce journal ; je devrais d’ailleurs m’excuser auprès de lui, de la même manière qu’Anne Franck s’adressait à Kitty comme à une amie. Faut-il rappeler que Kitty lui a permis de supporter des conditions de vie angoissante avant d’être découverte et amenée à Bergen-Belsen, puis de surmonter cette mort effroyable grâce à la célébrité posthume qu’il lui a offerte. Son journal est devenu une des œuvres littéraires les plus lues au monde, et Anne Franck une personnalité mais aussi un personnage de notoriété internationale. Même sans songer à un tel succès, ni même envisager de le rendre public, tenir un journal, n’est-ce pas pour tout un chacun faire de sa vie un roman, aussi modeste ou banal, confus ou fruste soit-il, mais un roman tout de même. Les personnages, leurs actions comme leurs sentiments, les événements, les objets, les décors prennent consistance quand ils sont couchés sur le papier, mis à distance comme dans la littérature, pour être reconsidéré sous un autre jour. Paradoxalement, c’est en l’assimilant à de la fiction qu’on prend conscience, partant intérêt à la réalité de notre existence quotidienne. Merci, cher Journal !
Lundi 4 mars :
Une camionnette de la poste est venue m’apporter ce matin à la maison une lourde de caisse avec les exemplaires de mon dernier ouvrage que m’a enfin adressés l’éditeur. Il ne m’a pas fallu longtemps pour ouvrir le colis malgré les mètres de papiers-collants et le fouillis des protections ! C’est toujours une curieuse impression de pouvoir manipuler, soupeser, effeuiller la première fois le livre auquel on a travaillé des jours et des nuits durant des mois, que l’on a lu et relu à tant et à tant de reprises, mais seulement de manière virtuelle, à la distance d’un clavier et à l’abri un écran. L’objet – quelques centaines de grammes et de centimètres cubes – est à la fois gratifiant (un résultat tangible, tout de même, comme le mur d’un maçon), mais aussi un peu décevant (tout ça pour ça ?!?). Un livre n’est jamais que le précipité de tout le labeur intellectuel qui a précédé, ainsi que le prétexte (sans jeu de mots) à des réflexions, des critiques, des échanges, des projets – en puissance encore – qu’il pourrait susciter, espérons-le. Je devrais ensuite m’interdire de relire au hasard des passages de l’ouvrage car je me demande avec angoisse si ceci ou cela est précis, pertinent, cohérent, clair, intéressant, etc. En plus, ne vais-je pas y trouver une faute d’orthographe, la catastrophe ! Peut-être devrais-je remballer et renvoyer les livres à l’éditeur, et le prier de suspendre la diffusion ? Non, en fait cela n’a aucune sorte d’importance, personne ne lira l’ouvrage qui passera inaperçu, ainsi que ses maladresses ; tant pis pour moi qui y ai consacré tant de temps et d’efforts. Quoique…, ce chapitre-ci n’est cependant pas mal, il ne laissera pas tel collègue indifférent ! Et celui-là est bien tourné et tout à fait convaincant, j’en suis assez fier, je dois l’admettre, bien joué ! Etc.
Dimanche 3 mars :
L’apéro du dimanche matin chez mère avec Daniela et Franco est devenu une tradition. Elle adore nous avoir réunis à la haute table de sa cuisine couverte de différentes petites choses à grignoter, parfois une pizza, parfois une quiche, autour d’une bouteille de vin ou de mousseux. Dès qu’elle entend notre coup de sonnette et le bruit de la clé dans la serrure, elle se lève de son fauteuil (elle vient d’assister à la messe télévisée… à condition de ne pas s’être de nouveau trompé de boutons sur sa télécommande) pour nous accueillir à petits pas mais à bras grand ouverts, avec une large sourire. La conversation animée passe du coq à l’âne, car elle ne peut pas se concentrer longtemps sur le même sujet. Elle s’interrompt souvent pour chercher un mot ou un nom ; elle nous interrompt encore plus souvent pour que nous répétions une phrase qu’elle n’a pas entendue ou recommencions une explication qu’elle n’a pas saisie. Si elle ne prend plus le risque de nous raconter que des visiteurs sont encore venus se servir dans son frigo ou prendre leur douche chez elle une des nuits passées, c’est probablement pour nous éviter la corvée d’essayer de la convaincre que ce ne sont que des rêves. Au moment de quitter Maman si frêle, si menue, si vieille, tous heureux et un peu pompette, je me dis que cet apéro est peut-être le dernier, mais je remercie la vie de nous en avoir l’occasion d’en profiter.
Samedi 2 mars :
Pourquoi tenir un journal, ce qui est tout de même une contrainte et qui prend tout compte fait pas mal de temps ? Parfois, j’ai le sentiment que ce sont des bouteilles que je lance à la mer depuis l’île déserte sur laquelle je me réfugie chaque matin avant que me submergent les relation et les occupations de la journée. Non pas que j’attende qu’on lise les messages que je glisse dans ces bouteilles comme des bateaux miniatures qui s’y déploient, et encore moins qu’un destinataire vienne à ma rescousse alors que je savoure au plus haut point ces moments de liberté et de solitude qui me permettent de supporter l’ennui et les ennuis qui risquent de suivre. Égoïstement, c’est d’abord à moi-même que j’adresse ces petits bouts de papier en les confiant aux aléas des vagues (à l’âme), sachant qu’ils me reviendront tôt ou tard le long d’une plage ou au creux d’une calanque. Alors ne serait-ce pas plutôt de petites cailloux blancs que je sème comme le Petit Poucet pour un jour retrouver mon chemin si je me perdais dans le dédale de plus en plus compliqué de la vie et du monde, et surtout de mes propres souvenirs, sentiments et pensées. Bouteille ? Cailloux ? Ou plutôt des exercices semblables à des gammes ou des pompes que l’on fait jour après jour sans se poser de question, seulement parce que l’on sait que c’est nécessaire et que cela fait du bien.
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Les rapports entre les sentiments (amicaux, filiaux ou amoureux) et les explications ont fait l’objet d’intéressants échanges au sein d’un groupe de réflexion auquel j’ai récemment participé. Nous étions a priori tous d’accord qu’aimer, c’est comprendre l’autre, ou du moins s’y efforcer. Si l’amour ne s’explique pas toujours, la compréhension mutuelle ne peut que l’enrichir et le renforcer. Même si on est parfois bien en peine de dire pourquoi on aime quelqu’un et pas quelqu’un d’autre ; et chez la personne qu’on aime, pourquoi telle chose nous plaît tant et telle autre nous déplaît tout autant. Les explications viennent généralement après les émotions, voir indépendamment d’elles, seulement pour les analyser, les justifier et/ou s’en excuser le cas échéant. S’il y a des choses, heureuses ou malheureuses, dans nos relations avec autrui qui ne s’expliquent pas, il y a aussi des personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’expliquer en cas de problème, et que toute tentative de discussion met hors d’elles-mêmes et complique davantage encore la situation plutôt que de la clarifier et l’améliorer. Il est alors préférable de ne pas insister, au nom de l’apaisement et de l’affection que l’on porte à l’autre et qu’on lui témoignera alors par la patience, l’attention et une compréhension tacite en espérant qu’elle soit réciproque.
Vendredi 1er mars:
Quelques proches me recommandent parfois de descendre de mon petit nuage. Tout en m’excusant pour mes distractions et divagations qui s’aggravent avec l’âge, je réponds en cranant que c’est consciemment et volontairement que je préfère voir la vie quotidienne et surtout le monde contemporain, sinon « de haut » ou « en rose », du moins autrement que mornes, insensés, affligeants comme ils se présentent habituellement. La fuite, à laquelle Laborit encourage depuis longtemps, me semble plus que jamais d’actualité devant cette triste réalité. La poésie ne représente pas seulement une salutaire compensation ou un courageux parti pris, mais relève désormais de l’instinct de survie de l’humanité en chaque humain, en tout cas pour ceux qui acceptent de s’embarrasser d’ailes de géants ! Si elle peut finalement provoquer des révolutions, il suffit à la poésie de légers décalages pour opérer. Ma technique est simple : me soustraire à la réalité bête et méchante de l’existence quotidienne en me focalisant sur quelques minuscules et fragiles détails (un rayon de soleil, un sourire, quelques notes de musique) ou au contraire en tentant d’élargir mon esprit à la mesure de l’univers. C’est par ces deux infinis que je m’échappe quand je me sens opprimé et déprimé par notre monde si fini, fini, fini…
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Le célèbre oncologue Dr Gabriel Sara estime qu’il y a cinq mots essentiels à dire en fin de vie : JE T’AIME, MERCI, JE TE DEMANDE PARDON, JE TE PARDONNE, AU REVOIR. Mais faut-il attendre la mort pour les dire, ces mots et quelques autres qui peuvent sauver l’humanité, celle que nous avons en nous ou que nous devons préserver entre nous… pour autant qu’ils correspondent à une prise de conscience sincère et une pratique responsable ? Thích Nhất Hạnh compare ces mots-idées essentiels, que nous avons en tête, qui se trouvent dans toutes les conversations comme dans tous les livres, à des graine, minuscules, fragiles, insignifiantes en tant que telles, mais qui peuvent se transformer en arbres solides, en légumes nourrissants, en jolies fleurs parfumées si on prend la peine de les arroser suffisamment et régulièrement par notre attention, notre sympathie, notre douceur, et qu’on ignore ou éradique les mauvaises herbes et plantes vénéneuses qui risquent à terme de compliquer ou d’empoisonner notre existence. Présenté ainsi, être et rendre heureux semble à la portée de toute personne de bon sens et de bonne volonté : il suffit d’arroser les bonnes graines. Toujours concernant le poids des mots, j’aime rappeler qu’en italien, « aimer » se traduit par VOULOIR DU BIEN (« Ti voglio bene ! » : « Je t’aime ! »). Encore une expression à méditer, à mettre en pratique, à arroser !
Jeudi 29 févier :
La journée a commencé au petit matin par une longue, paisible, lumineuse promenade le long d’un joli sentier qui traverse les prairies et surplombe les hameaux aux alentours de chez ma compagne. En déambulant, philosophant, rêvassant derrière mon chien qui lui court derrière le bâton que je lui lance aussi souvent qu’il me le rapporte, je ressens une profonde gratitude à l’égard de la vie qui m’offre de tels moments d’harmonie avec moi-même comme avec le monde, pourtant aussi compliqués l’un que l’autre. Je ne suis pas moins heureux de retrouver à midi cette bande de vieux copains chez l’un d’entre eux pour partager une bonne bouteille et un plateau de sandwiches en discutant du programme de conférences que notre association organisera la saison prochaine. Pour la plupart des retraités éclairés et dynamiques, d’horizons très différents, nous commençons généralement par échanger les mauvaises nouvelles concernant nos connaissances communes avant d’échanger ensuite ces plaisanteries, hâbleries et taquineries qui sont autant d’hommages à l’amitié. La soirée, c’est en tête-à-tête avec Georges, mon camarade informaticien bibliophile, que je la passe dans un restaurant albanais, sans pouvoir bien me souvenir ensuite ce que j’ai pu y manger tellement nous sommes accaparés par nos discussions littéraires, politiques, philosophiques. Nous ne sommes pas souvent d’accord, mais je pense que c’est seulement pour stimuler la conversation que nous adoptons des points de vue divergents, et pour avoir finalement le plaisir de nous réconcilier jusqu’à notre prochaine soirée ensemble.
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N’est-ce pas indécent de comparer les crimes contre l’humanité sur base de critères tels que le nombre de victimes (à partir de combien de morts : des dizaines, des centaines, des milliers ?), les motifs invoqués (politiques, ethniques, religieux, eugénistes…), les moyens mis en œuvre (militaires, administratifs, techniques, scientifiques…), indécent de tergiverser sur la qualification à leur donner (génocide, extermination, holocauste, pogrom ?) et encore plus indécent de relativiser ou de justifier une hécatombe en en invoquant d’autres, de donner ainsi le droit aux victimes d’un acte de barbarie d’en commettre à leur tour en guise de légitimes représailles ou d’excuses acceptables ? Comment classer par ordre de gravité les massacres qu’ont perpétrés de manière répétée à toutes les occasions sous tous les prétextes les hommes à l’égard d’autres hommes (esclaves africains, amérindiens, arméniens, cambodgiens, juifs, tutsis, tziganes, ukrainiens…), ou plus particulièrement de femmes, au cours de l’histoire de l’humanité, si on peut continuer à l’appeler ainsi à ce propos ? Une seule personne comme mille, opprimées, torturées, assassinées en raison de la couleur de leur peau, de leurs origines ou de leur nationalité, de leurs opinions politiques, de leurs croyances religieuses, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle, de leur statut, de leur misère, de leur handicap, c’est, dans chaque cas et dans l’absolu, un crime contre l’humanité, point barre, et celui qui le commet n’a pas plus d’excuses qu’un autre criminel.
Mercredi 28 février :
Tous les jours, les journaux dénoncent les effets délétères de l’emprise de l’administration qui envahit, contrôle, paralyse le monde de la justice, de la médecine, de l’agriculture, de l’enseignement, de l’entreprise, du travail, de l’art… et qui entrave finalement le bon fonctionnement de la démocratie qu’elle devrait au contraire servir. Sans que personne n’en soit responsable, l’université n’échappe malheureusement pas à ce phénomène irrépressible, semblerait-il. Je viens encore de constater que l’enseignement et la recherche y sont de plus en plus tributaires de l’administration tellement ses procédures, ses règles, ses directives, ses prescriptions, ses dispositions, ses formalités sont devenues non seulement compliquées, contraignantes et changeantes, mais surtout incompréhensibles et inaccessibles aux non-initiés. C’est donc l’administration et ses agents qui ont le premier et dernier mots sur toute initiative scientifique ou pédagogique. N’en souffrent guère les grands projets ou gros départements qui peuvent financer leur propre support administratif, mais bien d’autres initiatives peut-être aussi intéressantes mais plus modestes auxquelles les professeurs concernés préfèrent renoncer parce qu’ils n’ont ni le temps ni les compétences pour s’occuper de l’organisation administrative.
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Deux énormes déceptions aujourd’hui. Alors que je lis dans la presse qu’un célèbre poète, honoré et primé, vient d’être condamné par la justice française pour avoir échangé des coups avec sa femme, également une auteure (on se souvient que Louis Althusser avait tué la sienne), je lis à la page 89 des Aphorismes sur la sagesse dans la vie, après une argumentation assez invraisemblable de Schopenhauer, que « Punir par une bastonnade modérée (…) est un acte aussi juste que naturel. » Moi qui pensais que la poésie et la philosophie encouragent les hommes à la douceur, à la compassion, à la sagesse, d’une part au nom de la beauté et du charme, d’autre part, au nom du raisonnement et de la fraternité, me voilà bien détrompé ! Je suppose que le poète et le philosophe concernés ont des circonstances atténuantes, une nature sensible et versatile (Althusser, lui, souffrait de troubles mentaux), dans un cas, les habitudes et préjugés de l’époque, dans l’autre, mais on aurait pu espérer que l’imagination et la réflexion, qui permettent d’atteindre le beau et le bien, sinon le vrai, donnent aussi la possibilité de prendre de la hauteur par rapport à leurs mouvements d’humeur, aux contingences quotidiennes et aux idéologies ambiantes. Eh bien non ! Mais à qui peut-on se fier, alors, si les poètes et les philosophes sont des hommes comme les autres ?!?
Mardi 27 février :
Je reviens sur Schopenhauer pour me demander en quoi, franchement, la réflexion intellectuelle peut rendre aussi heureux qu’il le soutient, en dépit de tout le reste, même s’il admet à quelques endroits que la pensée n’a pas que des avantages. De toute façon, on ne choisit pas sa nature plus ou moins soucieuse ou tranquille. Dans le cas contraire, j’aurais volontiers troqué un peu de conscience contre un peu d’insouciance pour moins me compliquer la vie par mes doutes et scrupules. « Un peu » car je n’accepterais pas de devenir un parfait idiot inconditionnellement euphorique dont le bonheur est cependant aussi respectable que celui d’un philosophe. C’est que le bonheur dépend des conditions et aspirations de chacun, mais aussi qu’il n’est pas la seule valeur qui donne un sens à l’existence. La conscience de soi, du monde, de la vie, en tant que telle, indépendamment des contentements (parfois, une certaine forme de vanité) qu’elle peut procurer, vaut pour elle-même en elle-même. Si on n’est pas totalement responsable de qui on est, toute personne sensée et honnête peut, doit et surtout veut se connaître, surtout ses défauts et limites. Au nom de quoi ? Peut-être une forme de dignité, comparable à l’exigence du malade incurable d’être tenu au courant de son état de santé et de son espérance de vie plutôt que de rester dans l’ignorance. Savoir, dans ce cas, peut d’ailleurs encourager le malade et prolonger sa vie, et entretemps la rendre meilleure.
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Mon chien est une incessante source d’inspiration. Obsédé de la baballe ou du frisbee, il ne conçoit pas que nous partions nous promener sans emporter l’un ou l’autre. A défaut, il cherchera un bâton qu’il déposera à mes pieds pendant que je marche ou poussera entre mes jambes au risque de me faire tomber pour que je le lui lance et qu’il puisse galoper le chercher et me le ramener. Rien de plus normal, penserez-vous, pour un chien et en particulier un border coolie qui a besoin de se voir confier des tâches aussi importantes. Mais Clara a la particularité de cumuler deux jeux incompatibles selon toute logique : le lancer de bâton (de baballe ou de frisbee) et le cache-cache. Dès qu’elle a déposé le bâton, elle file aussitôt se cacher à toute allure au plus loin et attendre tapie dans les hautes herbes ou dissimulée dans un bosquet. Inutile de l’appeler, aucune réaction, même si je sais bien qu’elle m’observe attentivement, prête à jaillir dès que j’aurai lancé le bâton. Faut-il cependant que je l’envoie dans sa direction, ce qui est tout à fait aléatoire puisque je ne sais pas où Clara se trouve ! Sinon, c’est moi qui dois aller à la recherche du projectile qu’elle n’aura pas vu atterrir. N’est-ce pas comme beaucoup de gens qui sont aveuglés par leur passion au point d’en perdre de vue l’objet ?
Lundi 26 février :
Le philosophe fait bien de rappeler que les circonstances favorables et surtout défavorables de la vie quotidienne ne devraient avoir qu’un impact limité, en tout cas indirect sur l’homme d’esprit dont la conscience claire et sereine ne leur donnera qu’une importance relative. Il est vrai que les aléas de l’existence, les vicissitudes de notre réussite, de notre fortune et de l’opinion des autres ne relèvent jamais que d’une question d’interprétation personnelle. L’essentiel serait donc de cultiver cette conscience qui filtre tout ce que nous vivons, pour notre bonheur ou notre malheur, plutôt que d’espérer supporter ou modifier le monde qui ne dépend pas de nous. S’il nous préoccupe tant, nous n’avons finalement qu’à en prendre à nous-mêmes de ne pas avoir suffisamment de ressources intérieures pour le dédaigner, pour garder la même tranquillité d’âme et pour exploiter nos richesses intellectuelles (tout en veillant à notre santé et pratiquant la bonne humeur). J’ai eu tout le loisir de lire ces « Aphorismes sur la sagesse dans la vie » de Schopenhauer en attendant, plus longuement que prévu, que le garagiste répare ma voiture et avant de régler une facture, beaucoup plus salée que prévu. Sans ironie, je dois à Arthur de ne pas avoir eu le sentiment d’avoir perdu trop de temps ni d’argent ce matin !
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Les linguistes estiment maintenant que la langue française (ou italienne ou hindi ou quetchua…) n’existe pas en tant que telle, mais seulement à titre de système théorique construit a posteriori à partir de la réalité de la multitude de manières différentes de s’exprimer de chacun ou de la communauté (les discours). Une cristallisation, en quelque sorte. On pourrait se demander si l’identité d’une personne est comparable vu la multitude de facettes sous lesquelles un individu se manifeste (aux autres) ou s’analyse en son for intérieur, en fonction des circonstances ou de son humeur ? Est-ce en amont que nous sommes uniques, avant que nous ne nous réfractions, irisions et dispersions au passage du prisme de la vie quotidienne ? Ou est-ce en aval, aussi par cristallisation ou par réflexion, aux sens physique et intellectuel du terme ? En méditant comme hier, je ressens en tout cas l’impression (puisque nous sommes dans l’optique) que le silence, l’isolement et le vide me permettent de visionner une image (id.) plus ou moins complète de moi-même à partir de pièces de puzzle généralement en désordre. Je m’inquiéterais que cette image soit blanche comme une feuille de papier vierge si je ne me souvenais que le blanc est bien la somme de toutes les couleurs.
Dimanche 25 février :
Dans une abbaye pleine de charme et de nostalgie, avec un ravissant jardin encore entretenu par les dernières béguines, magique journée de « Pleine conscience » avec nos amis bouddhistes (disciples de Thích Nhất Hạnh) que je ne fréquente plus que de loin en loin, à l’occasion de ces retraites. Avant même que la méditation ne commence, nous nous sentons dès notre arrivée libérés du bruit, de l’agitation, des soucis du monde extérieur, dans les meilleures dispositions pour nous ressourcer aux principes de l’existence, de la conscience que l’on peut en avoir, de l’harmonie à laquelle nous aspirons tous. Les participants, connus et inconnus, se montrent discrètement et spontanément bienveillants les uns vis-à-vis des autres ; nous formons bien une communauté – aussi éphémère soit-elle – de gens de bonne volonté, de bon cœur et de bon sens et nous sommes heureux de vivre cette journée ensemble comme des amis, des frères et des sœurs. C’est pour moi un réel bonheur de m’asseoir sur mon zafu à côté de ces différentes personnes, de guetter les dernières vibrations du bol pour me plonger dans le silence, l’immobilité, la paix de la méditation. J’ai ainsi le sentiment de revenir dans un pays que j’ai quitté il y a longtemps mais où je me retrouve intimement chez moi à chacune de mes visites.
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Je constate sans y avoir aucun mérite qu’un des heureux effets de l’âge (que l’on peut assimiler dans ce cas à de la sagesse) est que l’« amour-propre », qui m’a souvent aiguillonné et fourvoyé jusqu’à récemment encore, s’est peu à peu transformé en « amour de soi ». Même s’il est souvent valorisé, encouragé, récompensé par la société, le premier n’est qu’orgueil, prétention, excitation, tandis que le second envisage, avant nos impulsions et satisfactions à court terme, nos aspirations et notre bonheur profonds et durables, et conséquemment ceux des autres. Faut-il encore avoir suffisamment de patience et de lucidité pour faire la différence ! Même s’il m’est toujours difficile de résister au moment même, le lendemain je vois tout l’intérêt que j’ai eu à m’abstenir devant la hasardeuse séduction d’un nouveau projet, l’enrageante absurdité d’une règle ou d’un représentant de l’administration, la mauvaise humeur contagieuse d’un proche, les compliments intéressés d’une personne bien intentionnée… Je m’adresse alors à moi-même comme à un vieux copain, ce que nous sommes effectivement devenus l’un pour l’autre, que je prends par l’épaule et que je mène un peu à l’écart, pour lui conseiller de laisser tomber, que rien ne vaut tout compte fait notre bonne relation entre lui et moi.
Samedi 24 février :
Nous quatre, ma mère, ma compagne, mon ami et moi, dans un restaurant où mes parents m’emmenaient déjà enfant pour mes anniversaires ou pour un beau bulletin, qu’aurais-pu souhaiter d’autres pour fêter mes soixante-cinq ans !? Rien d’extraordinaire pourtant : les mêmes circonstances, les mêmes patrons, les mêmes plats, les mêmes sujets de conversation, les mêmes souvenirs, que ma mère ressasse sans que nous ne l’interrompions, les mêmes regrets ou dépits, les mêmes plaisanteries, les mêmes projets, à commencer par celui de revenir au plus tôt, à l’occasion du prochain anniversaire de ma maman, par exemple ! Tant de choses vécues au cours des années, de gens rencontrés, de pays habités, de projets entrepris, d’événements imprévus, mais ce sont ces moments, aussi banals qu’attendus, qui mis bout à bout constituent le leitmotiv d’une vie, son épine dorsale, sa plus simple et fondamentale expression. Je me sens privilégié d’être ainsi entouré, même si j’aurais été heureux de trouver aussi d’autres convives autour de la table, et de profiter d’une telle complicité, sincère, joyeuse, lumineuse, spontanée comme l’eau qui jaillit d’une source et suit la pente sans se poser de questions ni s’arrêter aux accidents de parcours. (Par exemple, la contravention retrouvée sur le pare-brise de ma voiture que j’avais stationnée sur le trottoir pour permettre à ma mère de marcher jusqu’au restaurant.)
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Nuit de tempête. Les services publics redoutent des accidents, ferment les parcs et recommandent à la population de rester chez soi. J’emmène une dernière fois la chienne se promener aux alentours, rapidement car Clara n’aime pas non plus les orages, surtout pas le vent qui emporte tout dans les rues et les jardins. Je m’enferme alors chez moi, éteins partout et me calfeutre sous la lampe dans le salon avec de la bonne musique et un bon livre, et l’intention de n’en sortir que pour manger un sandwich avant d’aller au lit. Clara vient bientôt me rejoindre sur le canapé où elle se love à mes pieds. Alors le monde disparaît peu à peu, s’estompe la différence entre espace extérieur et intérieur, entre fiction et réalité, ainsi que la conscience du temps. C’est seulement bien tard, quand je ressens un petit creux à l’estomac, que je redescends sur terre après cette expérience d’apesanteur et d’intemporalité. Peut-être me suis-je endormi ? Je me lève en titubant et avance en me tenant au mur, sans savoir quelle heure il est, où je suis et peut-être même qui je suis réellement depuis que je n’incarne plus un des personnages du roman ou de mes rêves. Le vent m’aurait-il aussi emporté sur son passage pour ne laisse qu’une carcasse ? Je mentirais en disant que c’est une sensation agréable !
Vendredi 23 février :
Un ancien collègue qui m’a toujours connu ambitieux, entreprenant, dévoué, m’annonce que je serai – comme lui qui est en train d’en faire l’expérience – encore plus occupé une fois à la retraite : vont se multiplier les publications, les colloques, les missions à l’étranger… Cette prédiction, probablement énoncée pour me réconforter, me rend au contraire perplexe. Serait-ce me trahir que de lui avouer mon sentiment d’avoir fait le tour des activités et des sujets qui m’ont intéressé jusqu’à présent, qui l’intéressent toujours manifestement, mais qui, pour ma part, commencent – osons le mot – à m’ennuyer, alors qu’il y a tant à découvrir et à essayer ? Serait-ce désavouer le bonheur que j’ai eu de mener une carrière passionnante, renier tout le travail et toutes les satisfactions qu’elle m’a donnés, que de ne pas la prolonger ? Serait-ce me montrer irrespectueux à l’égard des personnes, collègues ou étudiants, passés ou à venir, des institutions, des disciplines auxquelles je me suis consacré tant d’années, que de leur préférer maintenant d’autres genres de personnes et d’autres sortes d’intérêts ? Ou bien serait-ce un risque inconsidéré que de vouloir changer ainsi de vie ? Je me rassure en me disant que j’en ai toujours mené plusieurs à la fois au point de souvent penser qu’une existence ne me suffirait pas. Inutile donc de gaspiller la seule à ma disposition à continuer à faire les mêmes choses !
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Ce sont vos amis sur les réseaux sociaux, ils vous envoient des messages de sympathie bariolés de smiley à la Noël, à la Nouvelle Année et éventuellement à votre anniversaire, ce sont de grandes embrassades quand on se rencontre par hasard – ça va ? ça va ? – des promesses de se revoir bientôt, c’est promis, cette fois on n’oubliera pas, mais là, maintenant, non, désolé, pas possible de parler, d’aller boire un café, trop pressé, très occupé, fort fatigué … Est-ce l’époque, est-ce notre âge, est-ce moi qui serais particulièrement susceptible, ou ennuyeux, ou qui aurais une telle mauvaise haleine ? Il me semble cependant que la convivialité – comme la nostalgie – n’est plus ce qu’elle était. Combien de coups de téléphone ou d’invitation que l’on donne sans en recevoir, d’amis qui ne sont jamais plus accessibles ou disponibles, sinon dans trois mois, qui disparaissent sans explication au moment où l’on aurait besoin d’eux ? À croire que le confinement a toujours cours et qu’il faut se protéger des autres qui risquent de déranger nos routines, notre confort, notre quant-à-soi. Il y a des jours où le monde deviendrait gris, froid et anonyme… sans mon chien et mon chat pour me faire la fête.
Jeudi 22 févier :
C’est chaque fois le même bien-être, profond, vivifiant, euphorisant, dès que j’ai surmonté le bref inconfort de me jeter à l’eau. Incontestablement, nager me procure des sensations spéciales qui m’immergent corps et âme et qui me plongent dans les réminiscences. Sans remonter jusqu’au liquide amniotique – Freud m’en garde ! – je ne peux m’empêcher de penser à mon père en méditant à longueur de longueurs de bassin. Grand sportif et amoureux de l’eau, il m’a appris très tôt à « faire » la brasse, le crawl, le papillon… dans mon lit d’abord, avant de m’endormir, puis à la piscine communale où nous nous rendions chaque semaine à pied, à plusieurs kilomètres de notre maison. Je me rappelle encore aujourd’hui la suffocante odeur de chlore et les échos des bruits et des cris qui régnaient dans le vaste édifice, comme la peur panique que je devais vaincre pour rejoindre mon père dans l’eau. J’ai accompagné mon nageur de père dans bien d’autres piscines ma vie durant, quasiment jusqu’à la veille de sa mort. Il faut dire que sur la fin, il arrivait que nous passions autant de temps à papoter en prenant l’apéro à la cafétéria qu’à barboter dans la piscine. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces souvenirs me grisent encore dès que je suis dans l’eau.
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Quand je vois ces jeunes artisans, commerçants, entrepreneurs, restaurateurs, agriculteurs… se battre courageusement, solidairement, joyeusement contre la bureaucratie étouffante, les insatiables multinationales, les distributeurs tentaculaires, les règlements kafkaïens, les directives aberrantes, les concurrents déloyaux, les fournisseurs cupides, les lobbys malfaisants, l’administration labyrinthique, la politique corrompue, l’économie dysfonctionnelle, les consommateurs bornés, etc. auxquels ils ne peuvent seulement opposer – David contre Goliath – que leur créativité, leur énergie, leur volonté, leur intelligence, leur éthique, leurs utopies, pour exercer le métier qui les passionne et où ils excellent, sans l’ambition aussi imbécile que funeste de leurs aînés de vouloir à tout prix faire du profit, vite se développer, éliminer les concurrents, avant de sombrer dans la faillite et d’entraîner avec eux leurs employés et leur famille, mais avec la seule simple et saine motivation d’apporter leur modeste et sincère contribution à une société plus équitable, harmonieuse, heureuse,… quand je vois ces jeunes qui ne se lamentent pas, ne se déchaînent pas, ne se découragent pas, ne s’alignent pas, ne s’amollissent pas, mais essaient encore, et encore, et encore, alors… je pense que j’ai tort de croire que le monde ne peut pas changer. Ce ne sera alors pas grâce aux philosophes, aux artistes, aux politiciens et autres intellectuels qui appellent au changement, mais à ceux qui le réalisent !
Mercredi 21 février :
Avant même de me sentir peiné ou choqué ou offensé, c’est d’abord un sentiment de complète incompréhension qui me saisit : alors que nous les avons aimés, entourés, choyés, comblés, encouragés dès leur arrivée de leur pays d’origine où un sort moins enviable les attendait, alors que nous leur avons donné durant toute leur enfance l’exemple de l’esprit de famille et du profond attachement que nous avions nous-mêmes pour nos parents respectifs, alors que nous avons tenté de leur offrir toutes les chances pour mener une vie heureuse, responsable, épanouie… comment se fait-il qu’ils ne daignent plus donner signe de vie, si ce n’est à titre exceptionnel et de mauvaise grâce, maintenant qu’ils sont adultes ?!? Est-ce – comme l’expliquent les psys – pour (se) prouver qu’ils n’ont plus besoin de leurs parents adoptifs à qui ils doivent tant sans que des liens biologiques ne puissent le justifier (symboliquement, s’entend) ? Est-ce au contraire parce qu’ils nous reprochent (inconsciemment, s’entend) de ne pas continuer à les prendre en charge (comme y a été entraînée leur mère) puisque nous les aurions arrachés à leur pays d’origine ? Conscient des difficultés qu’ils ont dû surmonter ainsi que des erreurs que j’ai bien dû commettre comme père, est-ce cependant trop demander que de recevoir – non pas de la gratitude dont je n’ai que faire – mais un minimum de considération sinon d’affection.
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Je n’ai jamais été très doué pour la conversation sociale ou phatique, cet art de parler pour ne rien dire à seule fin de créer ou de maintenir le contact, de faire passer le temps ou d’en conjurer la banalité en en dressant un minutieux compte rendu. J’ai bien dû souvent me forcer, maladroitement sans doute, dans ma vie publique pour ne pas paraître timoré, rustre ou distant, même s’il suffit que le sujet ou l’interlocuteur soient un peu singuliers pour me rendre aussitôt curieux et loquace. J’ai malheureusement l’impression que mon handicap s’aggrave avec l’âge et que les bavardages, les miens comme ceux des autres, m’inspirent de moins en moins. Je brûle souvent de couper court aux détails d’un imbroglio familial, d’une grippe intestinale, des prévisions météorologiques, d’un exploit sportif, d’une rumeur mondaine, d’une journée « comme les autres », pour en arriver enfin à l’essentiel, si jamais il est encore à l’ordre du jour en ces temps de l’insignifiance. J’ai l’impression que l’on parle toujours trop, mais que l’on en dit paradoxalement de moins en moins. Je prends donc le parti d’écouter en silence les autres palabrer et se disputer la parole, préférant lire et écrire quand le monde se tait parce qu’il dort encore. Et parmi les écrivains, constater que se sont surtout les poètes qui me parlent, en quelques mots seulement.
20 février :
65 ans. Je regrette ne pas avoir tenu assidûment un journal ma vie durant – combien en ai-je commencés pour les abandonner quelques semaines ou mois après, ce qui sera peut-être aussi le cas pour celui-ci ? – et de ne pouvoir ainsi me souvenir où j’étais, ce que je faisais et avec qui, à mon 55ième, 40ième, 30ième anniversaire. Contrairement à certains privilégiés de mon entourage capables de retracer l’histoire de leur vie chapitre après chapitre, je n’ai pas la mémoire du temps, seulement celle des événements ou des personnes. Je me souviens ainsi d’avoir côtoyé en Finlande un collègue globe-trotter britannique aussi saugrenu qu’attachant qui avait enseigné dans de multiples pays, notamment au Lesotho (que je peux depuis lors situer sur une carte). Ce Mike Peacock tenait depuis son adolescence un journal personnel où il décrivait scrupuleusement tous ses faits et gestes, en particulier ses voyages, mais aussi tout ce qu’il avait pu apprendre chemin faisant. Les nombreux tomes de ce journal – une véritable encyclopédie – remplissait une cantine entière sans laquelle il ne se déplaçait jamais. Quand on lui rendait visite, il interrompait sans cesse la conversation pour aller retrouver dans un de ces journaux les détails d’une randonnée dans le Kilimandjaro, de l’histoire de la Bolivie ou du démontage d’un dérailleur de vélo. J’envie ce bon vieux Mike, et espère que mon nom figure à l’une des pages de son journal ?
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Notre ami Jean ne va pas mieux depuis qu’il est à l’hôpital à la suite de son accident cardio-vasculaire et de sa chute dans les escaliers. Son côté gauche reste désespérément figé ; il parvient difficilement à s’alimenter et à tenir une conversation compréhensible. La télévision ne l’intéresse pas davantage qu’auparavant et il ne peut plus lire, à cause de son bras, à cause de sa vue, probablement à cause de son attention déficiente aussi, probablement. Il m’explique cependant qu’il demande à son amie de lui lire des pages entières des discours de Démosthène dont je trouve l’épais recueil sur le table de chevet. Quand je lui propose de lui faire la lecture moi aussi à l’occasion de mes visites, il me répond qu’il faut qu’il choisisse d’abord l’auteur qui conviendrait à ma voix. Son autre activité quotidienne, entre les visites des infirmières, des médecins, des kinésithérapeutes, des amis, est de méditer, me dit-il. Il fixe chaque matin le thème – la sincérité, la reconnaissance, la dignité, la beauté… – auquel il consacrera la journée, auquel il reviendra après chaque interruption ou chaque endormissement qui survient à tout moment. Je me penche à son chevet pour entendre ce qu’il me dit aujourd’hui de l’amitié, et je tente de participer à ses réflexions en cours sans énoncer trop de banalités. Je m’en vais ensuite le cœur gros.
Lundi 19 février :
A l’occasion de mon anniversaire, j’ai réuni hier soir au restaurant mes plus anciens collègues, ou pour mieux dire, les fidèles amis qui m’ont accompagné, inspiré, encouragé, soutenu, supporté comme patron depuis presque trente ans pour certains. Combien de projets, de missions, de voyages, d’aventures (et de mésaventures) ensemble ? Je ne peux imaginer, aujourd’hui qu’elle arrive à son terme, quelle vie professionnelle – qui n’est évidemment pas que professionnelle – j’aurais connue sans leur stimulation et leur collaboration. J’ai tout compte fait passé avec plusieurs d’entre eux plus de temps au jour le jour qu’avec ma famille ou d’autres amis ! Nous avons évidemment rappelé au cours de la soirée toute une série d’entreprises et d’anecdotes qui ont jalonné cette histoire commune. Moi qui me suis toujours efforcé de partager mes enthousiasmes, je suis ravi de constater en les écoutant que j’y ai plusieurs fois réussi. Au moment de nous séparer, je les ai remerciés pour les généreux cadeaux d’anniversaire, sans commune mesure cependant avec mon infinie gratitude pour le bonheur que ces indispensables compagnons de route m’ont donné – jour, quadrimestre, année après l’autre – de travailler avec eux.
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J’y pensais depuis des mois sans que je ne sois encore passé à l’acte, retenu par une sorte d’appréhension ou de culpabilité semblables à celles que l’on éprouve à revoir un ami dont on n’a plus pris de nouvelles depuis trop longtemps. Je me disais bien qu’il faudrait que je redescende un jour dans la cave pour cette autre raison que la lessive ou le bricolage. M’y attendaient tous ces couteaux, emporte-pièces, ébauchoirs, spatules, mirettes, estèques, raclettes, … abandonnés en désordre sur l’établi depuis des mois comme à la suite d’une soudaine désertion. Pour me mettre en condition, j’ai pris le temps de tout ranger, dépoussiérer, nettoyer. Puis, sur le chevalet propre, j’ai religieusement démailloté la terre glaise des sacs plastiques et des toiles usées où – patiente – elle n’avait pas encore complètement séché. Comment dire l’émotion que j’ai eue à la soupeser, à la palper, à la caresser avant d’oser petit à petit la façonner ? Pour de nouveau me rendre compte que c’est bien la matière qui décide de la forme qu’elle prendra au cours de sa manipulation ; l’artisan propose, la terre dispose – comme les mots, finalement, qui ne se laissent pas davantage faire et dont l’écrivain n’est que le metteur en scène.
Dimanche 18 février :
« Un homme d’esprit… trouve dans ses propres pensées et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agréablement – estime Schopenhauer –, tandis que l’être borné… ne parviendra pas à écarter l’ennui qui le torture. » Les pensées n’ont pas toujours les mêmes vertus dans mon cas ! Je dois admettre que je ne comprends pas toujours l’alchimie du bien-être avec moi-même : tantôt je me sens heureux sans raison, et je trouve alors mon plaisir autant à rester à apprécier le temps qui passe qu’à vaquer à mes occupations ou à prendre de nouvelles initiatives ; tantôt c’est le contraire, toujours sans raison, peut-être un ancien ressentiment ou un mauvais pressentiment dont je n’aurais pas tout à fait conscience, je me morfonds autant à ne rien faire que je m’ennuie de devoir me livrer à telle activité ou rencontrer telle personne, et tout projet me rebute. Je constate alors que l’introspection, un de mes passe-temps favori, n’y peut pas grand-chose. À moins que ce soit cette mauvaise habitude de me poser tant de questions qui me cause ces capricieuses fluctuations de mon humeur, ou du moins qui les aggrave en leur accordant trop d’importance. Heureusement que si le raisonnement ne vient pas à bout de mon spleen chronique, y parviennent sans problème un rayon de soleil, un air de Mozart ou l’irruption de mon chien avec sa balle.
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Les neuroscientifiques (Majaana Lindeman, citée par F. Lenoir, OS) ont identifié une onde (« N400 ») dont l’amplitude diffère significativement entre les personnes intuitives et analytiques. Ces phénomènes neuronaux expliqueraient ainsi que certains d’entre nous ont des croyances (religieuses, par exemple) alors que d’autres ne se fieraient qu’aux constatations empiriques, aux certitudes scientifiques. Le test pour les distinguer montre que les uns ne savent pas aussi bien faire que les autres la différence entre signification métaphorique et littérale de différentes phrases. Considérée comme une confusion de catégories (la réalité / le symbole, le physique / le mental, l’animé / l’inanimé…), la foi des croyants mais aussi l’imagination des poètes seraient donc envisagées comme une pathologie, notamment due à un trop fort taux de dopamines (Thierry Ripoll). On frémit à lire de telles études, et de prévoir les conclusions que d’aucuns pourraient en tirer et les projets monstrueux sur lesquels elles pourraient déboucher. Big Brother se contentait de contrôler et brider le langage de ses malheureux sujets, ce qui est déjà une abomination ; il pourrait ici être question d’intervenir directement dans notre cerveau, d’y introduire un implant pour raisonner juste comme un implant cochléaire pour entendre clair.
Samedi 17 février :
On a appris hier la mort de l’opposant russe Alexeï Navalny emprisonné dans un bagne perdu dans l’Arctique. Non seulement cette nouvelle, pas vraiment inattendue, m’a profondément révolté comme toute personne qui tient viscéralement à la démocratie et qui s’inquiète de la voir ainsi impunément bafouée et dangereusement sapée partout dans le monde. Mais j’ai surtout ressenti une vive émotion – alors que je ne connais pas particulièrement la personnalité ni suivi le parcours de ce dissident contesté – en regardant la dernière et brève vidéo enregistrée la veille de son décès où on le voit plaisanter avec un juge et des gardiens. Personne n’est manifestement dupe de la situation aussi grotesque que tragique dans laquelle ils se trouvent tous emprisonnés et où Navalny est certainement le plus libre. Leurs rires partagés, ne serait-ce que l’espace d’un instant, témoignent pour moi de la solidarité foncière qui peut réapparaître entre les hommes, quelques soient les circonstances, même les plus inhumaines, qui les opposent les uns aux autres. Ce qui rend encore plus insupportable le traitement réservé à Alexei Navalny et admirable la force de caractère qui lui permettait d’en rire avec ses geôliers !
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Quand je me plonge dans l’histoire des civilisations, des nations, des sciences, des religions – comme celle que je suis actuellement occupé à lire –, c’est toujours avec la même consternation que je constate que l’homme s’y est depuis toujours autant illustré par son intelligence et son humanité que par son aveuglement et sa barbarie. Comment expliquer de tels extrêmes ? Est-ce dans notre nature d’animal humain (quoi que les animaux se montrent à plusieurs égards plus humains que nous) d’être capables du meilleur comme du pire ? L’incessante rotation du yin et du yang qui rythme notre destinée à notre insu ? L’inconciliable rivalité entre le « ça » impulsif et le « surmoi » implacable dont nous ne pourrions être tenus pour responsables ? L’inévitable dialectique (Vishnu) entre la création (Brahma) et la destruction (Shiva) qui assure sinon le progrès en tout cas la succession de nos faits et méfaits depuis que nous sommes au monde ? Le plus difficile à comprendre et à accepter est que malgré notre intelligence et notre humanité, fruits de plusieurs millénaires de civilisation, et nos progrès considérables dans tant de domaines spécifiques, nous n’ayons pas appris à sortir de l’aveuglement et éviter la barbarie dont nous souffrons tout autant aujourd’hui encore et qui risquent de causer notre anéantissement demain.
Vendredi 16 février :
Une page se tourne à nouveau. Après une succession de locataires problématiques, j’ai finalement décidé de mettre en vente la maison familiale que mes grands-parents, puis mes parents à leur retraite ont habitée dans une petite ville à la campagne (comme disait Allais). Je connais depuis toujours cette étroite demeure serrée entre une série d’autres habitations sur la placette devant la gare où travaillait mon grand-père cheminot. Avant que mes aïeuls ne s’y installent, la maison et celle des voisins composaient à l’origine un petit hôtel (« de Venise » !) comme il y en avait plusieurs à l’époque dans ces bourgs ruraux fréquentés l’été par les riches citadins en villégiature. Mon père se souvenait que pour se faire un peu d’argent, mes grands-parents louaient encore la maison à des estivaliers pendant les vacances que la famille passait alors dans la buanderie et l’appentis au fond du jardin. Pour ma part, j’y ai vécu les week-ends et les congés scolaires de mon enfance et de mon adolescence, mes séjours en Belgique quand je vivais à l’étranger ; j’y ai rendu visite ensuite à mes parents de retour dans leur village natal ; j’y ai vécu par périodes, heureuses et malheureuses, avec mes enfants ; j’y ai assisté à l’agonie de mon père ; j’y ai aidé ma mère à entreprendre son déchirant déménagement… Ce n’est pas une page qui se tourne, mais un chapitre qui se clôt !
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Lors d’une réunion avec plusieurs collègues, j’ai encore eu la confirmation qu’il est bien difficile de se connaître mutuellement, même après avoir travaillé ensemble des années durant, avoir vécu côte à côte dans les mêmes bureaux. Pour faire simple, je dirai que les discordances se développent entre les trois niveaux suivants. D’abord, celui de la réalité de ce qui a été dit ou fait, si tant est que l’on puisse l’envisager empiriquement ; puis le niveau des ressentis par les personnes impliquées qui consciemment ou non ont interprété ces propos, ces actions, ces situations ; enfin le niveau de l’expression de ces ressentis, surtout si la personne qui témoigne – généralement pour se plaindre ou se justifier – tente de rationaliser ses impressions, ses frustrations, ses ressentiments. On ne peut que constater qu’il peut y avoir un monde entre ces niveaux, qu’il arrive que des personnes se fassent chacune un cinéma complètement différent de ce qu’elles sont en train de vivre ensemble, et que les explications – au contraire de les résoudre – aggravent leurs différends malgré les vertus du dialogue. Pire : je me demande si l’on est vraiment la même personne quand on ressent quelque chose, quand on y réfléchit et quand on l’exprime. C’est une question que je me pose fréquemment en écrivant ces chroniques!
Jeudi 15 février :
Si « retraite » signifie l’action de se retirer progressivement d’un lieu, et non une misérable déroute après une défaite, cela fait déjà quelque temps que je m’y emploie. Non pas que je sois moins assidu ou moins motivé, mais je revois petit à petit à la baisse mes objectifs et mes initiatives. Disons que je me montre désormais plus réactif que proactif ou même hyperactif comme je l’ai (trop) souvent été au cours de ma carrière, mes fidèles compagnons en attesteraient, peut-être même s’en plaideraient-ils un peu, en levant les yeux au ciel ! J’ai maintenant beaucoup de satisfaction à les voir mener la plupart des projets en me rassurant que tout est sous contrôle, et s’ils me demandent parfois d’intervenir sous prétexte d’un problème, je les soupçonne que c’est surtout pour me faire plaisir. Personne n’est dupe, mais tout le monde est bienveillant. Ma grande hantise serait de paraître ombrageux, pontifiant ou intempestif sans le vouloir ; je préfère donc m’en aller discrètement sur la pointe des pieds. Alors qu’ils disent craindre que tout ne change, ce serait plutôt une réussite pour moi que mes (anciens) collègues profitent de mon départ pour de nouvelles entreprises avec de nouvelles motivations. C’est ce à quoi je pensais – avec un petit serrement de cœur – pendant notre réunion d’hier pour l’organisation de notre prochain et dernier colloque ensemble.
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La promenade avec Clara, tenue cette fois en laisse, se fait clopin-clopant ce matin. Ce n’est pas la première fois que la pauvre bête boite péniblement de la même patte, alors que la veille elle courait encore comme une folle après sa balle ou tournait à toute allure en larges cercles autour de moi comme autour de tout un troupeau de moutons égarés. Le vétérinaire consulté propose une opération mais sans garantie. En se léchant l’articulation douloureuse à chaque arrêt, Clara semble m’implorer du regard, moi qui ai généralement réponse à tout dans sa vie : remplir ses écueils de croquettes et d’eau fraiche, lui ouvrir la porte vers la liberté, lui administrer des caresses sans compter, lui lancer balle, frisbee ou bâton à volonté, la rassurer au moindre bruit inhabituel… La douleur des animaux comme celle des enfants (que je ne compare pas, honni soit qui mal y pense !) émeut d’autant plus que ce sont forcément des victimes innocentes et inconscientes qui ne demandent qu’à profiter simplement de la vie. Je me sens aussi révolté par cette injuste souffrance que coupable de ne pas être capable de la soulager. Mais le chien a déjà repris du poil de la bête et se remet à trottiner devant moi à la recherche des bonnes odeurs alors que je n’ai pas encore fini de m’apitoyer sur son sort.
Mercredi 14 février :
Nous sommes à peine arrivés que Nonna nous a aussitôt installés à table, pour les pâtes, où nous sommes restés jusqu’à notre départ, repus, après la grappa ! Il était prévu que j’aille lui rendre une petite visite pendant la semaine d’absence de sa fille pour vérifier qu’elle allait bien, ne manquait de rien, n’avait toujours pas eu d’accrochage avec la vieille VW qu’elle s’obstine à conduire encore. J’étais accompagné de notre ami Franco que Nonna apprécie beaucoup, notamment parce qu’il sait faire honneur à sa cuisine alors que mon estomac atteint vite ses limites. Tout le long du repas, l’habituel dialogue de sourds puisque Nonna est quasiment sourde. Dès qu’elle croit comprendre un mot ou le lire sur nos lèvres, la voici partie pour raconter dans les détails de vieux souvenirs ou se lancer dans un réquisitoire contre les médecins, les commerçants, les autres automobilistes ou toutes autres espèces de malhonnêtes auxquels elle n’accorde aucune confiance. Entre deux monologues, elle ne manquait pas de nous resservir ou nous amener d’autres choses à manger, de la mortadelle épaisse comme un doigt, les morceaux de fromage lourds comme des briques, des pâtisseries dont, prétendait-elle, elle doit débarrasser ses armoires. Quand nous avons finalement pu nous échapper, nous avons décidé d’aller saluer une autre jeune fille, ma mère…
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Déformation professionnelle : quand maintenant je lis ou j’apprends quelque chose d’intéressant relevant plus ou moins de mon domaine, je me demande ce que je vais bien pouvoir en faire puisque je ne pourrai bientôt plus en faire profiter mes étudiants ou mes collègues. De me rendre ainsi compte que j’ai tout le temps conçu les connaissances, les découvertes, les réflexions comme des biens à transmettre, à partager, et que c’est sans doute en raison de cette aspiration probablement innée que l’enseignement m’a autant été une vocation que l’apprentissage. Me prend alors l’inquiétude que mes lectures et mes spéculations – auxquelles je consacre pas mal de temps et d’importance, reconnaissons-le – ne servent désormais qu’à moi, ne deviennent alors « lettres mortes » (sinistre expression !). N’est-ce pas comme devoir se contenter de masturbation intellectuelle alors que l’on a connu de grandes passions spirituelles, d’exaltantes rencontres théoriques, des débats d’idées excitants, d’ardentes prises de positions, des querelles et réconciliations frénétiques… S’ajoute une autre angoisse, celle de ne plus me souvenir des livres que je suis en train de lire comme de ceux d’il y a vingt ou trente ans. Ma mère relit chaque jour les mêmes pages que la veille du roman qu’elle ne terminera jamais.
Mardi 13 février :
« Bien vieillir, c’est rester jeune » !? J’espère que non !!! Quand j’avais 20 ans, 30 ans, 40 ans, j’étais certes capable de performances diverses et variées qui me sont impossibles aujourd’hui, mais qu’est-ce que j’étais con ! Il m’arrive de rougir de honte au souvenir des niaiseries, des erreurs, des maladresses que j’ai pu commettre alors, en me réjouissant que cela me soit arrivé un peu moins souvent les années passant, et qu’il m’ait été donné de découvrir chemin faisant de nouvelles choses sur la vie, le monde et sur moi-même pour me rendre un peu moins idiot. C’est à désespérer d’apprendre quoi que ce soit que de regretter de prendre de l’âge ! N’est-ce pas la raison pour laquelle les « éternellement jeunes » – ou qui s’efforcent de le rester – ressemblent souvent à des adolescents attardés ? Et à des boyscouts ces retraités qui espèrent tromper le temps en surchargeant leur agenda (petits-enfants, services clubs, séances de sport, abonnements aux concerts et expos… ) pour s’en plaindre ensuite. Toutes les étapes du voyage comptent, avec leur lot de bienfaits, d’inconvénients et de conneries ; s’arrêter en cours de route dans l’espoir de la prolonger, c’est se priver de la vue dégagée, de l’air léger, du silence apaisant et de la douce sérénité du sommet.
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Bien vieillir ne consiste-t-il pas d’abord à se simplifier, se déblayer, à se clarifier sagement la vie pour se concentrer sur l’essentiel qui n’est peut-être pas ce dont on s’est occupé et préoccupé jusqu’à présent ? On prend effectivement conscience que le temps est compté pour ce qui compte, non seulement par rapport à l’espérance de vie (env. 80 ans, soit encore 15 années de bon si tout va bien ?), mais aussi par rapport aux 24 heures d’une journée. Car un des nombreux paradoxes du temps est qu’on a davantage l’inconvénient ou l’impression d’en manquer quand on en a plus à sa disposition. Après avoir été hyperactif me reste donc à devenir sélectif, aussi bien avec mes aspirations qu’avec les occasions d’utiliser mes journées sans les gaspiller. J’ai ainsi de moins en moins de scrupules à laisser tout en plan pour profiter d’un rayon de soleil et aller me promener avec le chien, à abandonner dès les premières pages un livre « incontournable » qui pourtant m’ennuie pour en commencer un autre, à m’excuser à une réunion encore plus vaine que pénible pour rendre visite à un proche, à prendre congé d’un casse-pied bavard et inopportun pour un café seul à une terrasse, etc. Mes critères de choix sont on ne peut plus clairs et simples : l’utile et/ou l’agréable, aux autres et/ou à moi-même !
Lundi 12 février :
L’ouvrage que je suis en train de lire (F. Lenoir, L’Odyssée du sacré) rappelle que l’histoire des religions, partant l’histoire des civilisations s’est construite sur l’opposition entre le « profane » et le « sacré », à savoir ces personnes, ces lieux et ces moments à l’écart du monde, magiques, respectables, inviolables, parfois redoutables permettant l’accès à une autre dimension que celle de l’existence quotidienne. Le « sacré » a en effet permis aux hommes de surmonter la terrifiante prise de conscience de leur fragilité et de leur finitude que le surprenant développement de leur intelligence leur a causée. Alors que cette opposition reste prégnante dans d’autres cultures, je me suis demandé ce qu’il restait de « sacré » dans la nôtre ? Les vedettes médiatiques, les stades de football, la saison des vacances n’ont-ils pas pris la place des prêtres, des églises et de la période de carême, que l’on s’en réjouisse ou non ? En ce qui me concerne, même si je n’entre pas dans une cathédrale comme dans une gare, je pense que c’est surtout la poésie qui a pris la relève de la religion pour me rendre « sacrés » un lever de soleil, le sourire d’un vieillard, la cour de récréation d’une école, un insecte sur la page de mon livre, un enfant malade, un petit sentier dans les bois, un accord de violoncelle, un vieux banc ombragé…
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Je constate que voilà bien longtemps que je n’achète plus de musique. Contrairement aux livres dont je continue à charger inconsidérément mes étagères, je n’ai plus guère ajouté de nouveaux centimètres aux mètres de CD qui courent le long des murs de mon bureau. Si je ne peux toujours pas vivre plus d’une heure sans musique classique, je me suis rendu compte que je préfère maintenant l’entendre par hasard à la radio, que ce soit des morceaux bien connus ou d’autres que je découvre, plutôt que de les choisir dans ma discothèque en anticipant un plaisir qui n’est pas toujours au rendez-vous. Au contraire, j’ai l’impression de gâcher un peu la rencontre avec un compositeur ou une œuvre en l’organisant moi-même, comme on réserve une table dans un restaurant étoilé, tandis que la surprise de les entendre ou réentendre qui me fait relever la tête et tendre l’oreille renouvelle et approfondit mon bonheur de la musique. Il m’est déjà arrivé de devoir arrêter ma voiture sur le bord de la route tellement j’étais fasciné par une sonate ou un chant à la radio, mais de ne plus en apprécier et réécouter l’enregistrement quand j’ai acheté le disque après ce moment de grâce.
Dimanche 11 février :
Journée de migraine. Cela commence, sans aucune avertissement, en toute circonstance, par une vision progressivement fragmentée, vacillante, kaléidoscopique de ce qui m’entoure (phénomène appelé « aura » par les médecins). Quand j’étais plus jeune, s’ensuivaient d’atroces douleurs qui m’obligeaient à m’isoler des heures, voire des jours allongé dans l’obscurité. Il suffit maintenant de deux, trois aspirines pour m’en tirer avec un simple mal de tête jusqu’au soir. Mais persiste cet étrange sentiment de vivre tout ce temps-là en décalage du monde et de moi-même. Non pas que ces migraines perturberaient mes capacités d’observation, de compréhension, de raisonnement, de réaction qui semblent au contraire intactes, mais elles me donnent la vertigineuse impression que la vie que je suis occupé à vivre comme d’habitude n’a plus aucune signification, qu’elle ne m’inspire aucun sentiment, que le monde et les gens, moi y compris, fonctionnent mécaniquement. Le mot « métallique » m’est venu en tête en tentant d’analyser cette curieuse expérience d’angoissante déconnexion, comme si on avait poussé sur le bouton RESET ! Ce n’est donc pas la tête qui fait défaut à ces occasions, mais le cœur… heureusement de manière provisoire !
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Je viens d’entendre rappeler cette anecdote selon laquelle Luigi Boccherini aurait interrompu un brillant violoniste virtuose en pleine interprétation d’une de ses compositions pour lui reprocher d’être trop jeune pour la jouer correctement. À une époque où on a tort de vieillir, cette histoire m’encourage à admettre qu’il m’arrive de plus en plus souvent, à entendre moi aussi un brillant collègue, scientifique, intellectuel ou quidam, de m’ennuyer ou même de m’exaspérer en dépit de son intelligence, de son érudition, de son originalité, parce qu’il est trop jeune pour émettre un avis crédible, pertinent ou tout simplement intéressant sur des questions dont il ne connaît que les principes. Il me brûle moi aussi d’en interrompre l’un ou l’autre pour leur conseiller d’en reparler seulement dans dix ou vingt ans, quand le temps, l’expérience, les difficultés, bref la vie leur aura appris d’autres choses. À commencer par un peu de circonspection car certains jeunes gens, pour peu qu’on leur ait donné quelques responsabilités et prérogatives, compensent généralement leur ingénuité par autant de prétention, leur ignorance par autant d’arrogance, leur embarras par autant d’intransigeance. Peut-être vais-je maintenant être taxé de vieux sénile… ce qui est probablement de plus en plus vrai !
Samedi 10 février :
Nous avons été invités hier soir « Aux Olivettes » par un ami qui y fêtait son anniversaire. Ce café-chantant vieillot est une institution locale : depuis des générations, des chanteurs amateurs, des plus aux moins doués, se succèdent plusieurs soirs par semaine sur le minuscule podium du bistroquet (parfois vide) pour entonner les succès de jadis et naguère aux côtés d’un pianiste qui tente de les suivre ou de les retenir selon les cas. Les artistes en jeans et col roulé que nous avons entendus hier n’étaient pas les meilleurs, certains étaient franchement mauvais, mais ils surpassaient de loin toutes les stars de strass et de paillettes dont nous bombarde la télévision. Le plaisir sans réserve ni complexe qu’ils avaient et donnaient en chantant – faux – sur scène m’a rappelé une réflexion d’une connaissance qui prétendait ne se manifester que dans les domaines où il excellait, soit par (fausse) modestie, soit par scrupule de ne pas importuner les autres de ses maladresses. S’il est des questions où il est effectivement préférable de laisser la parole ou la place aux spécialistes, je plaide au contraire ici en faveur du droit à être un perpétuel débutant ou un irrémédiable médiocre… comme moi-même qui ne me résigne cependant pas à tout risquer (peut-être pas à chanter, cependant !)
Vendredi 9 février :
On doit à Kant – que je me flatte de citer – la distinction entre valeur intrinsèque et instrumentale. Pour prendre deux exemples extrêmes, l’homme, qui est une fin en soi, ne peut avoir de valeur instrumentale (même s’il se fait malheureusement exploiter de toutes les manières), tandis qu’on ne devrait donner aucune valeur intrinsèque à l’argent (même si beaucoup vénèrent la richesse en tant que telle sous toutes ses formes). Je m’interroge pour ma part sur le temps qui passe, l’existence, pour être clair, qui peut revêtir, combiner ces deux valeurs : d’une part le simple et pur agrément qu’elle procure au jour le jours à celui qui la vit en pleine conscience (la joie de vivre, sans autre fin) ; d’autre part le profit que l’on peut en tirer par ses efforts pour une cause, un but, un engagement qui dépassent le quotidien et qui peuvent autant rendre heureux. J’ai parlé ailleurs des dimensions poétique et prosaïque (ou pragmatique) de la vie. À l’approche de la retraite, il me semble que s’inverse la proportion de ces deux aspirations ds
e mes journées dont la valeur instrumentale décline (inévitablement) en faveur (si possible) de leur valeur intrinsèque. Avec parfois la décourageante impression d’être assis entre deux chaises, en panne, dans le vide, sans agrément aujourd’hui ni projet pour demain.
Jeudi 8 février:
Météo pluvieuse, ville embouteillée, corvées administratives, démarches infructueuses… une journée bien morose ! Seul point positif à ce tableau noir : la lecture de Antispécistes. Réconcilier l’humain, l’animal, la nature, d’Aymeric Caron. D’accord avec son état des lieux accablant de la société contemporaine comme avec son pronostic pessimiste concernant l’avenir de la planète si nous ne changeons pas rapidement et radicalement notre manière d’y vivre, j’aurais tendance à lui faire confiance concernant la révolution qu’il annonce. Car il s’agit bien d’une révolution, comme le recentrage de l’homme provoqué par Copernic (quand il s’est rendu compte qu’il n’est pas au centre de l’univers), par la découverte de l’Amérique, outre les contacts précédents (…qu’il est multiple et varié), par Darwin (…qu’il n’est qu’un animal seulement un peu plus évolué), par Freud (…qu’il n’est pas complètement conscient et maître de lui-même), par Einstein (…que la réalité même du monde est toute relative), par la bombe d’Hiroshima (…qu’il a les moyens à tout moment de provoquer sa propre disparition). Maintenant, c’est du fait que les humains sont des vivants parmi, dépendants et responsables d’autres dont il faut prendre toute la mesure sous peine disparaître après avoir éradiqué toute forme de vie sur Terre.
Mercredi 7 février
À chaque pause, nous avons discuté du temps, de la vieillesse, de la mort, bref de la vie dont nous apprécions aujourd’hui toute la saveur, toute la valeur, toutes les faveurs alors qu’elles nous échappaient largement hier, trop préoccupés que nous étions par notre petite personne et nos grands projets. Quelle belle compensation aux effets déplaisants de l’âge que d’apprécier ainsi l’existence pour et par elle-même, de gagner en profondeur ce que l’on perd en longueur, en qualité ce que l’on perd en quantité ! Forcés d’admettre que nous oublions de plus en plus souvent nos clés, nos rendez-vous, le nom des nouvelles vedettes, nous nous sommes en revanche rappelé avec autant de plaisir que de précisions ces événements, ces engouements, ces personnages essentiels de notre passé qui enrichissent encore notre présent. L’un et l’autre nous nous sommes aussi réjouis que nos émotions soient plus vives et subtiles que jamais, et nous offrent de grands et nouveaux bonheurs. Et de tomber d’accord avec mon ancienne mais toujours jeune amie que vieillir c’est vivre intensément autant que vivre c’est vieillir forcément ! Et nous nous sommes remis à nager pour terminer le kilomètre que nous nous étions promis de parcourir en arrivant à la piscine.
Mardi 6 février :
Premier jour de mes derniers cours ! Mes étudiants ne se sont douté de rien ce matin quand je me suis adressé à eux lors de la séance inaugurale du cours de « Pragmatique », puis d’ « Analyse et typologie des discours », et que je leur ai présenté le domaine que nous allions explorer ensemble pendant le quadrimestre, ainsi que les modalités de notre collaboration. Pour eux, ce sont bien entendu des cours parmi d’autres – pourvu qu’ils ne soient pas les plus difficiles, se sont-ils certainement demandé – de la part d’un professeur parmi d’autres – pourvu que ce ne soit pas le plus exigeant. Plutôt que d’anticiper le regret que j’aurai de ne bientôt plus avoir l’occasion de « donner cours » (j’assume pleinement cette expression désuète où « donner » a toute son importance), j’ai surtout éprouvé du plaisir à le faire encore cette fois-ci, multiplié par la conviction que c’est un privilège que d’exercer et bientôt d’avoir exercé ce formidable métier. Puis m’a aussi gagné, comme à chaque rentrée, le sentiment… (comment dire ?) … que j’aime bien mes étudiants, tout simplement ! Me revient en tête cette citation de Don Bosco lue récemment sur le fronton d’une école : « Sans affection pas de confiance. Sans confiance, pas d’éducation. »
Lundi 5 février :
Valparaiso, un des plus beaux endroits où j’aie séjourné, est de nouveau en proie aux incendies. Je m’inquiète pour les collègues, les étudiants, les amis qui m’y ont accueilli à plusieurs reprises. Par contacts interposés, j’apprends avec soulagement qu’eux vont bien, que leur famille et leur maison ont été épargnées. Ces tragiques nouvelles ravivent inévitablement en moi d’autres souvenirs d’autres missions à l’étranger et tant d’autres relations aussi chaleureuses que j’y ai nouées. Et de me demander aussi anxieusement que sont devenus les collègues, les étudiants, les amis que j’ai eu le bonheur de rencontrer en Palestine, en Chine, en Arménie, en Égypte, au Niger, en Russie, en Iran, au Liban, au Congo, au Vietnam, en Bolivie, au Sénégal, en Afrique du Sud, en Tunisie, en Haïti, au Maroc, au Brésil, en Macédoine, en Colombie et ailleurs encore où enseigner, apprendre, s’exprimer… ou travailler et vivre tout simplement posent différents problèmes de différents ordres. Si j’ai pour la plupart oublié les noms, de nombreux visages me reviennent en tête aussitôt qu’on mentionne un pays ou une ville où ont lieu ces catastrophes, ces violences, ces exactions si fréquemment relayées par la presse. Le cœur me pince alors d’être si loin de toutes ces personnes dont j’ai été si proche, n’aurait-ce été que durant quelques jours.
Dimanche 4 février :
Les circonstances : un thé dansant dit « guinguette » organisé une fois par mois par le centre culturel de la cité industrielle où je suis né et ai vécu toute mon enfance et adolescence. Le décor : la salle de fête vétuste d’une école désaffectée pour ne pas dire délabrée d’un quartier populaire pour ne pas dire misérable. Le casting : sur la scène, un orchestre de musiciens (très) amateurs, vieillards et enfants réunis ; dans la salle, une cinquantaine de personnes (très) âgées, des dames surtout, assises en groupes, en familles, parfois seules devant leur morceau de tarte au riz, leur café ou leur verre de genièvre. De temps à autre, quelques couples se forment, des dames surtout, pour aller se trémousser sur la piste de danse entre les tables. Ne trouvant pas les amis que nous comptions y rencontrer, nous avons failli tourner les talons à peine entrés dans la salle. Nous nous sommes cependant sentis obligés de prendre un café, de gouter la tarte, puis d’écouter une chanson, puis une autre, puis de danser une valse, puis un tango, puis nous avons finalement succombé aux charmes de ces vieilles rengaines italiennes entonnées par le Caruso local, comme à ceux de l’ambiance bon enfant et de la douce nostalgie de ce dimanche après-midi pluvieux.
Samedi 3 février :
Alors que les mots accusent vite leurs insuffisances, leurs maladresses, leurs platitudes, seule la musique peut décrire avec finesse les modulations, les colorations, les fluctuations d’une journée, et exprimer les sensations, les sentiments, le bonheur ou la mélancolie qu’elle suscite en nous, parfois à notre insu. Ainsi y a-t-il des matinées, des après-midis, des soirées qui semblent avoir été composées par Schubert, d’autres par Mahler, ou par Satie, ou par Vivaldi, ou par Pärt, ou par Mozart, ou par Stravinski ou par tant d’autres encore qui donnent du sens à ma vie ! Les jours les plus heureux me semblent l’œuvre de Bach qui, sur le rythme pondéré du temps qui se déroule sereinement, tresse les plus subtiles mélodies aux nuances et aux variations toujours neuves. L’Art de la fugue est un art de vivre, et qu’il soit resté inachevé n’est peut-être pas un hasard. La journée d’hier, en revanche, grise, venteuse, anxieuse, s’est plutôt passée, en mon for intérieur, sans pouvoir l’expliquer davantage, sous l’égide de Chostakovitch dont les quatuors à cordes m’ont toujours fasciné. Malheureusement, cette journée s’est ensuite terminée dans la cacophonie, mais la musique n’y est pour rien ; elle s’est d’ailleurs tue en moi devant tant de discorde et rancoeur !
Vendredi 2 février :
R.A.S. Rien À Signaler de cette journée pourtant occupée à plusieurs activités habituelles ni déplaisantes ni inutiles que j’aurais probablement appréciées et signalées en d’autres circonstances. Est-ce à dire que cette journée passée sans que je ne m’en rende compte, sans espoir que je ne m’en souvienne, est passé pour rien ? J’ai toujours trouvé roboratif – en particulier les matins de blues – le conseil de faire quelque chose pour la première fois de sa vie chaque jour pour le rendre unique. Cette perspective donne un irrésistible sentiment de liberté par rapport au monde que l’on va changer, au temps que l’on défie et surtout vis-à-vis de soi-même que l’on va renouveler. Il n’est pas besoin de gravir l’Everest, ni d’embrasser ou de gifler une inconnue dans la rue ni d’écrire le prochain Prix Goncourt pour que la journée soit mémorable. Simplement se dire qu’aujourd’hui est le jour où j’ai découvert que…, où j’ai décidé de…, où j’ai commencé à…, où j’ai osé faire ceci ou cela. Maintenant que j’ai beaucoup découvert, décidé, commencé et osé, j’aurais plutôt tendance à conjurer autrement le temps qui passe, en prenant au contraire conscience que la banalité n’a rien de banal, que la vie comme l’amour, c’est toujours la première fois !
Jeudi 1 février :
Quitte à impatienter le chien qui aspirait à une longue promenade, je me suis arrêté au bord du chemin pour m’installer sur une souche et contempler le paysage surpris comme moi par le beau temps inhabituel pour la saison. Je me suis ensuite tourné les yeux fermés vers le soleil précoce pour laisser ses rayons me caresser le visage et me réconforter l’âme. Au-delà des poncifs, j’atteste que le soleil l’hiver chauffe à l’intérieur, dégèle le cœur, fait fondre les soucis, ranime l’espérance. Mais peut-on encore profiter de ces moments de bonheur sans arrière-pensée ? Comme de porter une jolie chemise mais fabriquée par des quasi-esclaves de l’autre côté de la planète. Le cadeau de cette radieuse après-midi, ne le dois-je pas au saccage intensif, ininterrompu et irréversible par les hommes de cette nature dont je suis précisément en train de profiter ? Et quelle catastrophe annonce-t-il, ne serait-ce que pour les bourgeons dont je vois déjà pointer le bout du nez sur les arbres et buissons à l’entour, à la merci d’un frimas subit ? Et l’été prochain, probablement caniculaire, desséchera-t-il de nouveau jusqu’à l’os ce souriant paysage que je suis en train d’admirer ? Espérons seulement que notre esprit soit moins déréglé que le climat et qu’il nous permettra de surmonter ces sombres perspectives ! En attendant, je reprends la route à la grande satisfaction du chien.
Mercredi 31 janvier :
Le plus marquant ce jour n’aura pas été la conversation du matin – pourtant poignante – avec cet ancien enseignant congolais qui participe à mes cours –, ni ce Conseil de faculté – pourtant plus assommant que jamais – auquel j’ai fait acte de présence l’après-midi, ni le spectacle de danse – pourtant époustouflant – auquel nous avons assisté en soirée. Ce qui m’a vraiment enchanté est la petite virée improvisée à midi avec ma vieille Vespa impatiente dès les premiers beaux jours de pouvoir s’ébrouer sur les pavés, se dérouiller les pistons et recharger ses batteries. Auparavant elle devait attendre le printemps pour sortir du garage, mais le dérèglement climatique lui évite désormais celui de sa mécanique quand elle reste trop longtemps inactive. Elle a démarré au quart de tour, trop heureuse de profiter de l’air vif, des rues dégagées à cette heure, des beaux virages qu’elle prend à tout allure malgré son âge. Je suis persuadé que certains objets peuvent avoir une âme, comme c’est le cas pour ma vieille Vespa qui ronronne comme chat entre mes jambes, anticipe mes moindres mouvements, obéit aussitôt à mes coups de poignet et me manifeste ainsi toute sa reconnaissance en me gratifiant d’un incomparable sentiment de liberté.
Mardi 30 janvier :
Au cours de ma carrière, j’ai participé à des centaines de réunions comme celle d’hier où il faut négocier, plus souvent rivaliser d’arguments et d’éloquence avec des collègues tout en gardant le sourire, ou bien convaincre des partenaires ou des responsables de l’intérêt de telle ou telle entreprise. Non seulement que je m’y appliquais, pas trop mal même, mais je les recherchais presque car ces confrontations me stimulaient, me permettaient de défendre mes projets ou m’obligeaient à en trouver d’autres, ce qui était encore mieux. Hier, en revanche, je me suis rendu compte combien ces exaspérants débats avaient finalement peu d’importance… À mes yeux, en tout cas, car mes interlocuteurs, qui n’en démordaient pas, en faisaient une question cruciale. Peut-être est-ce pour cela que ces jeunes collègues sans aucun doute bien intentionnés me sont progressivement parus effrontés et manipulateurs, parce qu’ils me rappelaient comment moi-même je me comportais probablement à leur âge. Je suis sorti de la réunion à la fois heureux que je ne devrai bientôt plus participer à de semblables discussions mais tout de même un peu nostalgique de l’époque où elles me passionnaient. Curieusement, je n’ai jamais pédalé aussi vite ni levé autant de poids à la salle de gym où je me suis ensuite rendu !
Lundi 29 janvier :
Mon border coolie et moi avons récemment appris en regardant la télévision – entre deux mauvaises nouvelles – qu’après les hôpitaux, les prisons, les casernes, les maisons de repos, ce sont maintenant les lycées en difficulté qui font appel aux chiens pour y rendre la vie plus détendue, conviviale, sensée, bref plus heureuse. C’est que les animaux ont à nous apprendre bien des choses que nous avons oubliées ou que nous n’avons jamais sues ! Les professeurs comme les élèves témoignaient au cours du reportage que leur nouveau compagnon à quatre pattes les apaise, les rassure, les stimule. Il encourage même les élèves en décrochage à revenir en classe, à bien s’y comporter et à y collaborer avec leurs condisciples. Faut-il s’étonner, se réjouir ou regretter que les humains aient de plus en plus besoin des animaux pour rester humains dans un monde qui l’est de moins en moins ? Mon chien revendique en tout cas pour lui et ses congénères des qualités de plus en plus rares chez leurs compagnons bipèdes : la tranquillité d’âme, l’affection gratuite, la douceur communicative, la spontanéité naturelle, la loyauté à toute épreuve, et tout simplement la joie de vivre. Peut-être manque-t-il seulement d’un peu modestie en se flattant ainsi…
Dimanche 28 janvier :
« Apprendre toute sa vie ! », bien sûr, j’y souscris volontiers puisque l’inconnu, l’étrangeté, la difficulté ont toujours été pour moi de puissants stimulants à de nouvelles révélations, recherches, expériences. À tel point que l’on m’a reproché au contraire de ne pas approfondir, développer, faire fructifier les connaissances, les compétences, les résultats acquis au lieu de « papillonner » (j’adore ce terme) d’un sujet, d’un domaine ou d’une activité à l’autre, aiguillonné par ce paradoxe qu’une nouveauté perdait ses charmes au fur et à mesure que je la découvrais. Maintenant si le charme est toujours présent, c’est moi qui perds mes moyens ! Il me faut bien constater que je « plafonne » (je déteste cette idée !) vite dans la découverte ou la pratique de nouveaux savoirs ou savoir-faire. Apprendre c’est forcément progresser vers plus de connaissance et de maîtrise, et une meilleure utilisation de ses ressources intellectuelles, physiques, humaines. Si on oublie ce qu’on a appris la veille et qu’on ne peut espérer en apprendre davantage le lendemain, à quoi bon ?! C’est ce que je me suis dit hier en me voyant si maladroit encore à danser le tango malgré toute ma motivation et mes efforts, sans compter la compréhension de mes cavalières dont j’écrase les orteils.
Samedi 27 janvier :
Pot de départ, hier soir, pour remercier une jeune secrétaire et lui souhaiter bonne chance pour son nouvel emploi dans une autre ville. L’histoire de l’Institut est une succession de va-et-vient de collègues qui partent parce que les restrictions budgétaires obligent à des sacrifices, parce que le projet auquel ils participaient est terminé, parce qu’eux-mêmes ont d’autres projets professionnels, parce qu’ils sont atteints par la limite d’âge, comme ce sera bientôt mon cas, ou parce qu’ils tombent gravement malades, comme c’est le cas tragique d’une très chère collègue dont nous avons parlé hier avec beaucoup d’émotion. Une équipe qui dure, comme celle de notre département, ressemble au bateau de Thésée qui reste le même, même si l’on change progressivement toutes les planches, les matelots, et bien sûr le capitaine… pourvu que l’on garde le cap ! Entouré de mes plus fidèles camarades depuis les premières années, voire les premiers jours de cette aventure universitaire, et toujours en contact avec d’anciens collègues qui nous ont entretemps quittés, j’ai souvent l’impression – comme hier soir – que nous formons une famille de plusieurs générations et autant de personnalités différentes.
Vendredi 26 janvier :
Quotidiennement les mauvaises nouvelles que l’on reçoit du monde se multiplient et s’aggravent de manière affolante (guerres, terrorisme, tyrannies, nationalisme, populisme, misère, …) au point où l’on craint à tout moment qu’un ultime facteur déclenchant provoque le cataclysme auquel semblent inéluctablement mener l’imbécilité et la brutalité des hommes. Même si on s’habitue à tout, je ne peux m’empêcher de me demander en me levant chaque matin si l’histoire se souviendra de ce jour-ci – aujourd’hui le 26 janvier 2024 – comme de celui du 28 juin 1914, du 26 avril 1937, du 1er septembre 1939, du 7 septembre 1940, du 7 décembre 1941, des 6 et 9 août 1945, du 27 juin 1991, 17 juillet 1994… Ces journées fatidiques* ont probablement commencé comme d’habitude pour les milliers ou millions de personnes qui allaient en être pourtant les tragiques victimes, et auraient dû se poursuivre aussi tranquillement pour ces braves gens sans la folie meurtrière d’une poignée de paranoïas va-t-en-guerre.
* dans l’ordre : assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, bombardement de Guernica, envahissement de la Pologne par Hitler, commencement du Blitz, bombardement de Pearl Harbor, bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, déclenchement de la guerre de Yougoslavie, début du massacre des Tutsis, pour ne prendre que quelques exemples parmi de trop nombreux autres !
Jeudi 25 janvier :
Même si elle fut encore plus longue, de tôt le matin à tard le soir, cette dernière journée d’examens s’est déroulée bien plus rapidement et agréablement que les précédentes. Pas plus intelligents ou studieux que leurs condisciples (deux ou trois remarquables prestations, tout de même), les étudiants d’hier étaient intéressants pour cette simple raison qu’ils étaient intéressés. Je préfère cent fois qu’un étudiant en sache un peu moins mais qu’il ait un avis à donner sur ce qu’il a appris, que cela suscite de nombreuses réflexions, de nouvelles questions, de stimulantes perspectives… personnelles. Le seul point commun entre ces étudiants qui non seulement m’ont ainsi fait passer une belle journée mais aussi rassuré que ce n’est pas inutilement que j’enseigne : leur âge ! Je ne me réjouirai jamais assez de cette chance que j’ai (eue) d’enseigner toute ma carrière à des personnes plus âgées en formation continuée comme à de jeunes étudiants sans expérience. Pour constater que la maturité des premiers, leur motivation, leur circonspection, vaut bien la vivacité d’esprit des seconds.
Mercredi 24 janvier :
Cette journée à l’A*** de F*** fut pour moi l’occasion d’un saut dans le temps. J’ai d’abord apprécié retrouver le charme de ces bâtiments prestigieux et de ces salles de réunion luxueuses, d’y être accueilli par des hôtes distingués et prévenants, d’assister à des exposés convaincants, de participer à de stimulantes discussions, dans une ambiance aussi conviviale que feutrée. Nostalgique de l’époque où je fréquentais régulièrement ces milieux privilégiés, je n’ai cependant pas tardé à ressentir ensuite le même agacement que naguère devant ce protocole compassé, vernissé, consensuel : on échange cartes de visite et politesses, on s’écoute complaisamment discourir, on se complimente que tout aille bien, ou presque, on commente savamment des graphiques, on échafaude de nouveaux projets, on annonce de beaux succès, on se fixe d’autres rendez-vous. C’est bien la première fonction de ces institutions que de se mettre en scène pour justifier leur existence, mais je dois bien avouer que je n’ai plus la même patience et motivation pour cette bureaucratie aussi brillante et souriante soit-elle.
Mardi 23 janvier :
Encore chez Borges (« Le Congrès ») : « Je constate que je vieillis ; un signe qui ne trompe pas est le fait que les nouveautés ne m’intéressent pas plus qu’elles ne me surprennent, peut-être parce que je me rends compte qu’il n’y a rien d’essentiellement nouveau en elles et qu’elles ne sont tout au plus que de timides variantes. » Je partage ce sentiment à cette différence près que je ne pense pas que les prétendues nouveautés se valent. Si nous avions la conviction que les nouveautés qui nous enthousiasmaient naguère visaient le bien de tous, on sait que les nouveautés dont on nous rebat maintenant les oreilles (sous le nouveau nom d’« innovations ») sont promues, voire imposées au profit de quelques-uns et ne servent que de dérivatifs ou d’exutoires à tous les autres. Ces innovations, qu’on confond ingénument avec le « progrès » et auxquelles on voue un culte dans tous les domaines (médiatique, intellectuel, politique, scientifique) procèdent purement, et y contribuent docilement, du système de la mode aussi pervers que frivole.
Lundi 22 janvier :
Hier n’était pas seulement le centième anniversaire de la mort de Lénine, mais surtout l’anniversaire de la naissance de mon père décédé il y a seize ans. Je ne pense certainement pas moins à mon père les années passant ; j’ai au contraire l’impression de lui ressembler de plus en plus en vieillissant, même physiquement. Rares sont les personnes qui pourraient en témoigner, mais souvent je me fais la réflexion, en m’entendant parler ou me voyant agir, que mon père n’aurait pas fait autrement, et je m’en félicite. Il se réjouissait naguère que je puisse entreprendre ce que lui n’avait pu que rêver de faire : étudier, voyager, écrire ; maintenant, c’est moi qui souhaiterais pouvoir devenir qui il a été toute son existence. Jamais je n’aurai sa générosité, son optimisme, sa sérénité, son endurance, mais son exemple m’a toujours motivé à devenir meilleur. Encore aujourd’hui, à l’âge de la retraite, je m’inquiète de savoir, comme l’enfant que je suis resté, s’il serait fier de moi? J’ai au moins la consolation qu’il savait au moment de partir toute l’affection, l’admiration et la reconnaissance que j’éprouve pour lui, un bonheur auquel j’accorde d’autant plus de prix que je n’aurai guère l’occasion de le connaître.
Dimanche 21 janvier :
Une jeune membre de la famille m’a fait visiter la maison encore vide qu’elle venait d’acheter (les actes ont été signés la veille). Plus que par les lieux, spacieux, harmonieux, lumineux, j’étais charmé par l’enthousiasme de la nouvelle propriétaire et la perspective de l’existence qu’elle enracinera, construira, mènera dès le mois prochain et pour longtemps, peut-être toujours, dans ce bel espace qu’elle allait pouvoir aménager à son image. Pour avoir connu l’exaltation de tels commencements, j’enviais le jeune âge de mon interlocutrice alors que je me réjouis habituellement d’avoir le mien. En ce qui me concerne, après les commencements, j’ai heureusement ou malheureusement connu pas mal de recommencements ! Au cours du reste de la journée passé à promener mon chien le long de nos sentiers habituels, aujourd’hui magnifiquement illuminés par la neige à nos pieds comme par les rayons de soleil entre les arbres, à lire mes auteurs préférés en écoutant mes compositeurs familiers, à échanger de vieux souvenirs et envisager de nouveaux projets avec mon amie, je me suis demandé s’il ne fallait pas préférer ce qui se prolonge à ce qui commence ou recommence ?
Samedi 20 janvier :
Hier, première journée d’examens oraux. Sur les douze étudiants que j’ai interrogés : une brillante jeune femme, cultivée, enthousiaste, éloquente, originale, qui ne maîtrisait pas seulement la matière mais la prolongeait et l’enrichissait en la présentant ; trois étudiants moyens qui avaient le mérite de connaître leur cours et dont les réponses m’ont quelques fois intéressé ; les autres entretiens – comment le dire autrement ? – m’ont prodigieusement déçu et ennuyé, avec comme seule consolation la pensée que j’en aurai bientôt terminé de cette corvée de questionner les étudiants à la fin de chaque quadrimestre. On m’accusera d’être un grincheux ringard si j’ajoute qu’il y a quelques années encore les examens – auxquels les étudiants de naguère était autrement préparés – étaient l’occasion de stimulants débats. Malheureusement, le concert auquel j’ai assisté le soir (Haydn et Dvorak) n’était guère plus passionnant, à mes oreilles en tout cas, peut-être fatiguées de tout ce qu’elles avaient dû entendre de la journée ? Encore bien qu’entre-temps j’aie pu aller me promener une heure avec Clara dans la neige et le silence des bois aux alentours.
Vendredi 19 janvier :
Vivifiantes promenades dans la poudreuse, sous un ciel argenté le matin, bleu azur l’après-midi. Mais je n’en dirai pas plus car de nouveaux épanchements sur la féérie des paysages enneigés, la magie du givre sur les branches, l’enchantement des souvenirs ravivés, etc. risquent de paraître éculés pour ne pas dire nunuches. Mais je les assume et les préfère aux lamentations que j’entends depuis le premier flocon concernant la corvée de déblayer les trottoirs, les risques d’accidents, les déplacements perturbés, les rendez-vous ratés, etc. Oserais-je avouer que j’ai regretté que mes voisins s’empressent – on ne peut plus obligeamment – de déneiger et saler la rue pour y permettre la circulation ? Seul l’un d’entre eux, dont la voiture était immobilisée et qui amenait à pied ses enfants à l’école, m’a dit qu’il aimait ces circonstances inhabituelles qui, en plus d’apaiser, embellir et rafraîchir le quartier, bouleversaient la vie quotidienne. Ses enfants et moi étions d’accord avec lui ! « Les imprévus sont le piment de la vie », dit-on ; d’accord à ceci près qu’ils en sont aussi la cause, le moteur, le cadre, la condition et la fin.
Jeudi 18 janvier :
La neige est enfin tombée, et en abondance ! Paysage lumineux, contours veloutés, résonance feutrée, douce atmosphère des souvenirs d’enfance. Les voisins ravis se promènent aux alentours pour savourer leur madeleine de Proust tandis que leurs bambins, en tenue de cosmonautes, pourchassent les flocons. Moi aussi, je me sens bien dehors et dedans ! Aujourd’hui j’ai enfin répondu à une amie dont le dernier courrier m’a embarrassé. Alors qu’elle me connaît bien, l’idée qu’elle se fait de moi et de ma vie ne me rassure guère ! En excluant que mon interlocutrice ait seulement voulu me faire plaisir, de deux choses l’une : soit je ne suis conscient ni de mon bonheur ni de mes qualités, comme beaucoup d’autres, mais à ce point c’est difficile à croire ! ; soit je suis tellement pudique ou cabotin que je donne une image de moi toute différente, voire opposée à ce que je suis et vis vraiment. Aurais-je fait mienne, sans en comprendre la réelle portée, la recommandation de ma mère selon laquelle « il vaut mieux faire envie que pitié » ? En tout cas, j’angoisse en pensant que les autres, même les proches, ne me discernent pas mieux que moi-même ! À qui se fier, alors ?!?
Mercredi 17 janvier :
Branle-bas de combat ! Alors que la matinée semble on ne peut plus ordinaire, on annonce du froid, de la neige, du verglas au cours de cette redoutable journée que les médias recommandent à tout le monde de passer à la maison. Les Autorités académiques ont d’ailleurs décidé de suspendre les examens prévus, les miens notamment ; je viens d’écrire à mes étudiants pour le leur confirmer et prévoir un nouveau rendez-vous. En écoutant les autres nouvelles de ce matin à la radio, je me disais qu’il a cependant bien d’autres raisons que la météo pour rester enfermé chez soi par les temps qui courent : le succès de Trump à la primaire républicaine, la guerre en Ukraine toujours, les bombardements de la bande de Gaza encore, les menaces chinoises après les élections à Taiwan, les politiciens de droite qui se font élire ou qui s’y préparent ici comme ailleurs, etc. Cela va immanquablement devenir de plus en plus dangereux de mettre un pied dehors, risqué de déraper dans un virage et de se retrouver dans le fossé !
Mardi 16 janvier :
Jorge Luis Borges – dont la lecture m’enchante toujours – raconte dans la nouvelle « L’Autre » (Le Livre des sables) qu’un jour, à la fin de sa vie, devenu aveugle, il rencontre par hasard sur un banc un jeune homme qui n’est autre que lui-même cinquante ans plus tôt, et qui se trouve en outre sur un autre continent. Aussi surpris qu’embarrassés l’un et l’autre de ce dédoublement, le jeune Borges et le vieux Borges ne savent quoi se dire. Ce dernier constate : « … nous ne pouvions pas nous comprendre… Chacun des deux était la copie caricaturale de l’autre… Conseiller ou discuter était inutile, car son inévitable destin était d’être celui que je suis. » Si une telle expérience m’arrivait, ai-je pensé, aurais-je des conseils, des avertissements, des révélations à prodiguer au jeune homme que j’étais à 20 ans ?!? Bien sûr que non ! D’une part, parce que le sexagénaire d’aujourd’hui, perplexe et contrit, n’a – sincèrement – aucune leçon à donner à qui que ce soit ; d’autre part, parce que le jeune homme d’hier n’aurait entendu aucune recommandation, et en aurait même pris le contrepied au nom de son obsession pour la liberté. Ce n’est pas à la fin de ma vie que je suis devenu aveugle ; je l’ai toujours été, me semble-t-il, et sourd, qui plus est!
Lundi 15 janvier :
Je dois à mon métier mes plus belles amitiés, en particulier celle de l’ancienne et éminente collègue avec laquelle j’ai passé la soirée d’hier dimanche. Férue de musique (elle s’est assidûment remise au piano aussitôt libérée de ses responsabilités professionnelles), elle m’a invité à assister à un excellent concert près de chez elle et à ensuite aller manger dans un bon restaurant. Nous avons tellement de choses à nous raconter quand nous nous voyons que j’ai presque raté mon train de retour ! Elle m’écoute avec amusement et compassion raconter mes dernières expériences et impressions avant la retraite que je prendrai avec le même soulagement qu’elle il y a quelques années. Les jeunes collègues ne m’intéressent cependant pas moins. Pas plus tard que ce matin, j’ai pris le café avec un ancien étudiant devenu enseignant à son tour, qui me fait le plaisir de garder de bons souvenirs de moi. Dynamique coordinateur d’une école de quartier, il me propose – sachant que je serai bientôt davantage disponible – de contribuer à titre de bénévole à ses projets pédagogiques et culturels en faveur d’enfants défavorisés ainsi que de leurs parents, des immigrés pour la plupart. Alors que je m’étais promis de ne plus m’engager dans de telles entreprises auxquelles j’ai déjà tant sacrifié, je n’ai pas dit non…
Dimanche 14 janvier :
J’ai toujours entretenu des rapports difficiles avec la vie quotidienne qui a souvent été pour moi synonyme de routines, de contraintes et de perte de temps, précisément tout ce que j’essaie d’éviter. Ne retenait généralement mon attention que ce qui « sortait de l’ordinaire » ou « dépassait le moment présent ». On m’a assez reproché ma distraction parce que j’étais toujours « ailleurs », dans mes pensées abstraites ou mes projets d’avenir, cause à l’époque de pas mal de disconvenues et maintenant de regrets. Je constate heureusement que l’âge aidant, ont progressivement changé mes sentiments et mon attitude à l’égard des faits et gestes de cette vie quotidienne autrefois dédaignée. Est-ce parce que j’ai finalement appris la vanité des idées abstraites et des projets d’avenir que je commence à apprécier les charmes de l’existence au jour le jour, plus imprévus, plus subtils, plus intenses que je ne croyais stupidement ? Est-ce que parce que mes jours sont comptés – serait-ce en années, espérons-le – que je prends enfin conscience de leur prix ? Ne me trompe en tout cas pas la vive émotion que suscitent en moi le film de Wim Wenders « Perfect days », vu récemment, et les albums de Laoshu, relus régulièrement, à la gloire du « vierge, vivace, bel aujourd’hui » !
Samedi 13 janvier :
Le désarroi que peut causer la retraite et ce sentiment douloureux d’être désormais inutile voire superflu qu’elle provoque, démontrent bien l’aliénation que nous a fait subir la société contemporaine, et plus particulièrement la conception servile et mercantile du travail qu’elle nous a inculquée. N’avons-nous pas finalement la conviction que nous ne valons, aux yeux des autres comme aux nôtres, que par notre utilité exclusivement mesurée à l’aune des profits que nous générons et dont notre salaire est le dividende. La fortune et la notoriété seraient les preuves d’une vie professionnelle réussie ; la sobriété et la modestie ceux d’une vie négligeable. La seule satisfaction personnelle que procure une activité ou le service gratuit que l’on peut rendre à une cause ou à autrui ne font pas le poids par rapport à cette reconnaissance sociale, par rapports aux efforts et aux compromissions auxquels il faut consentir pour l’obtenir, par rapport aux sacrifices de sa vie personnelle, ou de la vie en général qu’elle réclame. Heureuses les personnes qui ont la chance de pouvoir se rendre « utiles » sans être « utilisées » et qui pour cela n’ont jamais eu l’impression de travailler.
Vendredi 12 janvier :
Jour à marquer d’une pierre blanche ! Je viens d’envoyer à l’éditeur les dernières épreuves de mon dernier essai professionnel. Professeur, de A à Z. Libres propos sur l’enseignement et l’université n’est pas vraiment un testament didactique, mais j’y publie tout de même des textes (anciens réactualisés ou inédits) où j’expose mes réflexions, expériences et convictions les plus importantes sur le métier de professeur et mon statut d’universitaire. Si le bilan est largement positif – j’ai toujours enseigné avec autant de passion que j’espère avoir pu en susciter chez mes étudiants –, l’avenir ne me parait guère encourageant ! Je crains d’ailleurs donner l’image d’un vieux professeur nostalgique qui joue – bien inutilement – les Cassandre. Comme toujours, je ne sais pas si je serai lu, et dans ce cas entendu, et dans ce cas, si ce nouveau livre aura quelque impact. En fait, je ne m’en préoccupe guère ; j’écris d’abord pour moi, pour tenter de mieux comprendre et d’ainsi apprécier davantage la complexité et la subtilité des choses, des événements et des gens. Cet ouvrage-ci me permet en outre de tourner la page pour un nouveau chapitre de ma vie… sans savoir lequel encore?
jeudi 11 janvier :
J’ai toujours insisté auprès de mes collaborateurs lors de recrutements de veiller à ce que les nouveaux collègues, outres les compétences professionnelles figurant à leur CV, fassent preuve des trois dispositions suivantes, élémentaires mais tellement essentielles : bon sens, bon caractère et bonne volonté. Je viens encore de constater que c’est la dernière de ces qualités qui compte le plus, ou plutôt que le défaut correspondant est le plus exaspérant, irrémédiable et pénalisant. On peut s’accommoder d’un collègue peu perspicace ou grincheux, mais la mauvaise volonté coupe bras et jambe. Sa fréquentation quotidienne finit par décourager les plus enthousiastes et empoisonner l’ambiance. Je pourrais bien sûr me désintéresser maintenant des collègues peu conciliants que je n’aurai bientôt plus à gérer ou à côtoyer, mais je ne peux m’empêcher tout de même de regretter, avant même le tort que cette attitude cause aux autres, que de telles personnes, non démunies de qualités par ailleurs, en début de carrière parfois, se privent elles-mêmes du bonheur – car c’en est un ! – de contribuer spontanément au jour le jour à de stimulants projets et à une heureuse convivialité.
Mercredi 10 janvier :
Les gens s’associent pour toutes sortes de raisons, parce qu’ils collectionnent les timbres-poste, parce qu’ils supportent le même club de foot, parce qu’ils partagent le goût pour les vins du Rhône. Il est cependant une communauté plus forte que les autres, celle formée par les collègues. Elle ressemble à une famille, que l’on fréquente aussi assidument, avec ses hauts et ses bas, ses sympathies et ses inimitiés, ses complicités et ses rivalités, mais une communauté malgré tout. Il faut dire que dans les deux cas, on n’a guère le choix, probablement le secret de relations qui durent, ici au-delà de la retraite. C’est ce que j’ai pensé aujourd’hui au chevet d’un ami, ancien enseignant, hospitalisé depuis une semaine, qui n’a pas de famille proche, mais auprès qui j’ai retrouvé lors de ma visite d’anciens collègues à lui venus l’encourager. Rien d’autres à épingler de cette journée sinon une cocasse escalade de mails de la part d’un professeur, puis de son chef de service, puis de son doyen, puis finalement du vice-recteur… concernant l’occupation d’un bureau de quelques mètres carrés qu’on se dispute comme les matous du quartier pour un bout de jardin.
Mardi 9 janvier :
Il y a quelque temps, c’était ma vieille mère qui causait du souci parce qu’elle refuse de s’alimenter correctement, prétextant qu’elle se suffit de peu pour faire si peu de ses journées, se déplacer de son lit à son fauteuil en passant par la cuisine, et retour. Aujourd’hui, c’est le tour de la mère de ma compagne, à peine plus jeune mais pas en meilleure forme, qui refuse toute aide extérieure – ni le médecin, ni une infirmière, ni une assistante-familiale – car elle n’a jamais eu besoin de personne, et que ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer, advienne que pourra ! Passée l’exaspération que l’on peut ressentir devant l’entêtement suicidaire de ces grincheuses nonagénaires, je ne peux m’empêcher de les admirer et de les approuver. Nos vénérables mères se sont activées sans répit ni repos, toute leur vie, au travail et à la maison, bien au-delà de l’âge de la retraite, pour la famille, certes, mais aussi pour garder leur indépendance et leur dignité. Faut-il sacrifier, pensent-elles probablement, ces deux raisons de vivre à la satisfaction qu’elles donneraient à leurs proches de les voir vivoter encore quelques pénibles années ?
Lundi 8 janvier :
Ce matin, la neige s’est mise à tomber pour la première fois au moment où le soleil se levait pour rendre cette froide et claire matinée encore plus lumineuse. Le paysage, finement saupoudré comme de sucre, avait une apparence féérique lorsque je suis allé me promener avec le chien qui, furetant et cabriolant, semblait lui aussi émerveillé par cette soudaine transformation de son environnement ordinaire. Je constate de nouveau que je suis deviens de plus en plus sensible aux charmes et aux variations du quotidien, et une simple balade le long des chemins habituels est source de multiples et subtiles agréments difficiles à expliquer tellement ils sont banals. Plusieurs fois je me suis arrêté pour regarder filtrer le soleil entre des branches givrées, plus loin s’étager le damier des prés, des jardins et des bosquets, et devant moi gambader le chien dans tout ce blanc sur lequel son corps cambré et sa queue dressée dessinaient la lettre « m ». Ces occasions de se réjouir, proches et simples, valent bien l’exaltation d’expériences et de voyages d’une autre époque ; c’est à ces moments-là qu’il m’arrive de penser, reconnaissant, que vieillir a aussi ses avantages !
Dimanche 7 janvier :
Nuit épouvantable à transpirer, à tousser, à cracher, à me moucher, à étouffer, à me tourner dans le lit sans trouver le sommeil, jusqu’au moment où j’allume et empoigne cet épais essai historique commencé il y a quelques jours en espérant que sa lecture exigeante me rende le sommeil. Le chapitre est tellement captivant que c’est le contraire qui se produit. Je ne vois pas le temps passer et arrivera bientôt l’heure de se lever alors que je n’aurai dormi que quelques heures. Qu’importe : n’est-ce pas le bonheur d’être ainsi confortablement installé au chaud, seul au monde sous la lampe de chevet, à part le chat qui est venu entretemps me rejoindre, transporté par des phrases harmonieuses, de subtiles raisonnements, des idées généreuses, des aperçus originaux, de nouvelles découvertes. Cela vaut bien un rhume et un peu de fièvre ! J’ai toujours peu dormi, sans jamais admettre être insomniaque, et une nuit blanche, comme une page blanche, est pour moi une belle opportunité plutôt qu’une catastrophe. En revanche, je ne supporte pas les grasses matinées… de toute façon, il faut promener le chien.
Samedi 6 janvier :
J’ai trouvé une réponse à fournir aux personnes qui s’inquiètent de ma « vie après » la pension : je vais donner libre cours à mon dilettantisme et mon éclectisme naturels que j’ai été obligé de brider ma vie durant. Brider ?!? Pas vraiment, j’ai toujours admis (et m’en suis parfois vanté) préférer être spécialiste en rien pour garder le loisir et le plaisir de toucher à tout, ce qui n’a pas très bonne presse dans la profession académique. Je vais donc pouvoir pleinement assumer cette irrépressible et stimulante propension sans devoir rendre des comptes. Faut-il prévoir d’autres affranchissements ? Comme on parle d’un « gaucher contrarié », il m’arrive de soutenir parfois devant mes collègues ou amis pour les provoquer que je suis au fond un « casanier contrarié », ou un « solitaire contrarié », ou un « contemplatif contrarié ». Ce n’est pas tout-à-fait une plaisanterie : probablement comme chez beaucoup, différents tempéraments cohabitent en moi et certains, que j’ai consciemment ou non refoulés, ou que la société a réprimés pour moi, risquent peut-être de se manifester bientôt !?
Vendredi 5 janvier
J’ai connu tant de changements, de ruptures, de nouveaux départs dans ma vie professionnelle et privée que je ne me rends peut-être pas bien compte des effets que ce changement-ci pourrait avoir. Vies professionnelle et privée se sont par ailleurs souvent combinées, parfois confondues, et je n’ai jamais considéré mon « travail » (activité personnellement épanouissante et gratifiante) comme un « travail » (emploi, charge, fonction). Je n’ai jamais cessé de travailler en m’amusant pendant les congés, pas plus que de m’amuser en travaillant le reste de l’année et de la semaine. Puis-je alors envisager la retraite seulement comme un long congé ? Non car le « travail » n’est pas seulement non plus une occupation, mais est indissociable d’engagement, de responsabilités, de statut social qui cessent (en grande partie) à la retraite. On peut continuer à s’activer aux mêmes choses et au même rythme, mais ce n’est plus un « travail » à proprement parler, mais une occupation. Pas moyen d’échapper à la sentence sociale de la retraite. La question est donc : pourrais-je m’occuper – peu importe à quoi, finalement – sans « travailler » ?
Jeudi 4 janvier
De plus en plus mal, je consulte mon médecin qui me découvre un « germe atypique » (j’ai toujours eu un faible pour les personnes et les choses originales). Le confinement et l’inactivité (relative) imposés me permettent également d’entreprendre ces rangements que je repousse depuis des mois, voire des années. Les formalités administratives que j’ai dû accomplir récemment pour obtenir mes droits à la pension m’ont obligé à dénicher et à compulser d’anciens dossiers disséminés dans différentes armoires et pièces de la maison. Je me suis promis de classer et stocker définitivement ces archives à la première occasion de manière à bien clore cette – longue – période de ma vie, et pouvoir passer l’esprit tranquille à une autre – laquelle et pour combien de temps restant les deux inconnues ? Comme toujours, je me suis arrêté mille fois au cours du rangement pour m’émouvoir devant une photo jaunie, un passeport périmé, une lettre devenue incompréhensible. Je m’étais promis de jeter beaucoup, mais la poubelle est restée vide.
Mercredi 3 janvier
Il ne cesse de pleuvoir jour et nuit. De plus en plus accablé par la grippe, je ne sors – habillé comme un marin pêcheur – que pour promener le chien dans les alentours et, quand il y a une éclaircie, un peu plus loin jusqu’aux collines où Clara adore courir et jouer, ses activités favorites. En revanche, je m’inquiète depuis deux jours de l’absence de mon vieux chat que le mauvais temps tient probablement retranché à l’abri dans un jardin voisin. Je profite de ces loisirs forcés pour préparer mes prochains examens, les derniers de ma carrière avant ceux de juin. Je peux aussi me consacrer à la relecture des épreuves d’un dernier manuscrit professionnel, une tâche toujours frustrante pour moi car je ne vois jamais que des faiblesses et des maladresses que j’essaie alors de corriger sans trop réécrire. Des corvées ma vie durant, mais je me dis aujourd’hui, relevant le nez de mon écran, qu’elles me manqueront peut-être, à en croire mes prédécesseurs. Non, franchement non, je ne serai pas nostalgique des examens et des corrections ! NB : le chat est revenu sec et en bonne santé le soir-même.
Mardi 2 janvier :
On m’annonce « l’année de la retraite » telle une rupture radicale dans mon histoire personnelle, comme on se souvient de l’année d’un divorce, d’un déménagement, du décès d’un proche. On pourrait d’ailleurs parler d’une « petite mort » si l’expression n’était déjà utilisée à propos d’autres expériences plus réjouissantes. Même si on compte l’ignorer en restant actif, la retraite est le signe indéniable que le temps passe, que l’on vieillit, qu’après la fin de la carrière s’approche la fin de la vie, aussi inexorable et arbitraire quand bien même elle n’est pas fixée par l’administration. Peut-être la retraite représente-t-elle comme un exercice préparatoire en perspective du grand départ, définitif, notamment pour nous encourager sinon nous obliger à en (re)venir à l’essentiel. Le bouddhisme décompose l’existence en trois périodes : celle de l’apprentissage, celle de l’activité et enfin celle du recueillement. À mon âge, les Chinois ou Japonais de naguère partaient réellement en retraite : ils quittaient leur village pour aller vivre en ermites au sommet d’une montagne ou au milieu des bois, y méditer et y recevoir éventuellement les plus jeunes à qui ils transmettaient leur sagesse. Je souscrirais volontiers à cette vision de la vie!
Lundi 1er janvier 2024 :
Comme nous nous y attendions, ce fut un réveillon bien agréable, en sympathique compagnie, une excellente et abondante auberge espagnole, des conversations chaleureuses et intéressantes, des tangos langoureux à souhait pour quelques abrazos. La seule ombre au tableau est que j’ai perdu la voix au cours de la soirée (mes interlocuteurs ont finalement dû se contenter de réponses monosyllabiques et de mimiques désespérées) et que je suis revenu à la maison grippé pour une semaine. Et ma compagne avec une indigestion, qui plus est ! Plus question d’emmener nos vieilles mères au restaurant pour la choucroute traditionnelle, avec la monnaie sous l’assiette. Une année qui commence mal ! Une année cruciale, pourtant, à en croire les bons vœux que l’on m’adresse : l’année de la retraite ! Les uns me congratulent, d’autres compatissent, certains me jalousent ! Tous m’interrogent sur mes projets « pour après » : le tour du monde à vélo ? Un séjour dans un monastère tibétain ? L’apprentissage de l’hopi ou du violon ? Faut que je me décide (dès que j’aurai fini de tousser et de renifler), sinon c’est la déprime assurée, me met-on en garde !