En retrait(e)

Dimanche 29 juin :
Encore une semaine passée sans ne rien avoir écrit, et ainsi un mois pourtant chargé en événements divers que j’aurai vécu sans trop y penser, devrais-je en conclure ? Un mois qui s’est décliné en « dernière fois » : les derniers examens, réunions et délibérations, les dernières décisions en tant que directeur, la dernière fête de fin d’année avec les collègues, le dernier Conseil de gestion de l’ISLV, mais aussi les dernières milongas de la saison, la dernière après-midi à l’atelier de poterie, la dernière rencontre avec tel groupe d’amis… avant les vacances ! Je ne suis pas davantage réjoui d’être débarrassé des corvées qu’attristé d’être privé (temporairement) de ces plaisirs… Est-ce une manière de me protéger de trop de sentiments contradictoires que de me mettre ainsi instinctivement à l’abri dans une sorte de léthargie émotionnelle tout en restant actif la journée durant, et même entreprenant comme pour me montrer à moi-même que ces achèvements – que je peine à considérer comme les accomplissements que saluent mes collègues et les Autorités reconnaissantes – ne sont que superficiels et me donnent au contraire l’occasion de nouveaux départs, selon la formule consacrée ! Et si je dédie moins de temps à l’écriture, et plus généralement à l’introspection, n’est-ce pas que se préparent en silence et à mon insu de nouveaux projets ou mieux, j’espère : une autre manière de vivre plus apaisée, et d’autant plus pleine et riche. L’actualité n’est pas non plus étrangère à cette impression de me trouver ainsi en suspens, saisi d’effroi devant l’évolution, pour ne pas dire l’inéluctable régression de l’humanité, que ce soit ici ou ailleurs, à laquelle nous assistons impuissants. Notre destin est désormais entre les mains de Poutine, Trump, Netanyahou, Xi Jinping, Kim Jong Un, Erdogan, Meloni, Orban, Le Pen et quelques autres aussi dangereux, soutenus par des financiers, des idéologues et des scientifiques sans scrupules. Comment ne pas rester sans voix devant une telle infamie pour le genre humain, son intelligence, sa sensibilité, une telle injure à son histoire et à son avenir !?! Ces événements dramatiques donnent un écho particulier à ma lecture passionnée de La Douane de mer où Jean d’Ormesson se livre à une analyse aussi complète que subtile, aussi tragique qu’ironique, de l’univers, du monde, de la vie, de l’humanité et de chacun des hommes. Ce « roman total » me donne aussi sentiment qu’il m’est impossible d’écrire quoi que ce soit avant de l’avoir fini, digéré, oublié. Ce sera donc probablement pour en faire tout autre chose que je reprendrai ce journal sous d’autres cieux.

Dimanche 23 juin :
En attendant de pouvoir sortir ma quiche du four, je prends quelques minutes pour ajouter un paragraphe à cette chronique délaissée depuis plus d’une semaine. La relecture du manuscrit des Rêveries sur les coteaux, l’organisation de mes examens et d’autres corvées matinales m’ont trop occupé et préoccupé pour que je trouve le temps et surtout la liberté d’esprit pour écrire. Puis que dire d’un peu opportun et pertinent à propos ou à côté des drames que connait maintenant le monde : les conflits, les bombardements, les massacres et les menaces de guerre mondiale qui s’intensifient ; les sinistres perspectives politiques de plusieurs pays européens qui virent à droite et à l’extrême droite à l’exemple d’autres régimes populistes ou dictatoriaux ; les conditions météorologiques insensées et extrêmes qui bouleversent la nature et les habitants, ici le déluge, là-bas la canicule, et l’inverse demain. Pendant ce temps, notamment pendant que le Rassemblement national se prépare à gagner les élections en France et que les partis de (centre) droite belges, après avoir gagné les nôtres, se préparent à assumer un pouvoir austère, les citoyens se passionnent pour l’Euro de football les yeux braqués sur leur téléviseur. Et comme les Diables rouges ont emporté leur match d’hier, nous sommes sauvés !

Vendredi 14 juin :
Vu le temps que l’on perd à ne rien faire coincé derrière son pare-brise au milieu des embouteillages entre deux chantiers, on a tout le loisir d’observer les va et vient des piétons autour de la voiture et sur les trottoirs. Aussi me suis-je mis à m’intéresser aux différentes manières que peuvent adopter les personnes qui franchissent la route devant vous sur les passages anciennement cloutés, actuellement zébrés. Se dégagent aisément deux catégories de traverseurs clairement distinctes : les piétons qui vous remarquent et ceux qui vous ignorent superbement. Les premiers peuvent simplement vous jeter un regard ou aussi hocher la tête, d’autres vous sourient ou vous remercient d’un signe sympathique comme s’il s’agissait d’une faveur qu’on leur faisait de les laisser passer. D’autres encore plus aimables, et ce ne sont certainement pas les plus alertes, font mine de se presser et ébauchent même un petit sprint pour ne pas ralentir les automobilistes plus longtemps. Il faut parfois insister à grands gestes auprès de vieilles personnes qui préfèrent attendre sur le bord du trottoir car elles estiment probablement qu’il leur faudrait trop de temps pour arriver jusqu’à l’autre bord. Elles sont alors si heureuses qu’on se montre patient et attentif à leur égard qu’il semblerait que c’est la mer Rouge qui leur laisse le passage. Mes préférés sont les enfants que la maman, comme une cane avec ses canetons sur la rive, rassemblent dans ses jupes avant la dangereuse traversée de la route, et surtout le petit dernier qui tire son tricycle et qui vous fait des « bonjours » enthousiastes comme s’il vous reconnaissait. Puis vient la seconde catégorie, ceux qui vous ignorent, les plus jeunes le plus souvent, soit parce qu’ils sont en communication téléphonique avec leur copine depuis l’autre bout de la ville, soit parce que, le casque audio sur les oreilles, ils dédaignent le monde qui les entoure et qu’ils doivent considérer comme bien peu de chose à voir l’air hautain qu’ils se donnent pour traverser la rue comme Louis XIV la Galerie des Glaces sous les yeux ébahis des courtisans et des domestiques. Il m’est aussi arrivé qu’un d’entre eux s’arrête tout de même, juste devant ma voiture, pour me faire un doigt d’honneur.

Mercredi 12 juin :
Voici la nouvelle, somme toute banale et attendue, mais tragique tout de même : une poétesse est morte cette nuit. Je connais Françoise Hardy depuis toujours sans l’avoir jamais adulée comme d’autres de ma génération. Ses chansons, des plus tendres aux plus tristes, toujours douces, n’ont cependant cessé de me bercer depuis l’époque où je lisais Salut les copains par-dessus de l’épaule de ma voisine baby-sitter. Comme pour beaucoup, c’est sa mélancolie et sa distinction qui me touchaient au plus intime sans que je ne m’en rende toujours compte. Il m’a fallu du temps pour l’apprécier à sa juste valeur. Comme tous les vrais poètes, elle ne se contente pas de traduire un monde ou un état d’esprit mais les crée de mots et d’airs pour y entraîner les auditeurs fascinés qui finissent par s’y sentir chez eux. Quand j’entends Françoise Hardy, souvent fortuitement à la radio, ma pensée adopte aussitôt la douceur de sa mélodie et l’élégance de ses vers, et la vie me semble alors pour moi aussi plus légère, plus délicate, plus subtile… plus belle. Même si la presse ne parle que de sa mort ce matin pour lui rendre hommage, on oubliera vite que Françoise Hardy n’est plus vivante et on continuera à l’écouter et l’apprécier comme on l’a toujours fait malgré le tapage des chanteurs clinquants et brailleurs à la mode. Jusqu’au jour où finira la poésie…

Lundi 10 juin :
Ce matin, en lisant dans la presse la confirmation de ce que j’avais vu hier soir à la télévision, j’ai éprouvé une sorte de vertige devant le gouffre qui s’ouvre à nos pieds. L’avenir me paraît soudainement gris, froid et pluvieux comme la météo d’aujourd’hui alors que l’air était encore si léger et doux hier ! Les partis de droite et d’extrême-droite sortent largement vainqueurs des élections chez nous comme partout en Europe (sans parler du reste du monde!). En France, dont la politique m’intéresse tout de même un peu plus qu’en Belgique, le Président Macron a cru bon dissoudre l’Assemblée nationale et appeler à des élections législatives devant le succès du Rassemblement national alors que rien de l’y obligeait. Un coup de poker qui risque d’amener le parti de Marie Le Pen au pouvoir, et elle-même finalement à la présidence. Fini de jouer à se faire peur : la menace est devenue réalité ! Il y a des jours où l’on se demande si l’on est digne de la démocratie que la moitié de la population est ainsi prête à livrer à de futurs despotes et à leurs sbires en costume-cravate noire. Il ne faudra pas attendre longtemps pour en faire les frais et devoir se méfier, se protéger, se cacher, se taire, s’aligner… En attendant, pas de doute que l’existence des gens pour qui elle n’est déjà pas simple sera encore plus difficile : les indigents, les chômeurs, les isolés, les démunis, les migrants,… bref ces défavorisés de la vie qui subiront la double peine d’être en plus défavorisés par la société. Je pense à la génération précédente – à mon père en particulier, à l’occasion de la fête des pères – qui doit se retourner dans les tombes et taper des poings et des pieds pour en sortir et venir nous faire la leçon : « Est-ce pour que vous vous ralliez finalement au profit, à l’autorité, à l’iniquité, que nous nous sommes battus sans compter pour l’égalité, la liberté, la fraternité ? Vous n’aurez été que des enfants gâtés, des nouveaux riches de la démocratie ! Tout est à refaire s’il s’en trouve encore qui ont la conviction et le courage ! À bon entendeur… »

Dimanche 9 juin :
C’est seulement quand tout se tait encore – comme tôt ce matin, en promenade avec Clara – que l’on entend le gravier crisser sous les pieds, les oiseaux s’interpeller, un chien aboyer au loin, un voisin ouvrir la grille de son jardin… que l’on sent ainsi la vie couler à son rythme en contemplant au loin l’autre rive verdoyante du fleuve où l’on entraperçoit seulement quelques maisons entre les abondantes frondaisons des arbres. J’aurais bien aimé prolonger cette déambulation et méditation matutinales mais je devais me dépêcher d’aller prendre le train pour rejoindre une autre vieille amie (jamais perdue de vue quant à elle) à Bruges où nous avions décidé de passer ce beau dimanche ensoleillé une fois notre devoir électoral accompli. Nous avons alors parcouru la journée durant le dédale de ruelles pavées de la ville flamande entre ses coquettes maisons de briques rouges, débouchant à l’occasion sur de secrètes placettes ombragées ou d’impressionnantes esplanades bordées de prestigieux édifices, en ne nous arrêtant de bavarder seulement quand nous entrions dans l’une ou l’autre église. Chaque fois que je me rends à Bruges, je suis fasciné par le jeu des différents volumes harmonieusement imbriqués que forment les pignons, les clochers et autres monuments historiques, et qui se recompose sans cesse quand on se promène la tête en l’air ou quand on vogue sur les canaux à bord d’une barque aux côtés des cygnes (ce que nous n’avons pas manqué de faire). Le retour dans un train bondé de familles revenant de la mer chargées de bambins et de bagages a conclu tout en contraste cette journée paisible et amicale.

Samedi 8 juin :
Alors qu’on a trop souvent l’occasion de croiser des porte-avions dont aucune discussion ne vient infléchir les convictions ou des barques sans fond qui surfent vaguement d’un sujet à l’autre, ma longue et féconde conversation d’hier avec cette ancienne condisciple de l’université m’a passionné d’un bout à l’autre. Quand on revoit ainsi une vieille connaissance perdue de vue depuis si longtemps et qu’on se met au courant de nos existences respectives en une soirée, on va sans détours ni détails à l’essentiel en se livrant à l’exigeant mais salutaire exercice de sélectionner et de résumer les aléas heureux et malheureux de quarante années passées à ceci ou à cela, ici et ailleurs, avec un tel ou une telle. À ces occasions on en apprend autant sur soi-même que sur l’ami retrouvé, aussi sincère et entier avec soi-même qu’avec l’autre que l’on ne voudrait ni tromper ni décevoir. On se rend alors compte d’être comme des icebergs qui tiennent sous le niveau des faits et gestes quotidiens, dans le calme des abysses ou le tumulte des courants, la plus importante part, à la fois unique et commune, de notre personne et de notre vie qui leur donne du poids et les fait voguer. Comment expliquer ce qui est semblable entre des destins d’un bout à l’autre si différents si ce n’est les éternelles interrogations qu’ils nous inspirent et qui permettent de nous reconnaître après d’aussi nombreuses années ?

Vendredi 7 juin :
Beaucoup de choses à mon actif durant ces journées (soirées avec des amis, belles promenades avec le chien, reprise du bricolage et de la poterie, courriers et corvées administratives, …), mais toujours rien qui stimulerait l’écriture comme s’il lui fallait un minimum d’oisiveté ou de mélancolie, en tout cas un minimum de détachement vis-à-vis des choses comme avec soi-même pour pouvoir en parler. Dans les moments d’intense activité ou de bonheur, la coïncidence parfaite avec soi-même ne laisse en effet pas d’espace ni de temps pour l’introspection, trop occupés que nous sommes à vivre le moment présent. C’est bien la double nature de la conscience qui peut favoriser notre épanouissement mais aussi aggraver nos frustrations, même superficielles et passagères, en les analysant. Finalement n’est-ce pas bon signe que je n’aie rien à raconter ces jours-ci, à l’instar des gens heureux qui n’ont pas d’histoire, paraît-il ? Je regrette cependant mon incapacité à parler des moments et sentiments heureux comme de ceux qui le sont moins, comme si je ne savais plus m’étonner devant le miracle de la vie, les merveilles de l’existence quotidienne, là où se trouve pourtant à notre portée la poésie à condition d’y être attentif.

Mercredi 5 juin :
Je constate – comme si j’en étais moi aussi seulement le lecteur – que les dates de rédaction de ces chroniques s’espacent. C’est que je n’éprouve plus depuis quelque temps la même urgence d’écrire dès que je me lève le matin, que me viennent moins souvent en tête durant la journée des réflexions ou des impressions que je voudrais ensuite coucher sur le papier. Or je ne peux rien écrire en me forçant ; je ne fais finalement que transcrire ce que les circonstances me dictent par l’intermédiaire de ma sensibilité (plus ou moins vive) d’abord, de ma conscience (plus ou moins éveillée) ensuite, de mon besoin de mettre en mots (plus ou moins pressant) enfin. Est-ce à cause du mauvais temps des dernières semaines qui m’a interdit ces longues promenades avec le chien qui stimulent la méditation ? Est-ce à cause de l’organisation pratique de la fin d’année académique, des vacances, puis de la retraire ensuite, qui m’occupe trop l’esprit ? Ne serait-ce pas aussi une forme de découragement dont témoignent les dernières chroniques ? Non pas que ces analyses sommaires mais sincères ne soient fondées, ni ne m’aident à surmonter des colères et des frustrations que partagent probablement beaucoup de mes contemporains. Mais je m’interroge sur la réelle portée de l’explication à laquelle j’accorde tant d’importance en tant que scientifique, intellectuel ou tout simplement en tant qu’individu (autant que possible) raisonnable et responsable. Dans le monde, il est évident que les analyses n’empêchent pas les guerres insensées et abominables, ni les injustices flagrantes et sans cesse répétées, ni les projets les plus absurdes et néfastes, ni l’élection de politiciens incompétents et corrompus,… C’est toujours la raison, ou plus précisément la folie du plus puissant, du plus sournois, du plus arrogant qui l’emporte finalement, certainement pas celle du plus raisonnable. Mais dans ma vie personnelle non plus les explications ne règlent pas tous les problèmes, ni mes malaises avec moi-même comme avec la vie, ni pas davantage certains désaccords avec mon entourage. Au contraire, je dois bien constater que les tentatives d’explications ne font parfois qu’exacerber l’incompréhension et l’exaspération. Quelle déception alors pour moi que les mots, auxquels je me fie et confie tant, ne puissent clarifier, simplifier, apaiser, attendrir, réconcilier, et qu’il soit alors préférable de se taire, de s’abstenir, de se soustraire. Lors du film que je suis allé voir récemment (Black Tea, d’Abderrahmane Sissako) les personnages ne parlent guère mais communiquent aussi subtilement qu’ils se comportent discrètement dans ce magasin de thé de Canton où tant de choses se passent pourtant, où les émotions sont vives, les sentiments sont forts, où la sensualité est prégnante. L’harmonie, la distinction et la poésie n’ont que faire, peut-être même tout à craindre des explications. Sans doute ne devrais-je plus écrire que des haïkus, le reste n’est que littérature.