Chroniques de MARS 2024

Dimanche 31 mars :
Matinée privilégiée à me promener sur les Coteaux. Comment décrire cette complicité avec le chien que j’ai tant de plaisir à regarder cavaler dans les prés, dévaler les ravins, chercher partout le bâton que je lui ai lancé et finalement me le rapporter triomphalement ? Comment décrire cette harmonie avec la nature, avec l’atmosphère légère et vivifiante de début du printemps qui stimule et rassure à la fois, avec le paysage d’ondoyantes collines surplombant la ville que l’on aperçoit entre les branchages à peine en train de verdoyer ? Comment expliquer cet accord avec la vie qui est si douce et sereine qu’on se demande si elle ne s’est pas arrêtée pour nous permettre de mieux en profiter, sans souci, ni désir, ni intention. J’échange quelques mots avec le promeneur souvent croisé accompagné de son vieux berger allemand ; nous partageons l’heureux pressentiment que la journée sera belle. Plus loin, au détour de l’Hôpital de la Citadelle, je rencontre un médecin grec qui photographie les murs de briques lézardés où ont été exécuté tant de résistants et de soldats lors de la seconde guerre mondiale. Nous philosophons sur le paradoxe de l’humanité capable du meilleur comme du pire sans pouvoir s’amender. Nous nous quittons en nous serrant fortement la main, comme pour nous montrer que nous nous comprenons sans pourtant nous connaître ni compter nous revoir. Plus loin, ce sont deux mésanges qui appellent : je les suis longtemps du regard, j’ai tout le temps de sympathiser. Sur le chemin de retour, escale habituelle à la terrasse du café familier pour un chocolat chaud et une écueil d’eau, en regardant les gens circuler, pas plus pressés que nous. En la déposant avec mon sac sur la chaise libre à côté de moi, je constate que c’est la casquette élimée héritée de mon vieux père que je m’étais mise sur la tête ce matin sans m’en être rendu compte. Ceci expliquant peut-être que la matinée soit ainsi magique!
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Ceci pour clore une discussion avec une personne de mes connaissances qui prétend que son plus grand bonheur est ou serait de ne rien faire. J’ai longtemps cru à un abus de langage (« ne rien DEVOIR faire »), mais non : rien de rien ! Peut-être est-ce une manière de compenser un excès (l’amie en question est sollicitée par autant de tâches que de personnes à longueur de journées) par un autre, celui de paresser sur une île déserte qui relève plutôt du phantasme, à mon avis. Comment lui expliquer qu’il n’est pas possible de ne « rien faire». L’esprit et le corps sont en incessante activité, qui est le principe de la vie, même quand nous dormons. L’inactivité – pour le corps comme pour l’esprit – est synonyme de mort (on aura alors tout le temps de se reposer, comme chantait Moustaki), et entretemps synonyme d’ennui, de déchéance, de désespoir. Ne rien faire, n’est-ce pas également laisser ou obliger les autres à faire à sa place ? Il ne faut d’ailleurs pas confondre « ne rien faire » et « faire rien ». Le principe du « non-agir » des philosophies orientales (taoïste, confucianisme, bouddhistes) encourage au contraire à agir mais seulement en harmonie avec la nature dont nous faisons partie intégrante, en faisant patiemment confiance au cours des choses que l’on doit respecter dans toute sa complexité, sa subtilité, son imprévisibilité. Je pensais à cela en allant rendre visite hier à notre ami paraplégique qui est définitivement cloué sur son fauteuil roulant depuis son accident et qui, lui, désespère ne plus pouvoir « rien faire », ou si peu.

Samedi 30 mars :
On m’invite à me rendre à la prochaine Foire du livre qui va bientôt ouvrir ses portes à Bruxelles. Une « Foire du livre » est selon moi un oxymoron, un paradoxe, un contresens. La lecture et l’écriture sont en effet les activités les plus personnelles, solitaires, intimes qui soient, et m’insupporte l’idée de me retrouver dans des halls immenses encombrés d’étalages, de présentoirs et de vitrines chargés de piles d’ouvrages entre lesquels des foules de badauds processionnent pour s’agglutiner devant les stands pavoisés aux couleurs des éditeurs où les auteurs de best-sellers signent des autographes à la chaîne : « Pour Béatrice, en lui souhaitant une bonne lecture ! ». Il y a quelques mois et semaines, on exposait en ces mêmes lieux des automobiles, des salles de bain et des destinations de vacances, ce qui rappelle que l’édition est avant tout un business, comme la peinture, la musique, etc. On le sait, on ne peut pas y échapper, mais faut-il y contribuer en participant à ces « foires » ? Combien je me sens bien plus à l’aise aux brocantes de livres d’occasion ou aux salons de petits éditeurs où l’on découvre des auteurs inconnus, des imprimeurs confidentiels, des ouvrages disparus, sans valeur marchande, selon l’expression consacrée. À ce propos, peut-être interprète-t-on mal l’autre expression selon laquelle « N’a de valeur que ce qui coûte » quand on pense que seul l’argent coûte !
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Autant je supporte difficilement d’attendre quelqu’un ou quelque chose qui est en retard, ce qui arrive de plus en plus souvent, me semble-t-il, à moins que ce ne soit moi qui suis de plus en plus impatient, autant je savoure d’attendre une rencontre ou un événement heureux dont je vais bientôt profiter. Sous prétexte de ne pas rater un rendez-vous amical, j’ai d’ailleurs l’habitude d’arriver bien trop tôt rien que pour avoir le temps et le plaisir de m’en réjouir, en flânant dans les environs, en léchant les vitrines, en échangeant quelques mots avec des connaissances qui passent par-là, en m’abandonnant à divers souvenirs ou réflexions à propos de la personne que je vais revoir, en épiant de temps à autre l’endroit où le rendez-vous a été fixé, puis reprendre mes flâneries et rêveries jusqu’à l’arrivée, à son tour, de mon ami ou de ma collègue. Pour les imaginatifs comme moi, les événements, petits ou grands, valent peut-être autant par le temps que l’on passe à s’y préparer, à les espérer ou les craindre, qu’en eux-mêmes, quand on les vit, quitte à être déçu parfois, à être rassuré d’autres fois. C’est en vain que j’essaie de me raisonner…

Vendredi 29 mars :
Le sens de la vie, qui la rend non seulement intense et heureuse mais possible et nécessaire, se déploie à mon avis sur deux dimensions qui s’articulent pour lui donner tout son volume, son espace, sa réalité. Horizontalement, ce que je vis aujourd’hui a du sens par rapport à ce que j’ai vécu hier et espère vivre demain, pas spécialement dans le sens d’un progrès (on n’en est plus là!), mais de la simple continuité, du rythme naturel, de la cohésion spontanée de l’existence. C’est ce que j’appellerai la mélodie des jours et des expériences, des sentiments et des réflexions, qui s’enchaînent, se répondent, s’engendrent mutuellement. Sur l’axe vertical, nous parlerons plutôt d’harmonie, celle des différentes facettes de notre existence comme celles d’une pierre précieuse, qui, au même comment, s’équilibrent, s’accordent, se contrastent pour former un ensemble cohérent. Aussi comme un jeu de correspondances entre les couleurs d’un tableau ou les mots d’un poème. Cette mélodie et cette harmonie se conjuguent pour constituer la musique de la vie, celle qui la justifie et l’enchante, pourvu que l’on puisse encore l’entendre dans le brouhaha des choses, des événements et des gens qui aujourd’hui se précipitent, se bousculent, s’affrontent.
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Lors d’un récent passage par l’entrée principale de l’université, je me suis senti assailli – affiches criardes sur tous les murs, vidéos racoleuses en bouche sur des écrans, drapeaux et banderoles bariolés dans le hall – par la publicité donnée à une multitude de programmes sociaux, culturels, associatifs et festifs qu’on y organise sans arrêt: semaine de l’alimentation bio, soirée des étudiants étrangers, symposium de l’écologie, concours « ma thèse en 180 secondes », campagne de médecine préventive, journées sportives interuniversitaires… Je suppose que c’est partout pareil : les universités et autres institutions se concurrencent par leurs initiatives aussi nombreuses et variées que possible. De nouveau vieux jeu, je me demande si, au contraire de rivaliser avec l’agitation fébrile du monde extérieur qui les harcèle et les condamne à l’hyperactivité, l’université ne devrait pas offrir aux jeunes et aux étudiants en général un sanctuaire où ils peuvent se sentir à l’abri et prendre du recul pour étudier, réfléchir et reconsidérer le monde. Sur mon bureau trône depuis toujours une petite reproduction d’un érudit solitaire et méditatif un livre en main, où est inscrite l’injonction qui m’a souvent inspiré : « Study to be quiet ».

Jeudi 28 mars
Après la lecture éclairante, passionnante, indispensable, mais décourageante, de l’essai de Stéphane Bohler Où est le sens ?, il m’a semblé préférable de suivre avec un ouvrage plus optimiste, un roman léger certes (l’agencement du scénario, la psychologie des personnages, les différentes scènes et dialogues sont stéréotypés, et le style souvent maladroit), mais qui met à l’honneur quelques chefs-d’œuvre de la peinture. Il paraît que Les Yeux de Mona (Thomas Schlesser) est un succès mondial, ce qui ne joue pas pour moi en sa faveur, mais je l’ai malgré tout acheté et commencé pour son prétexte : un grand-père emmène semaine après semaine sa petite fille au Louvre (au lieu de l’accompagner chez le psychologue comme prévu) pour lui faire découvrir les beautés de l’art avant qu’elle ne devienne aveugle comme cela risque de lui arriver bientôt. Chaque chapitre est ainsi consacré à une œuvre qui est décrite et commentée : comme la fillette, on apprend à regarder chaque tableau, de la composition aux moindres détails, ce qui est toujours intéressant, même à mon âge, autant que les rappels biographiques et historiques. En revanche, on se passerait volontiers des digressions philosophiques et psychologiques aussi convenues que pesantes qui rappellent un autre best-seller initiatique : Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder. Ce livre est un prétexte pour l’art, ai-je dit, mais peut-être que la vie ou le monde sont des prétextes pour l’art ? À approfondir !
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Encore récemment, un collègue bien intentionné s’est inquiété de mes projets pour la retraite. C’est étonnant, et peut-être inquiétant, que nous vivions ainsi dans un mode obsédé et conditionné par les projets, même en dehors du cadre professionnel puisqu’il faut aussi des projets pour les week-ends, pour les vacances et pour la retraite. Surtout pour la retraite, pour garder le cerveau alerte, la forme physique, les relations sociales et finalement le sens de la vie. Sans projet, c’est la dépression assurée, comme une plante sans tuteur. Y a-t-il en effet une pratique ou même une mentalité managériales plus contraignantes que le projet, avec l’analyse des besoins, la détermination des objectifs, la mobilisation de ressources, la planification du travail, le contrôle de l’efficacité, évaluation de la qualité, et surtout : la performance ou le produit finaux auxquels doivent concourir les tâches précédentes. Après y avoir probablement trop sacrifié, je tiens au contraire à me libérer de cet état d’esprit et de cette manière de vivre généralisés désormais par l’envahissant et aliénant développement personnel sous le prétexte paradoxal de faire notre bonheur. Or, un fleuve connaît deux manières de gagner l’océan : l’estuaire, qui va droit au but, sans délai ni détour, ou le delta qui, en s’élargissant, en se ramifiant, en se répandant au hasard, prend tout son temps pour irriguer et fertiliser les terres qu’il explore et dont il s’enrichit. Je préfère ma fin de vie en delta, à la disposition des circonstances comme de mes inclinations.

Mercredi 27 mars :
D’innombrables et ennuyeuses formalités à accomplir, des travaux à commencer sans jamais pouvoir les terminer, des courriers à rédiger de toute urgence, des réponses qui, au contraire, tardent à venir, des rendez-vous qui m’interrompent à tous bouts de champ, des déplacements à répétitions ici ou là, au travers des embouteillages et des déviations, des corvées ménagères en souffrance depuis trop longtemps, mon amie convalescente qui a besoin de moi, ma vieille mère qui attend mes visites, le chien qui désespère d’être emmené en promenade … ces journées sont déprimantes, comme la météo, même si je n’ai guère le temps d’y penser. À tel point que je n’ai rien à raconter ce matin alors que je me force à prendre un peu de recul. Faut-il pour cela que je renonce à supprimer quelques lignes sur mon interminable liste de « choses à faire » pour pouvoir ajouter quelques lignes à cette chronique de peur d’en rompre le fil ! Je ne peux pas mieux dire que ma mère, justement, qui, je m’en souviens encore, parlait de « journées déjetées » quand elle ne savait plus où donner de la tête, quand elle avait l’impression que ses faits et gestes, qu’elle répétait par automatisme, n’avaient guère de sens. En écoutant la radio – que je viens d’éteindre tellement les nouvelles sont dramatiques (Russie, Ukraine, Palestine, USA, banlieues…) ou, sans transition, dérisoires (les résultats sportifs, la rubrique mondaine…) – je me rends compte que c’est le monde qui est déjeté. De quoi puis-je me plaindre ?!?

Samedi 23 mars :
À l’occasion d’une intervention chirurgicale que vient de subir ma compagne, je me suis rendu à l’hôpital plus souvent et plus longuement qu’il m’est rarement arrivé, depuis tôt le matin jusqu’à tard le soir. J’ai ainsi pu y parcourir les halls d’entrée, les couloirs, les salles d’attente, les cafétérias, y croiser les malades, les médecins, le personnel soignant, les visiteurs comme moi, y observer les détails et y humer l’atmosphère. Personne n’aime les hôpitaux, et je préfèrerais moi aussi être ailleurs. Mais je trouve malgré tous les lieux fascinants comme quand on entre dans une église, un tribunal, un parlement ou même une gare. On pressent que les destins s’y nouent et dénouent, à une autre dimension cependant à l’hôpital puisque c’est avec la maladie, la vieillesse et la mort que la partie s’y joue, devant lesquelles nous sommes tous égaux, tous vulnérables. S’y côtoient les visages radieux, émaciés ou dévastés par l’angoisse ; les vieillards fringants, les enfants malingres et les sportifs en chaise roulante ; les solitaires songeurs, les familles éperdues et les couples réjouis, leur nouveau-né dans les bras. Responsables de ce sanctuaire, comme des prêtres ou des juges, les médecins et les infirmiers rassurent par leur uniforme comme par leur calme. La mort, la vieillesse et la maladie ne les impressionnent pas. Ils les traitent en professionnels, ce sont presque des collègues de travail, ils les apprivoisent, et ils parviennent même parfois à les dompter… provisoirement.
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Comme ses compatriotes Stravinski et Chostakovitch, Prokofiev est un de mes compositeurs favoris et Roméo et Juliette une de ses œuvres qui m’ont le plus passionné. J’ai eu une époque où j’écoutais en boucle « La rue s’éveille », « La querelle » ou « La mort de Juliette ». Je ne pouvais donc que me réjouir de pouvoir assister hier soir à ce ballet au programme de l’opéra. Je n’ai pas été déçu : l’orchestration était magistrale et somptueuse la chorégraphie dans la version originale de John Cranko. J’ai cependant dû constater une nouvelle fois mon incapacité – qui m’a toujours handicapé à l’opéra que j’ai pourtant assidûment fréquenté avec mon père – à apprécier à la fois la musique et la mise en scène. Il me faut souvent fermer les yeux – un comble, au spectacle ! – pour pouvoir me concentrer sur la musique, et bénéficier de ses charmes, sans être distrait par le jeu des chanteurs et des danseurs. Raison pour laquelle j’ai toujours préféré les décors dépouillés et les mises en scène sobres. La musique est probablement l’art auquel je suis le plus sensible, même si la littérature, la peinture, le cinéma peuvent m’émouvoir au plus haut point, mais faut-il que je puisse m’y absorber complètement, en exclusivité. De la même manière que je mange sans y goûter, même dans un restaurant étoilé, quand la conversation à table est passionnante ; le lendemain, je me souviens d’ailleurs avec précision des sujets de la conversation mais pas du détail du menu. Pour revenir à la musique, c’est en voiture que je l’apprécie le mieux, seul, dans ce cocon comme au concert, quand rien ni personne ne peut me déranger : c’est sur l’autoroute à 120 km/heure que j’ai vécu mes émotions musicales les plus vives. Il m’est déjà arrivé de devoir m’arrêter dans une aire de repos…

Vendredi 22 mars :
À l’occasion de la réservation d’hôtel pour le congrès auquel j’ai été invité à Montréal, je suis de nouveau confronté à l’hydre bureaucratico-numérique, décerveleuse, déssècheuse, dévoreuse d’humains. Alors qu’il s’agit d’un grand hôtel international, impossible d’obtenir une simple information, de procéder à une banale opération et encore moins – évidemment ! – de s’adresser à une vraie personne, en chair et en os, et surtout en esprit, à qui parler et qui réglerait la question en quelques minutes ! Ce ne sont que des formulaires en série à compléter sur des écrans (des « boites de dialogue » !!!) qui se succèdent et s’emboîtent ; puis ce sont des « chats » avec des soi-disant Clementia, Ryan ou Joan (« À votre service ! Comment puis-je vous aider? » !!!) dont chaque réplique réclame de longues minutes de patience avant que la pseudo-communication ne s’interrompe soudainement ; ce sont encore des messages vocaux à enregistrer après le bip qui n’ont pas plus d’effets que des messages qu’on jetterait dans une bouteille à l’océan à destination de Montréal. Après deux heures à m’obstiner dans le vain espoir d’obtenir une réponse, ne serait-ce qu’un signe de vie, j’ai l’impression que mon écran d’ordinateur n’est plus qu’un mur de verre sur lequel je m’arrache les ongles et je me casse la tête comme sur la paroi d’une prison froide, labyrinthique et anonyme.
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Pris de nouveau dans les embouteillages, je pense à un dessin humoristique qui m’avait tellement marqué dans mon enfance que je m’en souviens encore aujourd’hui. Il s’agissait d’une piste de ski le long d’une remontée mécanique à différents moments de la journée : plus la file de skieurs attendant leur tour pour remonter au sommet s’allongeait vers le haut, plus la piste devenait conséquemment courte au point que les skieurs de la dernière image n’avaient plus la place que pour deux ou trois virages avant de se retrouver de nouveau dans la queue pour le tire-fesses. Je suppose que c’est l’absurdité de la situation épinglée par l’humoriste qui avait retenu mon attention et qui me revient maintenant en mémoire. Les files ne cessent en effet de se multiplier et de s’allonger, sur les routes, dans les gares, dans les aéroports, aux urgences des hôpitaux, dans les cabinets médicaux, dans les tribunaux, dans les écoles et universités, dans les administrations publiques, dans les magasins, dans les musées, dans les salles de spectacle, dans les restaurants, sur les sites touristiques, sur les plages… même au sommet de l’Everest où les alpinistes processionnent. Partout il faut se mettre dans une file, réelle ou virtuelle, qui devient de plus en plus longue, encombrante, paralysante, et qui finit par asphyxier notre vie personnelle ou sociale.

Jeudi 21 mars :
Je n’ai jamais beaucoup apprécié les mondanités ; je n’ai jamais bien su quoi y dire ni comment m’y comporter, mais je me suis souvent amusé à y voir les autres participants y évoluer comme un scaphandrier observe les poissons exotiques aux fonds des mers. Depuis quelques temps, certaines de ces cérémonies me sont devenues insupportables et je m’en échappe alors au plus vite quand je suis forcé d’y faire acte de présence. Je trouve en effet grotesques ces VIP confirmés ou aspirants venus parader à ces réunions avec la seule intention de faire valoir et fructifier leur pouvoir, leur argent ou leur quelconque notoriété. On les y voit jouer – cyniquement ou ingénument ? – l’affabilité, la considération, la convivialité, l’enthousiasme, la gravité, la complicité, la spontanéité… qui ne sont que des formes caricaturales de leur prétention, de leur condescendance et de leur opportunisme. Que répondre à ces distingués interlocuteurs qui tiennent les mêmes rôles compassés et répètent les mêmes propos affectés, comme de mauvais acteurs ? Je m’en veux alors de participer à ces mascarades chics, à ces exercices de ronds-de-jambes et autres séances d’autocongratulations. Aussi suis-je soulagé de me presser vers la sortie pour respirer l’air frais et échanger quelques mots avec la vestiairiste ou le gardien de nuit.
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À l’occasion d’un casse-croute professionnel, ma collègue se laisse aller à quelques confidences concernant les difficultés actuelles de sa vie familiale crispée, de travaux plus compliqués que prévu dans sa maison, de son budget pour le moment en berne. Elle est jeune, douée, dynamique ; elle a un sympathique mari, une ravissante fillette, un bon boulot ; bref tout pour être heureuse ! Mais il y a des périodes où la vie devient compliquée, contrariante, hostile, où les ennuis, conflits, menaces surgissent inopinément et, évidemment, s’accumulent et se conjuguent. Je me garde bien de jouer le vieux baroudeur, le sage compatissant, le psy stimulant, et surtout de lui raconter des moments similaires de ma vie où j’ai eu l’impression que le ciel me tombait sur la tête ou que je ne sortirais jamais du piège dans lequel je m’étais enferré ! Impatient, réactif et radical comme je ne peux m’empêcher d’être, j’ai généralement fait le contraire de ce qu’il aurait fallu : chercher à tout comprendre, à tout résoudre, à réconcilier tout le monde tout de suite et à tout prix plutôt que de laisser aux circonstances et aux autres le temps de trouver eux-mêmes et progressivement des solutions. Comme m’a un jour dit un ami plus avisé que moi, le mieux à faire en cas d’adversité est parfois de ne rien faire, de continuer à avancer à petits pas en se concentrant sur les routines de la vie quotidienne ; le conseil vaut aussi pour les jours meilleurs !

Mercredi 20 mars :
Toutes ces journées se déroulent comme prévu. Les activités et les rencontres professionnelles, amicales ou familiales se succèdent sans accrocs et ne pourraient pas mieux se passer. J’ai aussi été gratifié de quelques compliments (pour une conférence, pour un livre, pour ma carrière) qui sont toujours bons pour l’ego, et je dois admettre que je n’ai pas été mécontent des cours que j’ai donnés cette semaine (j’espère que les étudiants non plus ?). J’ai pu aller danser, au cinéma, au restaurant. Comment alors décrire et surtout justifier ce vague sentiment d’insatisfaction sans faire l’enfant gâté ? En première approximation, je dirai que, pressé par l’agenda, la liste des choses à faire, je n’ai pas eu le loisir d’apprécier ce que je faisais, ou de me sentir vraiment libre et disponible pour l’imprévu, ou même de m’ennuyer, de cet ennui rassérénant et ressourçant qui nous rend à nous-mêmes et à la vie (« ensimismado », dit-on en espagnol). Peut-être suis-je devenu plus exigeant avec l’âge : je ne me contente plus (du bonheur) de vivre, j’ai besoin d’en prendre conscience, et pour cela, il faut la paix et du temps. Sincèrement, si je devais épingler les trois activités qui m’ont rendu le plus heureux cette dernière semaine, ce serait les plus banales : la visite rendue à mon ami Jean cloîtré dans sa maison de repos (et notre lecture à haute voix de Schopenhauer), les emplettes avec Daniela sur le marché de La Batte animé et coloré du dimanche matin, la promenade sur les Coteaux ensoleillés avec mon chien hier après-midi.

Mardi 19 mars :
Il m’est déjà arrivé quelques fois de me réveiller comme cette nuit avec le sentiment que je suis en train de déambuler dans la vie comme dans une maison aux pièces complètement nues et vides où je séjournerais ou que je visiterais seul après un déménagement ou avant un emménagement. Aussi nue et vide que la vieille maison familiale que j’ai récemment mise en vente à Aywaille et où je commence à recevoir des candidats acheteurs. Dans mon rêve, je n’éprouve aucun sentiment particulier, ni nostalgie, ni angoisse, ni plaisir, à me trouver dans ce bâtiment désert que je considère objectivement, sans états d’âme. La vie simple, pure, nette telle qu’elle est une fois débarrassée de toutes ses occupations et de tous ses occupants, de tous ses souvenirs et de tous ses projets. Juste avant ou après mon réveil, au-delà de ma tranquille indifférence à déambuler dans cette maison nue et vide m’effleure peut-être l’idée, mais à peine, qu’il me faudra le matin songer à la meubler pour m’y installer ou à me préparer à un nouveau départ pour une autre maison, ailleurs. Une vie à recommencer sans cesse !
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J’ai rencontré tant de personnes dans ma vie et dans le monde, de près ou de loin, que j’ai probablement perdu de vue sinon oublié la plupart d’entre elles comme elles m’ont certainement oublié de leur côté. Il en est cependant deux ou trois, grands amis ou petites amies, d’ici ou d’ailleurs, dont j’ai été très proche à un moment donné, il y a longtemps ou plus récemment, et avec lesquelles j’aurais voulu garder contact mais qui préfèrent au contraire garder leurs distances. Soit mes derniers courriers sont restés sans réponses, soit elles m’ont fait comprendre que le souvenir de notre relation leur était indifférent ou même pénible. Je pense souvent à ces deux ou trois personnes en me reprochant les mauvais sentiments qu’elles ont gardés de moi, même sans que je ne comprenne ou ne me rappelle pourquoi : une stupide maladresse, une négligence égoïste, une promesse non tenue… ? Même si tout cela est passé et révolu, j’aimerais pouvoir savoir, expliquer, réparer. Comme si ces quelques personnes incarnaient ma mauvaise conscience et que leur silence représentait une réprobation perpétuelle et irrémissible avec laquelle il me faut vivre.

Lundi 18 mars :
Débat glaçant hier à la télévision. Il était clair pour les historiens autour de la table que l’entre-deux guerres (régulièrement ponctué de différents conflits locaux) était terminé pour l’Europe depuis que les Russes avaient envahi l’Ukraine, et qu’avait depuis lors commencé une fatale et irrépressible escalade militaire qui est en train de gagner le continent et d’entraîner la planète. Le plus angoissant était d’entendre les spécialistes en parler comme naguère de la pandémie : l’humanité est impuissante à contrôler la catastrophe qui se produit sous ses yeux, se répand et se développe indépendamment d’elle qui ne peut que soigner et enterrer les victimes, en s’abrutissant d’interminables et vaines analyses dans les médias. Je suis également bouleversé par cette tragique confirmation, car notre génération le savait sans vouloir y croire, que la guerre est bien l’état normal de l’humanité, que la paix constitue seulement des parenthèses exceptionnelles dans l’histoire des hommes dont la brutalité, la stupidité et l’absurdité sont les mêmes qu’à l’époque où ils vivaient dans des grottes. Si de nombreux facteurs objectifs (économiques, démographiques, stratégiques…) semblent rendre aux yeux des commentateurs la guerre inévitable, l’humanité n’en a-t-elle pas surtout besoin pour se donner le sens que nous ne trouvons pas en temps de paix ? La personnalité et la prétendue folie de Poutine, également sujets du débat d’hier, sont des questions négligeables ; sa responsabilité est finalement secondaire.
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Ce qui précède me rappelle ce qui suit que je viens de lire dans l’ouvrage Où est le sens ? de Sébastien Bohler : « S’il est difficile aujourd’hui, pour la plupart d’entre nous, de se poser la question du sens de l’existence, c’est peut-être parce qu’il n’y en a pas. Et c’est bien le problème. Dès que l’on s’arrête de consommer, […] de travailler comme un forçat, [et de se distraire ou de s’hébéter à tout prix], on se retrouve face à un grand vide. […] Que peut-on alors considérer comme un objectif totalement légitime incontestable, et qui s’imposerait à notre conscience sans la moindre ambiguïté ? La société moderne nous laisse face à nos choix, sans valeur absolue, uniquement avec des valeurs relatives. Tout se vaut, et c’est à chacun de trouver sa voie. » (p. 194) Probablement sujets à de nombreuses discussions théoriques, contestations scientifiques, controverses idéologiques, cet ouvrage éclaire cependant de manière aussi pénétrante qu’implacable l’impasse dans laquelle le monde (occidental, surtout) a conduit l’humanité comme chacun de ses représentants. Je ne suis encore qu’à la moitié de cet ouvrage qui se digère lentement, mais je souscris généralement à ce que j’y ai lu jusqu’à présent et je le recommande déjà à mes connaissances.

Dimanche 17 mars :
Mon chat Cachou et mon chien Clara ne se sont jamais entendus. Il faut dire qu’ils n’ont pas du tout le même caractère : le premier est calme, méticuleux, solitaire, méditatif ; le second, spontané, énergique, impulsif et adore la compagnie. Depuis l’arrivée du chien, le chat fait appartement à part aux étages. Notre vie commune est donc cloisonnée. Quand je suis à la maison, je passe mes journées avec le chien dans le salon, la cuisine ou mon bureau, à moins que nous ne partions en vadrouille aux alentours, tandis que mes soirées et mes nuits se déroulent avec le chat dans mon grenier-bibliothèque ou ma chambre, sur mon lit plus précisément où il se fait cajoler éperdument en compensation d’être resté à l’écart depuis le matin. Avec les années, il profite de moins en moins de la fenêtre ouverte pour aller se promener dans le jardin qu’il préfère surveiller du haut du parapet. En fait, je ne sais plus quel âge à le chat qui me semble avoir toujours été là, comme partie intégrante de la maison. Pas besoin d’en dire davantage : on aura compris que Cachou et Clara, auxquels je tiens autant l’un qu’à l’autre, incarnent deux aspects bien différents de ma personnalité qu’il m’est aussi parfois difficile de concilier !
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À la vente aux enchères de Gilbert Bécaud, n’en déplaise à Monsieur Pointu, je n’aurais pas été intéressé par le coup de pied au cul, ni par le grand chagrin d’amour, ni par la mort du héros ! En revanche, je me suis dit, en sortant du cinéma où j’étais allé voir le biopic de Ravel (Boléro d’Anne Fontaine), que c’est un bien beau cadeau de l’existence qu’une passion platonique et inspirante comme celle qui lia Maurice Ravel et Misia Sert. Plus que des amis sans être des amants, ce qui aurait certainement banalisé et corrompu leur relation, ces deux personnalités extraordinaires se sont toujours accompagnées, souvent côte-à-côte, parfois de plus loin, encouragées, réconfortées leur vie durant. Une telle complicité, aussi riche que tendre et distinguée, vaut toutes les aventures passionnelles et galipettes érotiques que la société contemporaine, les médias en particulier, jugent indispensables entre des personnes qui s’aiment. J’aurais bien voulu avoir prononcé les propos du personnage de Ravel qui explique à son amie Misia pourquoi il préfère ne pas l’embrasser comme elle l’y invite à un moment donné dans le film. M’ont profondément ému lors de cette scène toute en délicatesse autant son profond amour pour Misia que son souci de préserver cette rare et précieuse affection.

Samedi 16 mars :
Il me souvient d’un professeur dont j’avais été l’étudiant à l’université et qui était connu pour son sale caractère ; tout le monde craignait de faire les frais de ses diatribes pendant les cours ou les conseils de faculté, et même de seulement le croiser dans les couloirs. Il faut dire qu’il n’avait pas été favorisé par la nature et que son physique disgracieux correspondait à sa personnalité antipathique et vice versa. Aussi avais-je été stupéfait au retour de mon séjour de plusieurs années à l’étranger de le retrouver métamorphosé en une charmante personne cordiale et attentionnée autant avec ses collègues qu’avec ses étudiants : il avait entretemps rencontré et épousé l’âme sœur ! Mis à part ces miracles de l’amour (peut-être les événements tragiques aussi), il faut prendre acte une fois pour toutes que les gens ne changent pas en mieux, que les défauts s’accentuent avec l’âge contrairement aux qualités. On a donc tort d’espérer que le genre humain ou nos proches deviennent plus raisonnables, plus conciliants, plus aimables avec le temps. Mais ce n’est encore qu’un demi mal quand je dois me rendre à l’évidence que moi non plus, malgré la lucidité et bonne volonté que je me prête, je ne suis certainement pas en train de devenir plus raisonnable, conciliant ou aimable. Il faut se faire une raison !
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Rues obstruées de voitures féroces pare-chocs contre pare-chocs ; chantiers et déviations compliquées à tous les carrefours ; places et trottoirs saturés de piétons pressés et bourrus ; poubelles débordantes d’immondices à enjamber ; attroupements nerveux devant les fast-food et échoppes de nuit ; parkings et impasses glauques et menaçants ; clochards, drogués et dealeurs harcelants ; bousculades, bruits, cris et lumières violentes… nous avons regretté d’avoir choisi un samedi soir pour nous rendre au cinéma ! Est-ce seulement notre ville qui est en train de sombrer dans le désordre, la délinquance et la misère, ou est-ce partout pareil dans le monde ? Est-ce un phénomène passager ou un déclin qui ne fait que commencer et qui ne va cesser de s’accentuer au fil des années ? Dans tous les cas, je suis profondément inquiet, peiné et aussi honteux (surtout quand je la fais visiter à des amis d’ailleurs) de trouver ma chère ville dans un tel état de délabrement et de chaos. Je m’y sens tout simplement un étranger alors que j’y quasiment passé toute ma vie. Où sont les ruelles tranquilles où je déambulais avec mes condisciples de lycée, les cafés chaleureux où je discutais avec mes compagnons d’université, les parcs complices où je donnais rendez-vous à mes flirts ! Où sont les neiges d’antan ?

Vendredi 15 mars :
« Madame la Responsable du Département des Sanctions administratives, En réponse à votre courrier daté du 7 mars 2024 (reçu seulement hier, le 14 mars 2024) m’annonçant une amende de 116 euros pour le stationnement en infraction de mon véhicule immatriculé ***, rue *** à Liège, le ***, puis-je me permettre de vous poser les deux questions suivantes avant le versement que je ne manquerai pas ensuite d’effectuer. Premièrement, puis-je vous demander de vérifier s’il n’y a pas erreur sur le montant qui me semble bien élevé pour un stationnement certes irrégulier, mais bénin et momentané, le temps d’accompagner ma vieille mère de 93 ans au restaurant situé juste en face, dans la même rue. J’avais d’ailleurs laissé mon numéro de téléphone portable sur le tableau de bord en cas d’urgence. Deuxièmement, serait-il possible de connaître l’usage qui sera fait de cette contribution exceptionnelle au budget de la Ville de Liège outre les frais de dossier et de personnel occasionnés par l’établissement de cette contravention ? Il serait intéressant de savoir que de telles amendes ne servent pas seulement à pénaliser et à décourager les contrevenants, mais qu’elles sont aussi utiles à des projets positifs en matière de sécurité, de circulation, de propreté dont notre Ville a cruellement besoin. En vous priant de croire en l’esprit civique et l’engagement citoyen qui motivent ce courrier, je vous remercie déjà pour la réponse que vous voudrez bien lui donner et vous adresse entretemps mes salutations les plus respectueuses. »
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Je veux bien accepter que je n’accepte que difficilement les critiques d’autrui, mais ce que j’accepte encore plus difficilement, voire pas du tout, c’est de constater moi-même mes défauts, mes manquements, mes erreurs. Alors que j’accorderais des circonstances atténuantes à autrui, que je relativiserais ses torts ou les conséquences de sa maladresse, et que je trouverais les moyens de le rassurer et de le consoler, rien de tout cela pour moi-même ! En ce qui me concerne, il n’y a que des inconvénients à être juge et partie quand je commets une faute tellement je suis intraitable avec le coupable, voire cruel. Comme pour retourner le couteau dans la plaie, je ne vais pas cesser de ressasser mes bévues, rejouer le film de la situation où je me suis planté. Ce que je me pardonne encore le moins, ce sont les distractions et oublis qui ont malheureusement tendance à se multiplier. Hier encore, j’ai raté un rendez-vous médical attendu depuis longtemps, dûment inscrit à mon agenda, rappelé la veille par un message de l’hôpital. Complètement zappé : j’ai passé la soirée à me mortifier ! Car en plus de me sentir gravement coupable d’un côté, je me sens de l’autre victime d’une profonde injustice puisque je n’étais pas conscient de commettre une faute ! La perte de conscience, même à l’occasion de ce qui est finalement un détail, est la pire des choses !

Jeudi 14 mars :
La conférence que l’AMOPA m’a demandé de prononcer au Sénat à Bruxelles m’a replongé dans l’ambiance cordiale, stimulante et distinguée des séminaires, colloques et autres réunions savantes dans laquelle j’ai baigné toute ma carrière. Ce fut pour moi un grand bonheur de retrouver d’anciens collègues, de vieux amis et différentes autres connaissances perdues de vue depuis de nombreuses années, comme de rencontrer de nouvelles personnes aussi conviviales qu’estimables, et de discuter avec les uns et les autres de questions passionnantes sur un ton badin. Alors qu’auparavant je me moquais gentiment de ces conversations un peu convenues à l’occasion d’un café entre deux séances, d’un vin d’honneur ou d’un repas de gala, je me rends mieux compte aujourd’hui des choses essentielles qui y sont souvent abordées sans en avoir l’air, quand le sujet des conférences a été épuisé, par petites touches, allusions et confidences, avec la clairvoyance et la délicatesse des gens intelligents et cultivés qui n’ont rien à prouver ni à professer. En se quittant, on s’est bien sûr promis de se revoir bientôt pour poursuivre ces discussions, pour profiter de nouveau de notre complicité, tout en sachant que ces moments sont uniques.
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C’est clair : mon vieil ami et moi sommes d’accord sur ce fait indiscutable que même si nous avons eu la chance d’être heureux notre vie durant – qui nous a effectivement favorisés, lui comme moi, tout compte fait – nous n’avons jamais été aussi heureux qu’aujourd’hui pour cette simple raison que nous en sommes maintenant conscients. Être heureux sans le savoir, ce n’est déjà pas mal, mais ce n’est que plus tard, parfois trop tard, que l’on peut en profiter en connaissance de cause. Tandis qu’arrivés à notre âge, non seulement nous profitons des souvenirs qui nous permettent de revivre les bons moments du passé, sans triste nostalgie, mais en outre nous profitons pleinement, car consciemment, des bons moments que nous vivons aujourd’hui même, au jour le jour. Nous savons évidemment que nous devons la conscience de notre bonheur, passé et actuel, à cette autre conscience, tragique celle-là, de la finitude de ces moments, et au-delà de la vie dont le terme s’approche. Ce que nous avons toujours su, évidemment, mais sans le réaliser. Conscience pour conscience, nous ne perdons pas au change ! (Ceci me fait penser au titre du roman que je n’ai pas lu de Raphaëlle Giordano : Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une)

Mercredi 13 mars :
La « solastalgie » – « sentiment de détresse et d’angoisse ressenti face aux transformations, surtout des dégradations, subies par l’environnement » – est un mot que je viens d’apprendre en lisant Où est le sens ? de Sébastien Bohler le jour même où les tronçonneuses et les pelleteuses ont commencé à ravager le domaine champêtre et tranquille où nous allions nous promener quotidiennement Clara et moi, ainsi que les abords du petit sentier que nous suivions pour y accéder. Les riverains étaient informés des projets immobiliers des nouveaux propriétaires qui veulent construire des maisons d’un côté et installer un terreplein bétonné de l’autre. Même averti, je suis profondément bouleversé de voir les arbres familiers, le matin même encore dressés, remuant et bruissant, le soir couchés en désordre par terre comme des fétus de paille, ou pire, comme des cadavres après un bombardement. Et les douces ondulations de ce coin de verdure jusque-là préservé, que le chien avait l’habitude de parcourir dans tous les sens à la recherche de bonnes odeurs ou de baguettes pour jouer, maintenant nivelées comme le plat de ma main, entourées de hauts amoncellements de terre et hérissées de piquets à l’endroit des futures maisons, avec dans la boue les profondes empreintes des pneus des engins de terrassement qui ont malmené les lieux la journée durant. J’ai la triste impression que la nature vient de nouveau d’être sacrifiée au profit de la brique et du béton ! Le quartier ne sera plus pareil, c’est évident, ni non plus la vie qu’on y menait!
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J’ai été déçu par Le dernier soir que journaliste Thomas Misrachi raconte avoir passé avec une vieille amie qui lui a demandé de l’assister au moment de son suicide. Les états d’âme de cette vieille dame et ceux de l’auteur qui l’a accompagnée sont assez convenus, même si je n’en conteste évidemment pas la sincérité, et l’inventaire qu’on y lit des plaisirs de la vie passée comme des affres de la vieillesse évitée est aussi assez banal. Ce qui m’avait interpellé était l’intention du journaliste, militant de l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité) de se donner lui aussi la mort, quoi qu’il puisse arriver, à 75 ans alors qu’il n’en a encore que 52, qu’il se dit heureux et se trouve en bonne santé. Il y aurait beaucoup à dire sur cette déclaration médiatique qui ne l’engagera en rien le moment venu alors qu’il aura pu attirer l’attention sur lui ou sa cause entretemps ! Il n’empêche qu’en mon for intérieur, je me demande si cela n’a tout de même pas du sens de se fixer ainsi un terminus ad quem plutôt que d’attendre que la santé nous trahisse, nous maltraite et surtout nous empêche de prendre librement notre décision. À la résolution in abstracto de Thomas Misrachi je préfère alors le geste courageux de l’écrivain Hugo Clauss qui avait bien profité de la vie, sa biographie en atteste, et qui s’est donné la mort dès qu’il a appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer de peur de ne plus pouvoir le faire ensuite.

Mardi 12 mars :
Est incalculable le nombre de collègues que j’ai pu rencontrer, avec lesquels j’ai pu discuter, collaborer et sympathiser au cours de ma carrière, en Belgique, mais surtout dans le monde puisque j’ai souvent séjourné à l’étranger, d’abord au Maroc, puis en Finlande, en France, en Italie, pour des mandats plus ou moins longs, puis dans plus d’une cinquantaine d’autres pays à l’occasion de missions, de projets, de conférences, de colloques ou de congrès. Seulement pour m’amuser, je classe ces professeurs, aussi différents peuvent-ils être, en cinq catégories, indépendamment de leurs qualités d’enseignants ou de chercheurs, ce qui n’est pas ici l’objet de ma réflexion (il faut de tout pour faire un monde universitaire !) : 1. Les laborieux (fiables, conformes, administratifs), 2. Les créatifs (originaux, impulsifs, subjectifs), 3. Les opportunistes (malins, vigilants, efficaces) ; 4. Les meneurs (sociables, responsables, entreprenants) ; 5. Les inspirés (solitaires, brillants, visionnaires). Cette nomenclature est bien sûr intuitive ; elle permet autant de chevauchements que d’exceptions inclassables. Il n’empêche que je pourrais donner de nombreux exemples caractéristiques pour chaque catégorie, que ce soit un recteur, un de mes anciens professeurs retraités ou de mes collègues actuels, ou même un jeune collaborateur en début de carrière. Je ne citerai pas de nom ni ne dirai dans quelle(s) catégorie(s) je me situe !
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Autant la conférence de mon vieux collègue Bernard m’a intéressé lundi pour son originalité, son envergure, sa perspicacité, son enthousiasme, son éloquence, autant celle de la jeune universitaire que j’ai entendue ce matin m’a un peu ennuyé et beaucoup affligé. Pourtant compétente et pleine de bonne volonté, la jeune professeure n’a fait que traiter d’anciennes questions sans cesse ressassées, et proposer des réponses non moins stéréotypées à peine actualisées sous un nouveau jargon. Peut-être est-ce moi qui suis devenu fatigué et blasé? Peut-être, mais pas seulement si je compare aux révolutions épistémologiques, aux aventures intellectuelles, aux débats théoriques auxquels nous participions tous en sciences humaines quand j’avais son âge. Les questions de fond ne sont manifestement plus à l’ordre du jour; face au consensus, il ne reste qu’à finasser, à tergiverser et à discutailler à propos de détails dans le souci de se montrer innovant. La recherche est devenue une entreprise administrative avec ses protocoles et ses statistiques, et le chercheur un fonctionnaire scrupuleux qui fait rapport à ses collègues. Les sciences humaines ont réduit leur voilure; elles préfèrent maintenant le cabotage le long des terres connues aux grands vents, aux traversées audacieuses et aux destinations lointaines. Comme je serais malheureux si je devais commencer ma carrière aujourd’hui au lieu de la terminer!

Lundi 11 mars :
Maintenant que je m’efforce de faire du moment présent la mesure principale de mon existence, sans (trop de) nostalgie du passé ni (trop de) souci pour l’avenir, je m’intéresse de plus en plus aux « petits bonheurs de la vie quotidienne » (PBVQ) à l’instar d’un entomologiste suit de près le vol des papillons, le tissage des toiles d’araignées ou les va-et-vient des fourmis. C’est donc en scientifique que j’envisage ces PBVQ à trois moments différents : le plaisir qu’ils donnent (a) avant, (b) pendant et/ou (c) après leur réalisation ou leur avènement. Par exemple, je me réjouis de me lever tôt pour écrire (a), j’éprouve du plaisir à le faire, à ordonner mes mots et mes idées sur le papier, la preuve étant que je ne vois pas le temps passé (b), mais je dois dire que je ne me préoccupe plus guère ensuite du résultat (c). Il me faut beaucoup de courage pour me rendre au gymnase (a) et tout autant pour y entreprendre ces ennuyeux exercices (b), mais je suis si content quand j’en sors que ceci compense largement cela. (c) En revanche, je suis préoccupé quand je reviens d’être allé rendre visite à ma vieille mère ou à mon ami à l’hôpital (c), alors que je me réjouis chaque fois d’aller les voir (a) et que je passe toujours du bon temps avec eux (b). Il m’arrive de râler de devoir sortir promener le chien, surtout si je suis pressé ou s’il pleut, (a) mais quel bonheur dès les premiers sentiers et prairies où je peux le lâcher (b), et aussi à notre retour, heureux d’être en harmonie avec le monde (c). Curieusement, même si je tarde à me consacrer à cette corvée (a), j’ai de l’agrément à repasser mes chemises en écoutant tranquillement de la musique dans ma cave (b), mais pas la même satisfaction à les enfiler plus tard à cause de leurs faux plis (c). Je poursuis mon enquête !
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C’est sous la pluie que nous accueillons à la gare mon éminent collègue Bernard Cerquiglini, venu de Paris pour une conférence à l’Alliance française de Liège ; c’est sous la pluie que nous lui faisons visiter le centre de la ville, en slalomant entre les différents chantiers du tram encore et toujours en construction ; c’est sous la pluie qu’après sa brillante conférence, nous nous rendons au restaurant avec quelques personnalités de l’Ambassade de France ; c’est sous la pluie que nous le ramenons à son hôtel, et c’est sous la pluie qu’il ira à la gare le lendemain matin prendre son train de retour. Je garderai cependant le souvenir d’une journée ensoleillée : Bernard est une personne si enthousiaste et chaleureuse que sa compagnie rend léger, et tellement érudit et intéressant qu’il rend intelligent ses interlocuteurs, sans pourtant les assommer. Encore une fois, je constate que les personnes de qualité, dans quelque domaine que ce soit, mais surtout dans le monde académique et scientifique, sont des gens simples, disponibles et conviviaux. Loi d’être de la fausse modestie, je suis convaincu que c’est dans leur nature, comme une condition sine qua non à ces qualités exceptionnelles qui les distinguent. Il n’y a que les ignorants, les opportunistes et les mesquins qui croient devoir se montrer arrogants pour se faire valoir.

Dimanche 10 mars :
On ne se doutait pas que le spectacle était destiné spécifiquement aux enfant quand nous avons réservé nos places (les dernières encore disponibles !) pour assister au Carnaval des animaux de Saint-Saëns, animé par une vieille connaissance, l’humoriste Bruno Coppens avec qui j’ai collaboré à quelques reprises à propos de l’humour. Nous nous sommes donc un peu sentis comme de grands benêts dans la salle du Cirque royal de Bruxelles entourés de centaines de mioches criant et sautant sur leur siège, et de leurs parents ou grands-parents s’efforçant de les calmer jusqu’au début du spectacle. Puis la charme a opéré : petits et grands avons aussitôt été subjugués par les décors flamboyants (un immense miroir surplombait la scène pour la dédoubler), les costumes grandioses, les animaux articulés fabuleux, la féérie de la chorégraphie, la fantaisie verbale de Bruno et surtout la musique (Le Carnaval de Saint-Saëns, mais aussi le Pierre et le Loup de Prokofiev, La flûte enchantée de Mozart…). Nous n’aurions pas autant apprécié ce spectacle dans d’autres circonstances, sagement assis au conservatoire parmi les habituels vieillards endimanchés et tranquilles (comme nous) du vendredi soir !
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Schopenhauer recommande de n’avoir besoin de personne, et surtout de ne pas le leur dire ou de leur montrer, ni même que l’on tient à eux : « Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte ; aussi ne faut-il être trop indulgent ni trop aimable envers personne. » (Puf, p. 169) Même des intimes peuvent réagir de manière paradoxale à des manifestations d’affection en cherchant querelle peu après pour un motif si futile qu’on se doute qu’il s’agit d’un prétexte. Comment expliquer ce malin plaisir ou cette nécessité irrépressible de rompre le charme ? Est-ce l’expression d’un malaise, d’un défi, d’une défiance face aux sentiments ? Et si l’on persévère malgré cette hostilité épisodique, n’est-ce pas entretenir une forme de syndrome de Stockholm ? En tout cas, même si ce n’est pas dans sa nature, il vaut mieux se tenir à distance des autres, même des proches, singulièrement, non seulement pour éviter les coups mais aussi pour les inciter à peut-être à se montrer plus aimables. « En conséquence, il est sage de leur faire sentir de temps en temps à tous, homme ou femme, qu’on peut très bien se passer d’eux ; cela fortifie l’amitié. » (id.)

Samedi 9 mars :
Les crises d’angoisse et de panique étaient le thème principal du magnifique reportage sur et de Joan Baes (I Am A Noise, 2023) programmé hier soir au ciné-club à l’occasion de la journée des droits de la femme. L’artiste, aujourd’hui 83 ans, plus resplendissante et heureuse que jamais, a effectivement souffert sévèrement de ces problèmes psychiques depuis son adolescence, probablement dus à une sensibilité exacerbée, à tel point qu’ils ont fait partie intégrante de sa vie privée, familiale, politique artistique, mais surtout de son exceptionnelle personnalité aussi multiple, profonde, subtile, chaleureuse que problématique. Dans le reportage, elle essaie de décrire ces crises plus ou moins récurrentes, longues et graves, essaie seulement car ces expériences sont aussi inexplicables aux autres qu’à soi-même tellement elles constituent un monde inconnu, fermé, radicalement à part de celui de la vie quotidienne. En période d’angoisse, quand on est pris dans le cercle vicieux de la peur de la peur, le reste du monde ou de soi-même n’existe plus, n’a jamais existé et n’existera plus. Pendant le reportage me sont revenues en mémoire comme si c’était hier chacune des expériences similaires que j’ai connues, pas autant que Joan Baes, heureusement, pendant une vingtaine d’années, durant mon jeune âge. Sans que je ne sache davantage expliquer pourquoi ni comment, ces crises d’angoisses ont progressivement évolué chez moi en crises de claustrophobie, moins traumatisantes et plus contrôlables, avant de me laisser relativement en paix moyennant certaines formes d’anxiété persistante. Mais encore aujourd’hui je vis comme avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête qui me rappelle qu’il faut vivre avec l’angoisse comme avec la mort qu’elle annonce. Cette contrainte a peut-être aussi d’heureux effet, se semble-t-il aujourd’hui. J’ai été fort ému par la dernière scène où l’on voit Joan Baez, après le tumulte de sa vie dont le film donne un petit aperçu, se promener seule finalement en pleine nature avec son chien, puis se mettre soudainement à danser avec lui.
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J’ai trouvé mon ami Jean dans la salle commune de la maison de retraite où il a été installé depuis sa sortie d’hôpital et où je venais le voir pour la première fois. Son fauteuil était aligné le long du mur à côté de celui d’une vingtaine d’autres résidants, certains affalés sur leur tablette, d’autres en train de dormir la tête renversée en arrière, d’autres encore immobiles, prostrés, le regard fixant le vide, malgré la conversation un peu forcée des parents venus leur rendre visite. Apparemment, Jean n’était pas plus vaillant que ses voisins, le bras en écharpe, affalé sur le côté de son siège, la bouche maculée de café et de miettes de gâteau. Son œil unique a cependant pétillé dès qu’il m’a reconnu, et les propos intelligents, érudits et humoristiques qu’il m’a aussitôt tenus, comme si nous continuions une conversation interrompue une heure plus tôt, m’ont convaincu qu’il n’avait rien perdu de la vivacité de son esprit. Il m’a raconté les parties de pétanques, avec des balles en éponge, auxquelles il se prête pour faire plaisir aux infirmières enthousiastes, les lectures de Démosthène que son amie vient lui faire régulièrement (il m’a demandé d’apporter Schopenhauer à ma prochaine visite), les moyens qu’il met en œuvre pour garder la mémoire, le raisonnement et le moral. Il m’a même annoncé avoir ajouter un temps à la grammaire française. En plus du futur simple, composé, antérieur, du passé, rapproché, il vient de découvrir le « futur hospitalier », utilisé sans arrêt par le personnel et les médecins des maisons de repos : « Nous arrivons tout de suite », « Les repas seront bientôt servis », « On viendra vous chercher dans un instant », etc. Il m’a permis d’en faire un article scientifique, en le citant bien sûr !

Vendredi 8 mars :
Bien m’en a pris de m’accrocher et de lire Aphorismes sur la sagesse dans la vie jusqu’au bout ! Le dernier chapitre sur « La différence des âges de la vie » m’a semblé tellement familier que j’ai eu l’impression que je l’avais déjà lu, ou plutôt que je l’avais écrit moi-même. Je souscris en effet à presque tout ce que Schopenhauer écrit de la jeunesse, de l’âge adulte et de la vieillesse, et à son analyse, toujours aussi perspicace et élégante, du temps qui passe plus ou moins vite, plus ou moins bien, entre ces phases de la vie. Je pourrais citer de nombreux extraits que j’ai soulignés en lisant qui font écho aux expériences que j’ai vécues et suis en train de vivre, et aux impressions que j’ai ressenties et suis en train de ressentir. Au contraire d’être déprimantes, je trouve toutes ces considérations sur le vieillissement plutôt rassurantes, et me confirment que je suis peut-être occupé à vivre la plus belle période de ma vie même si les précédentes n’ont pas été mal non plus. Et sinon la plus belle période, en tout cas la plus consciente, la plus intelligente, la plus sereine parce qu’en cours de route on a pu se débarrasser de ses obsessions, de ses illusions, de ses vanités qui empêchent de voir la vie telle qu’elle est et chacun de nous tels que nous sommes, insignifiants et uniques.

Jeudi 7 mars :
Par un curieux concours de circonstances, mon dernier livre est publié quasiment au même moment où j’envoie à un autre éditeur la dernière version du manuscrit du prochain – tout à fait personnel, cette fois – à paraître dans quelques mois… si tout va bien : je suis toujours méfiant de peur d’être déçu. Un immense soulagement car le travail de relecture et correction finales d’un livre représente pour moi un long tunnel dont je ne vois la sortie qu’une fois arrivée la dernière page. Même s’il n’y a aucune urgence, je me sens à la fois contraint à modifier chaque passage pour une idée plus précise ou une expression plus claire, et par ailleurs pressé d’en finir au plus vite sous peine de m’embourber dans le texte à force de le malaxer, de m’y noyer à force d’y replonger sans arrêt. Je ne peux quasiment rien faire d’autres durant ces journées que je passe penché sur mon écran à relire mot après mot ces pages dont je ne suis jamais entièrement satisfait. C’est le téléphone, ou mon agenda, ou mon chien qui me sortent de mon hypnose pour me rappeler qu’il y a bien d’autres choses à faire dans la vie, ne serait-ce que dans l’heure qui suit. Ne croyez surtout pas que j’estime écrire le prochain Prix Goncourt ! Même si je suis bien conscient que les enjeux sont négligeables, j’ai toujours relu dix fois mes rédactions avant de les rendre à mon instituteur !

Mercredi 6 mars :
Je poursuis ma lecture de Schopenhauer avec le même intérêt. Tout n’est pas pertinent ni clair pour moi, et tout est évidemment discutable (on n’oserait plus professer de telles attitudes, écrire de telles choses aujourd’hui, surtout quelques remarques qui relèvent du racisme ou de la misogynie), mais il n’en est pas moins vrai que, exceptées ces outrances, la plupart de ses réflexions sont tellement pénétrantes que souvent je m’arrête, souligne et relève la tête pour en comprendre toute la portée et les effets qu’elles suscitent en moi. C’est parfois avec regret qu’on est bien obligé d’admettre que Schopenhauer a probablement raison, que les gens sont bien ainsi, que la société fonctionne bien ainsi, que le monde tourne bien ainsi, et que moi-même, je n’y échappe pas ! Son pessimisme encourage finalement, pour être heureux ou plutôt pour ne pas être malheureux, à ne compter que sur soi-même et en particulier sur son intelligence et sa sagesse si on a la chance de faire partie des rares esprits élevés à qui il s’adresse. Ces privilégiés provoquent et recherchent à la fois la solitude et l’isolement tellement la société des autres les ennuie, même s’il convient de les ménager. Plus trivialement, Fabienne Thibeault chantait que l’on est toujours tout seul au monde.

Mardi 5 mars :
Il y a quelques jours j’ai peut-être pris un peu à la légère la rédaction de ce journal ; je devrais d’ailleurs m’excuser auprès de lui, de la même manière qu’Anne Franck s’adressait à Kitty comme à une amie. Faut-il rappeler que Kitty lui a permis de supporter des conditions de vie angoissante avant d’être découverte et amenée à Bergen-Belsen, puis de surmonter cette mort effroyable grâce à la célébrité posthume qu’il lui a offerte. Son journal est devenu une des œuvres littéraires les plus lues au monde, et Anne Franck une personnalité mais aussi un personnage de notoriété internationale. Même sans songer à un tel succès, ni même envisager de le rendre public, tenir un journal, n’est-ce pas pour tout un chacun faire de sa vie un roman, aussi modeste ou banal, confus ou fruste soit-il, mais un roman tout de même. Les personnages, leurs actions comme leurs sentiments, les événements, les objets, les décors prennent consistance quand ils sont couchés sur le papier, mis à distance comme dans la littérature, pour être reconsidéré sous un autre jour. Paradoxalement, c’est en l’assimilant à de la fiction qu’on prend conscience, partant intérêt à la réalité de notre existence quotidienne. Merci, cher Journal !

Lundi 4 mars :
Une camionnette de la poste est venue m’apporter ce matin à la maison une lourde de caisse avec les exemplaires de mon dernier ouvrage que m’a enfin adressés l’éditeur. Il ne m’a pas fallu longtemps pour ouvrir le colis malgré les mètres de papiers-collants et le fouillis des protections ! C’est toujours une curieuse impression de pouvoir manipuler, soupeser, effeuiller la première fois le livre auquel on a travaillé des jours et des nuits durant des mois, que l’on a lu et relu à tant et à tant de reprises, mais seulement de manière virtuelle, à la distance d’un clavier et à l’abri un écran. L’objet – quelques centaines de grammes et de centimètres cubes – est à la fois gratifiant (un résultat tangible, tout de même, comme le mur d’un maçon), mais aussi un peu décevant (tout ça pour ça ?!?). Un livre n’est jamais que le précipité de tout le labeur intellectuel qui a précédé, ainsi que le prétexte (sans jeu de mots) à des réflexions, des critiques, des échanges, des projets – en puissance encore – qu’il pourrait susciter, espérons-le. Je devrais ensuite m’interdire de relire au hasard des passages de l’ouvrage car je me demande avec angoisse si ceci ou cela est précis, pertinent, cohérent, clair, intéressant, etc. En plus, ne vais-je pas y trouver une faute d’orthographe, la catastrophe ! Peut-être devrais-je remballer et renvoyer les livres à l’éditeur, et le prier de suspendre la diffusion ? Non, en fait cela n’a aucune sorte d’importance, personne ne lira l’ouvrage qui passera inaperçu, ainsi que ses maladresses ; tant pis pour moi qui y ai consacré tant de temps et d’efforts. Quoique…, ce chapitre-ci n’est cependant pas mal, il ne laissera pas tel collègue indifférent ! Et celui-là est bien tourné et tout à fait convaincant, j’en suis assez fier, je dois l’admettre, bien joué ! Etc.

Dimanche 3 mars :
L’apéro du dimanche matin chez mère avec Daniela et Franco est devenu une tradition. Elle adore nous avoir réunis à la haute table de sa cuisine couverte de différentes petites choses à grignoter, parfois une pizza, parfois une quiche, autour d’une bouteille de vin ou de mousseux. Dès qu’elle entend notre coup de sonnette et le bruit de la clé dans la serrure, elle se lève de son fauteuil (elle vient d’assister à la messe télévisée… à condition de ne pas s’être de nouveau trompé de boutons sur sa télécommande) pour nous accueillir à petits pas mais à bras grand ouverts, avec une large sourire. La conversation animée passe du coq à l’âne, car elle ne peut pas se concentrer longtemps sur le même sujet. Elle s’interrompt souvent pour chercher un mot ou un nom ; elle nous interrompt encore plus souvent pour que nous répétions une phrase qu’elle n’a pas entendue ou recommencions une explication qu’elle n’a pas saisie. Si elle ne prend plus le risque de nous raconter que des visiteurs sont encore venus se servir dans son frigo ou prendre leur douche chez elle une des nuits passées, c’est probablement pour nous éviter la corvée d’essayer de la convaincre que ce ne sont que des rêves. Au moment de quitter Maman si frêle, si menue, si vieille, tous heureux et un peu pompette, je me dis que cet apéro est peut-être le dernier, mais je remercie la vie de nous en avoir l’occasion d’en profiter.

Samedi 2 mars :
Pourquoi tenir un journal, ce qui est tout de même une contrainte et qui prend tout compte fait pas mal de temps ? Parfois, j’ai le sentiment que ce sont des bouteilles que je lance à la mer depuis l’île déserte sur laquelle je me réfugie chaque matin avant que me submergent les relation et les occupations de la journée. Non pas que j’attende qu’on lise les messages que je glisse dans ces bouteilles comme des bateaux miniatures qui s’y déploient, et encore moins qu’un destinataire vienne à ma rescousse alors que je savoure au plus haut point ces moments de liberté et de solitude qui me permettent de supporter l’ennui et les ennuis qui risquent de suivre. Égoïstement, c’est d’abord à moi-même que j’adresse ces petits bouts de papier en les confiant aux aléas des vagues (à l’âme), sachant qu’ils me reviendront tôt ou tard le long d’une plage ou au creux d’une calanque. Alors ne serait-ce pas plutôt de petites cailloux blancs que je sème comme le Petit Poucet pour un jour retrouver mon chemin si je me perdais dans le dédale de plus en plus compliqué de la vie et du monde, et surtout de mes propres souvenirs, sentiments et pensées. Bouteille ? Cailloux ? Ou plutôt des exercices semblables à des gammes ou des pompes que l’on fait jour après jour sans se poser de question, seulement parce que l’on sait que c’est nécessaire et que cela fait du bien.
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Les rapports entre les sentiments (amicaux, filiaux ou amoureux) et les explications ont fait l’objet d’intéressants échanges au sein d’un groupe de réflexion auquel j’ai récemment participé. Nous étions a priori tous d’accord qu’aimer, c’est comprendre l’autre, ou du moins s’y efforcer. Si l’amour ne s’explique pas toujours, la compréhension mutuelle ne peut que l’enrichir et le renforcer. Même si on est parfois bien en peine de dire pourquoi on aime quelqu’un et pas quelqu’un d’autre ; et chez la personne qu’on aime, pourquoi telle chose nous plaît tant et telle autre nous déplaît tout autant. Les explications viennent généralement après les émotions, voir indépendamment d’elles, seulement pour les analyser, les justifier et/ou s’en excuser le cas échéant. S’il y a des choses, heureuses ou malheureuses, dans nos relations avec autrui qui ne s’expliquent pas, il y a aussi des personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’expliquer en cas de problème, et que toute tentative de discussion met hors d’elles-mêmes et complique davantage encore la situation plutôt que de la clarifier et l’améliorer. Il est alors préférable de ne pas insister, au nom de l’apaisement et de l’affection que l’on porte à l’autre et qu’on lui témoignera alors par la patience, l’attention et une compréhension tacite en espérant qu’elle soit réciproque.

Vendredi 1er mars:
Quelques proches me recommandent parfois de descendre de mon petit nuage. Tout en m’excusant pour mes distractions et divagations qui s’aggravent avec l’âge, je réponds en cranant que c’est consciemment et volontairement que je préfère voir la vie quotidienne et surtout le monde contemporain, sinon « de haut » ou « en rose », du moins autrement que mornes, insensés, affligeants comme ils se présentent habituellement. La fuite, à laquelle Laborit encourage depuis longtemps, me semble plus que jamais d’actualité devant cette triste réalité. La poésie ne représente pas seulement une salutaire compensation ou un courageux parti pris, mais relève désormais de l’instinct de survie de l’humanité en chaque humain, en tout cas pour ceux qui acceptent de s’embarrasser d’ailes de géants ! Si elle peut finalement provoquer des révolutions, il suffit à la poésie de légers décalages pour opérer. Ma technique est simple : me soustraire à la réalité bête et méchante de l’existence quotidienne en me focalisant sur quelques minuscules et fragiles détails (un rayon de soleil, un sourire, quelques notes de musique) ou au contraire en tentant d’élargir mon esprit à la mesure de l’univers. C’est par ces deux infinis que je m’échappe quand je me sens opprimé et déprimé par notre monde si fini, fini, fini…
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Le célèbre oncologue Dr Gabriel Sara estime qu’il y a cinq mots essentiels à dire en fin de vie : JE T’AIME, MERCI, JE TE DEMANDE PARDON, JE TE PARDONNE, AU REVOIR. Mais faut-il attendre la mort pour les dire, ces mots et quelques autres qui peuvent sauver l’humanité, celle que nous avons en nous ou que nous devons préserver entre nous… pour autant qu’ils correspondent à une prise de conscience sincère et une pratique responsable ? Thích Nhất Hạnh compare ces mots-idées essentiels, que nous avons en tête, qui se trouvent dans toutes les conversations comme dans tous les livres, à des graine, minuscules, fragiles, insignifiantes en tant que telles, mais qui peuvent se transformer en arbres solides, en légumes nourrissants, en jolies fleurs parfumées si on prend la peine de les arroser suffisamment et régulièrement par notre attention, notre sympathie, notre douceur, et qu’on ignore ou éradique les mauvaises herbes et plantes vénéneuses qui risquent à terme de compliquer ou d’empoisonner notre existence. Présenté ainsi, être et rendre heureux semble à la portée de toute personne de bon sens et de bonne volonté : il suffit d’arroser les bonnes graines. Toujours concernant le poids des mots, j’aime rappeler qu’en italien, « aimer » se traduit par VOULOIR DU BIEN (« Ti voglio bene ! » : « Je t’aime ! »). Encore une expression à méditer, à mettre en pratique, à arroser !