Chroniques FÉVRIER 2024

Jeudi 29 févier :
La journée a commencé au petit matin par une longue, paisible, lumineuse promenade le long d’un joli sentier qui traverse les prairies et surplombe les hameaux aux alentours de chez ma compagne. En déambulant, philosophant, rêvassant derrière mon chien qui lui court derrière le bâton que je lui lance aussi souvent qu’il me le rapporte, je ressens une profonde gratitude à l’égard de la vie qui m’offre de tels moments d’harmonie avec moi-même comme avec le monde, pourtant aussi compliqués l’un que l’autre. Je ne suis pas moins heureux de retrouver à midi cette bande de vieux copains chez l’un d’entre eux pour partager une bonne bouteille et un plateau de sandwiches en discutant du programme de conférences que notre association organisera la saison prochaine. Pour la plupart des retraités éclairés et dynamiques, d’horizons très différents, nous commençons généralement par échanger les mauvaises nouvelles concernant nos connaissances communes avant d’échanger ensuite ces plaisanteries, hâbleries et taquineries qui sont autant d’hommages à l’amitié. La soirée, c’est en tête-à-tête avec Georges, mon camarade informaticien bibliophile, que je la passe dans un restaurant albanais, sans pouvoir bien me souvenir ensuite ce que j’ai pu y manger tellement nous sommes accaparés par nos discussions littéraires, politiques, philosophiques. Nous ne sommes pas souvent d’accord, mais je pense que c’est seulement pour stimuler la conversation que nous adoptons des points de vue divergents, et pour avoir finalement le plaisir de nous réconcilier jusqu’à notre prochaine soirée ensemble.
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N’est-ce pas indécent de comparer les crimes contre l’humanité sur base de critères tels que le nombre de victimes (à partir de combien de morts : des dizaines, des centaines, des milliers ?), les motifs invoqués (politiques, ethniques, religieux, eugénistes…), les moyens mis en œuvre (militaires, administratifs, techniques, scientifiques…), indécent de tergiverser sur la qualification à leur donner (génocide, extermination, holocauste, pogrom ?) et encore plus indécent de relativiser ou de justifier une hécatombe en en invoquant d’autres, de donner ainsi le droit aux victimes d’un acte de barbarie d’en commettre à leur tour en guise de légitimes représailles ou d’excuses acceptables ? Comment classer par ordre de gravité les massacres qu’ont perpétrés de manière répétée à toutes les occasions sous tous les prétextes les hommes à l’égard d’autres hommes (esclaves africains, amérindiens, arméniens, cambodgiens, juifs, tutsis, tziganes, ukrainiens…), ou plus particulièrement de femmes, au cours de l’histoire de l’humanité, si on peut continuer à l’appeler ainsi à ce propos ? Une seule personne comme mille, opprimées, torturées, assassinées en raison de la couleur de leur peau, de leurs origines ou de leur nationalité, de leurs opinions politiques, de leurs croyances religieuses, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle, de leur statut, de leur misère, de leur handicap, c’est, dans chaque cas et dans l’absolu, un crime contre l’humanité, point barre, et celui qui le commet n’a pas plus d’excuses qu’un autre criminel.

Mercredi 28 février :
Tous les jours, les journaux dénoncent les effets délétères de l’emprise de l’administration qui envahit, contrôle, paralyse le monde de la justice, de la médecine, de l’agriculture, de l’enseignement, de l’entreprise, du travail, de l’art… et qui entrave finalement le bon fonctionnement de la démocratie qu’elle devrait au contraire servir. Sans que personne n’en soit responsable, l’université n’échappe malheureusement pas à ce phénomène irrépressible, semblerait-il. Je viens encore de constater que l’enseignement et la recherche y sont de plus en plus tributaires de l’administration tellement ses procédures, ses règles, ses directives, ses prescriptions, ses dispositions, ses formalités sont devenues non seulement compliquées, contraignantes et changeantes, mais surtout incompréhensibles et inaccessibles aux non-initiés. C’est donc l’administration et ses agents qui ont le premier et dernier mots sur toute initiative scientifique ou pédagogique. N’en souffrent guère les grands projets ou gros départements qui peuvent financer leur propre support administratif, mais bien d’autres initiatives peut-être aussi intéressantes mais plus modestes auxquelles les professeurs concernés préfèrent renoncer parce qu’ils n’ont ni le temps ni les compétences pour s’occuper de l’organisation administrative.
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Deux énormes déceptions aujourd’hui. Alors que je lis dans la presse qu’un célèbre poète, honoré et primé, vient d’être condamné par la justice française pour avoir échangé des coups avec sa femme, également une auteure (on se souvient que Louis Althusser avait tué la sienne), je lis à la page 89 des Aphorismes sur la sagesse dans la vie, après une argumentation assez invraisemblable de Schopenhauer, que « Punir par une bastonnade modérée (…) est un acte aussi juste que naturel. » Moi qui pensais que la poésie et la philosophie encouragent les hommes à la douceur, à la compassion, à la sagesse, d’une part au nom de la beauté et du charme, d’autre part, au nom du raisonnement et de la fraternité, me voilà bien détrompé ! Je suppose que le poète et le philosophe concernés ont des circonstances atténuantes, une nature sensible et versatile (Althusser, lui, souffrait de troubles mentaux), dans un cas, les habitudes et préjugés de l’époque, dans l’autre, mais on aurait pu espérer que l’imagination et la réflexion, qui permettent d’atteindre le beau et le bien, sinon le vrai, donnent aussi la possibilité de prendre de la hauteur par rapport à leurs mouvements d’humeur, aux contingences quotidiennes et aux idéologies ambiantes. Eh bien non ! Mais à qui peut-on se fier, alors, si les poètes et les philosophes sont des hommes comme les autres ?!?

Mardi 27 février :
Je reviens sur Schopenhauer pour me demander en quoi, franchement, la réflexion intellectuelle peut rendre aussi heureux qu’il le soutient, en dépit de tout le reste, même s’il admet à quelques endroits que la pensée n’a pas que des avantages. De toute façon, on ne choisit pas sa nature plus ou moins soucieuse ou tranquille. Dans le cas contraire, j’aurais volontiers troqué un peu de conscience contre un peu d’insouciance pour moins me compliquer la vie par mes doutes et scrupules. « Un peu » car je n’accepterais pas de devenir un parfait idiot inconditionnellement euphorique dont le bonheur est cependant aussi respectable que celui d’un philosophe. C’est que le bonheur dépend des conditions et aspirations de chacun, mais aussi qu’il n’est pas la seule valeur qui donne un sens à l’existence. La conscience de soi, du monde, de la vie, en tant que telle, indépendamment des contentements (parfois, une certaine forme de vanité) qu’elle peut procurer, vaut pour elle-même en elle-même. Si on n’est pas totalement responsable de qui on est, toute personne sensée et honnête peut, doit et surtout veut se connaître, surtout ses défauts et limites. Au nom de quoi ? Peut-être une forme de dignité, comparable à l’exigence du malade incurable d’être tenu au courant de son état de santé et de son espérance de vie plutôt que de rester dans l’ignorance. Savoir, dans ce cas, peut d’ailleurs encourager le malade et prolonger sa vie, et entretemps la rendre meilleure.
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Mon chien est une incessante source d’inspiration. Obsédé de la baballe ou du frisbee, il ne conçoit pas que nous partions nous promener sans emporter l’un ou l’autre. A défaut, il cherchera un bâton qu’il déposera à mes pieds pendant que je marche ou poussera entre mes jambes au risque de me faire tomber pour que je le lui lance et qu’il puisse galoper le chercher et me le ramener. Rien de plus normal, penserez-vous, pour un chien et en particulier un border coolie qui a besoin de se voir confier des tâches aussi importantes. Mais Clara a la particularité de cumuler deux jeux incompatibles selon toute logique : le lancer de bâton (de baballe ou de frisbee) et le cache-cache. Dès qu’elle a déposé le bâton, elle file aussitôt se cacher à toute allure au plus loin et attendre tapie dans les hautes herbes ou dissimulée dans un bosquet. Inutile de l’appeler, aucune réaction, même si je sais bien qu’elle m’observe attentivement, prête à jaillir dès que j’aurai lancé le bâton. Faut-il cependant que je l’envoie dans sa direction, ce qui est tout à fait aléatoire puisque je ne sais pas où Clara se trouve ! Sinon, c’est moi qui dois aller à la recherche du projectile qu’elle n’aura pas vu atterrir. N’est-ce pas comme beaucoup de gens qui sont aveuglés par leur passion au point d’en perdre de vue l’objet ?

Lundi 26 février :
Le philosophe fait bien de rappeler que les circonstances favorables et surtout défavorables de la vie quotidienne ne devraient avoir qu’un impact limité, en tout cas indirect sur l’homme d’esprit dont la conscience claire et sereine ne leur donnera qu’une importance relative. Il est vrai que les aléas de l’existence, les vicissitudes de notre réussite, de notre fortune et de l’opinion des autres ne relèvent jamais que d’une question d’interprétation personnelle. L’essentiel serait donc de cultiver cette conscience qui filtre tout ce que nous vivons, pour notre bonheur ou notre malheur, plutôt que d’espérer supporter ou modifier le monde qui ne dépend pas de nous. S’il nous préoccupe tant, nous n’avons finalement qu’à en prendre à nous-mêmes de ne pas avoir suffisamment de ressources intérieures pour le dédaigner, pour garder la même tranquillité d’âme et pour exploiter nos richesses intellectuelles (tout en veillant à notre santé et pratiquant la bonne humeur). J’ai eu tout le loisir de lire ces « Aphorismes sur la sagesse dans la vie » de Schopenhauer en attendant, plus longuement que prévu, que le garagiste répare ma voiture et avant de régler une facture, beaucoup plus salée que prévu. Sans ironie, je dois à Arthur de ne pas avoir eu le sentiment d’avoir perdu trop de temps ni d’argent ce matin !
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Les linguistes estiment maintenant que la langue française (ou italienne ou hindi ou quetchua…) n’existe pas en tant que telle, mais seulement à titre de système théorique construit a posteriori à partir de la réalité de la multitude de manières différentes de s’exprimer de chacun ou de la communauté (les discours). Une cristallisation, en quelque sorte. On pourrait se demander si l’identité d’une personne est comparable vu la multitude de facettes sous lesquelles un individu se manifeste (aux autres) ou s’analyse en son for intérieur, en fonction des circonstances ou de son humeur ? Est-ce en amont que nous sommes uniques, avant que nous ne nous réfractions, irisions et dispersions au passage du prisme de la vie quotidienne ? Ou est-ce en aval, aussi par cristallisation ou par réflexion, aux sens physique et intellectuel du terme ? En méditant comme hier, je ressens en tout cas l’impression (puisque nous sommes dans l’optique) que le silence, l’isolement et le vide me permettent de visionner une image (id.) plus ou moins complète de moi-même à partir de pièces de puzzle généralement en désordre. Je m’inquiéterais que cette image soit blanche comme une feuille de papier vierge si je ne me souvenais que le blanc est bien la somme de toutes les couleurs.

Dimanche 25 février :
Dans une abbaye pleine de charme et de nostalgie, avec un ravissant jardin encore entretenu par les dernières béguines, magique journée de « Pleine conscience » avec nos amis bouddhistes (disciples de Thích Nhất Hạnh) que je ne fréquente plus que de loin en loin, à l’occasion de ces retraites. Avant même que la méditation ne commence, nous nous sentons dès notre arrivée libérés du bruit, de l’agitation, des soucis du monde extérieur, dans les meilleures dispositions pour nous ressourcer aux principes de l’existence, de la conscience que l’on peut en avoir, de l’harmonie à laquelle nous aspirons tous. Les participants, connus et inconnus, se montrent discrètement et spontanément bienveillants les uns vis-à-vis des autres ; nous formons bien une communauté – aussi éphémère soit-elle – de gens de bonne volonté, de bon cœur et de bon sens et nous sommes heureux de vivre cette journée ensemble comme des amis, des frères et des sœurs. C’est pour moi un réel bonheur de m’asseoir sur mon zafu à côté de ces différentes personnes, de guetter les dernières vibrations du bol pour me plonger dans le silence, l’immobilité, la paix de la méditation. J’ai ainsi le sentiment de revenir dans un pays que j’ai quitté il y a longtemps mais où je me retrouve intimement chez moi à chacune de mes visites.
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Je constate sans y avoir aucun mérite qu’un des heureux effets de l’âge (que l’on peut assimiler dans ce cas à de la sagesse) est que l’« amour-propre », qui m’a souvent aiguillonné et fourvoyé jusqu’à récemment encore, s’est peu à peu transformé en « amour de soi ». Même s’il est souvent valorisé, encouragé, récompensé par la société, le premier n’est qu’orgueil, prétention, excitation, tandis que le second envisage, avant nos impulsions et satisfactions à court terme, nos aspirations et notre bonheur profonds et durables, et conséquemment ceux des autres. Faut-il encore avoir suffisamment de patience et de lucidité pour faire la différence ! Même s’il m’est toujours difficile de résister au moment même, le lendemain je vois tout l’intérêt que j’ai eu à m’abstenir devant la hasardeuse séduction d’un nouveau projet, l’enrageante absurdité d’une règle ou d’un représentant de l’administration, la mauvaise humeur contagieuse d’un proche, les compliments intéressés d’une personne bien intentionnée… Je m’adresse alors à moi-même comme à un vieux copain, ce que nous sommes effectivement devenus l’un pour l’autre, que je prends par l’épaule et que je mène un peu à l’écart, pour lui conseiller de laisser tomber, que rien ne vaut tout compte fait notre bonne relation entre lui et moi.

Samedi 24 février :
Nous quatre, ma mère, ma compagne, mon ami et moi, dans un restaurant où mes parents m’emmenaient déjà enfant pour mes anniversaires ou pour un beau bulletin, qu’aurais-pu souhaiter d’autres pour fêter mes soixante-cinq ans !? Rien d’extraordinaire pourtant : les mêmes circonstances, les mêmes patrons, les mêmes plats, les mêmes sujets de conversation, les mêmes souvenirs, que ma mère ressasse sans que nous ne l’interrompions, les mêmes regrets ou dépits, les mêmes plaisanteries, les mêmes projets, à commencer par celui de revenir au plus tôt, à l’occasion du prochain anniversaire de ma maman, par exemple ! Tant de choses vécues au cours des années, de gens rencontrés, de pays habités, de projets entrepris, d’événements imprévus, mais ce sont ces moments, aussi banals qu’attendus, qui mis bout à bout constituent le leitmotiv d’une vie, son épine dorsale, sa plus simple et fondamentale expression. Je me sens privilégié d’être ainsi entouré, même si j’aurais été heureux de trouver aussi d’autres convives autour de la table, et de profiter d’une telle complicité, sincère, joyeuse, lumineuse, spontanée comme l’eau qui jaillit d’une source et suit la pente sans se poser de questions ni s’arrêter aux accidents de parcours. (Par exemple, la contravention retrouvée sur le pare-brise de ma voiture que j’avais stationnée sur le trottoir pour permettre à ma mère de marcher jusqu’au restaurant.)
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Nuit de tempête. Les services publics redoutent des accidents, ferment les parcs et recommandent à la population de rester chez soi. J’emmène une dernière fois la chienne se promener aux alentours, rapidement car Clara n’aime pas non plus les orages, surtout pas le vent qui emporte tout dans les rues et les jardins. Je m’enferme alors chez moi, éteins partout et me calfeutre sous la lampe dans le salon avec de la bonne musique et un bon livre, et l’intention de n’en sortir que pour manger un sandwich avant d’aller au lit. Clara vient bientôt me rejoindre sur le canapé où elle se love à mes pieds. Alors le monde disparaît peu à peu, s’estompe la différence entre espace extérieur et intérieur, entre fiction et réalité, ainsi que la conscience du temps. C’est seulement bien tard, quand je ressens un petit creux à l’estomac, que je redescends sur terre après cette expérience d’apesanteur et d’intemporalité. Peut-être me suis-je endormi ? Je me lève en titubant et avance en me tenant au mur, sans savoir quelle heure il est, où je suis et peut-être même qui je suis réellement depuis que je n’incarne plus un des personnages du roman ou de mes rêves. Le vent m’aurait-il aussi emporté sur son passage pour ne laisse qu’une carcasse ? Je mentirais en disant que c’est une sensation agréable !

Vendredi 23 février :
Un ancien collègue qui m’a toujours connu ambitieux, entreprenant, dévoué, m’annonce que je serai – comme lui qui est en train d’en faire l’expérience – encore plus occupé une fois à la retraite : vont se multiplier les publications, les colloques, les missions à l’étranger… Cette prédiction, probablement énoncée pour me réconforter, me rend au contraire perplexe. Serait-ce me trahir que de lui avouer mon sentiment d’avoir fait le tour des activités et des sujets qui m’ont intéressé jusqu’à présent, qui l’intéressent toujours manifestement, mais qui, pour ma part, commencent – osons le mot – à m’ennuyer, alors qu’il y a tant à découvrir et à essayer ? Serait-ce désavouer le bonheur que j’ai eu de mener une carrière passionnante, renier tout le travail et toutes les satisfactions qu’elle m’a donnés, que de ne pas la prolonger ? Serait-ce me montrer irrespectueux à l’égard des personnes, collègues ou étudiants, passés ou à venir, des institutions, des disciplines auxquelles je me suis consacré tant d’années, que de leur préférer maintenant d’autres genres de personnes et d’autres sortes d’intérêts ? Ou bien serait-ce un risque inconsidéré que de vouloir changer ainsi de vie ? Je me rassure en me disant que j’en ai toujours mené plusieurs à la fois au point de souvent penser qu’une existence ne me suffirait pas. Inutile donc de gaspiller la seule à ma disposition à continuer à faire les mêmes choses !
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Ce sont vos amis sur les réseaux sociaux, ils vous envoient des messages de sympathie bariolés de smiley à la Noël, à la Nouvelle Année et éventuellement à votre anniversaire, ce sont de grandes embrassades quand on se rencontre par hasard – ça va ? ça va ? – des promesses de se revoir bientôt, c’est promis, cette fois on n’oubliera pas, mais là, maintenant, non, désolé, pas possible de parler, d’aller boire un café, trop pressé, très occupé, fort fatigué … Est-ce l’époque, est-ce notre âge, est-ce moi qui serais particulièrement susceptible, ou ennuyeux, ou qui aurais une telle mauvaise haleine ? Il me semble cependant que la convivialité – comme la nostalgie – n’est plus ce qu’elle était. Combien de coups de téléphone ou d’invitation que l’on donne sans en recevoir, d’amis qui ne sont jamais plus accessibles ou disponibles, sinon dans trois mois, qui disparaissent sans explication au moment où l’on aurait besoin d’eux ? À croire que le confinement a toujours cours et qu’il faut se protéger des autres qui risquent de déranger nos routines, notre confort, notre quant-à-soi. Il y a des jours où le monde deviendrait gris, froid et anonyme… sans mon chien et mon chat pour me faire la fête.

Jeudi 22 févier :
C’est chaque fois le même bien-être, profond, vivifiant, euphorisant, dès que j’ai surmonté le bref inconfort de me jeter à l’eau. Incontestablement, nager me procure des sensations spéciales qui m’immergent corps et âme et qui me plongent dans les réminiscences. Sans remonter jusqu’au liquide amniotique – Freud m’en garde ! – je ne peux m’empêcher de penser à mon père en méditant à longueur de longueurs de bassin. Grand sportif et amoureux de l’eau, il m’a appris très tôt à « faire » la brasse, le crawl, le papillon… dans mon lit d’abord, avant de m’endormir, puis à la piscine communale où nous nous rendions chaque semaine à pied, à plusieurs kilomètres de notre maison. Je me rappelle encore aujourd’hui la suffocante odeur de chlore et les échos des bruits et des cris qui régnaient dans le vaste édifice, comme la peur panique que je devais vaincre pour rejoindre mon père dans l’eau. J’ai accompagné mon nageur de père dans bien d’autres piscines ma vie durant, quasiment jusqu’à la veille de sa mort. Il faut dire que sur la fin, il arrivait que nous passions autant de temps à papoter en prenant l’apéro à la cafétéria qu’à barboter dans la piscine. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces souvenirs me grisent encore dès que je suis dans l’eau.

Quand je vois ces jeunes artisans, commerçants, entrepreneurs, restaurateurs, agriculteurs… se battre courageusement, solidairement, joyeusement contre la bureaucratie étouffante, les insatiables multinationales, les distributeurs tentaculaires, les règlements kafkaïens, les directives aberrantes, les concurrents déloyaux, les fournisseurs cupides, les lobbys malfaisants, l’administration labyrinthique, la politique corrompue, l’économie dysfonctionnelle, les consommateurs bornés, etc. auxquels ils ne peuvent seulement opposer – David contre Goliath – que leur créativité, leur énergie, leur volonté, leur intelligence, leur éthique, leurs utopies, pour exercer le métier qui les passionne et où ils excellent, sans l’ambition aussi imbécile que funeste de leurs aînés de vouloir à tout prix faire du profit, vite se développer, éliminer les concurrents, avant de sombrer dans la faillite et d’entraîner avec eux leurs employés et leur famille, mais avec la seule simple et saine motivation d’apporter leur modeste et sincère contribution à une société plus équitable, harmonieuse, heureuse,… quand je vois ces jeunes qui ne se lamentent pas, ne se déchaînent pas, ne se découragent pas, ne s’alignent pas, ne s’amollissent pas, mais essaient encore, et encore, et encore, alors… je pense que j’ai tort de croire que le monde ne peut pas changer. Ce ne sera alors pas grâce aux philosophes, aux artistes, aux politiciens et autres intellectuels qui appellent au changement, mais à ceux qui le réalisent !

Mercredi 21 février :
Avant même de me sentir peiné ou choqué ou offensé, c’est d’abord un sentiment de complète incompréhension qui me saisit : alors que nous les avons aimés, entourés, choyés, comblés, encouragés dès leur arrivée de leur pays d’origine où un sort moins enviable les attendait, alors que nous leur avons donné durant toute leur enfance l’exemple de l’esprit de famille et du profond attachement que nous avions nous-mêmes pour nos parents respectifs, alors que nous avons tenté de leur offrir toutes les chances pour mener une vie heureuse, responsable, épanouie… comment se fait-il qu’ils ne daignent plus donner signe de vie, si ce n’est à titre exceptionnel et de mauvaise grâce, maintenant qu’ils sont adultes ?!? Est-ce – comme l’expliquent les psys – pour (se) prouver qu’ils n’ont plus besoin de leurs parents adoptifs à qui ils doivent tant sans que des liens biologiques ne puissent le justifier (symboliquement, s’entend) ? Est-ce au contraire parce qu’ils nous reprochent (inconsciemment, s’entend) de ne pas continuer à les prendre en charge (comme y a été entraînée leur mère) puisque nous les aurions arrachés à leur pays d’origine ? Conscient des difficultés qu’ils ont dû surmonter ainsi que des erreurs que j’ai bien dû commettre comme père, est-ce cependant trop demander que de recevoir – non pas de la gratitude dont je n’ai que faire – mais un minimum de considération sinon d’affection.
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Je n’ai jamais été très doué pour la conversation sociale ou phatique, cet art de parler pour ne rien dire à seule fin de créer ou de maintenir le contact, de faire passer le temps ou d’en conjurer la banalité en en dressant un minutieux compte rendu. J’ai bien dû souvent me forcer, maladroitement sans doute, dans ma vie publique pour ne pas paraître timoré, rustre ou distant, même s’il suffit que le sujet ou l’interlocuteur soient un peu singuliers pour me rendre aussitôt curieux et loquace. J’ai malheureusement l’impression que mon handicap s’aggrave avec l’âge et que les bavardages, les miens comme ceux des autres, m’inspirent de moins en moins. Je brûle souvent de couper court aux détails d’un imbroglio familial, d’une grippe intestinale, des prévisions météorologiques, d’un exploit sportif, d’une rumeur mondaine, d’une journée « comme les autres », pour en arriver enfin à l’essentiel, si jamais il est encore à l’ordre du jour en ces temps de l’insignifiance. J’ai l’impression que l’on parle toujours trop, mais que l’on en dit paradoxalement de moins en moins. Je prends donc le parti d’écouter en silence les autres palabrer et se disputer la parole, préférant lire et écrire quand le monde se tait parce qu’il dort encore. Et parmi les écrivains, constater que se sont surtout les poètes qui me parlent, en quelques mots seulement.

20 février :
65 ans. Je regrette ne pas avoir tenu assidûment un journal ma vie durant – combien en ai-je commencés pour les abandonner quelques semaines ou mois après, ce qui sera peut-être aussi le cas pour celui-ci ? – et de ne pouvoir ainsi me souvenir où j’étais, ce que je faisais et avec qui, à mon 55ième, 40ième, 30ième anniversaire. Contrairement à certains privilégiés de mon entourage capables de retracer l’histoire de leur vie chapitre après chapitre, je n’ai pas la mémoire du temps, seulement celle des événements ou des personnes. Je me souviens ainsi d’avoir côtoyé en Finlande un collègue globe-trotter britannique aussi saugrenu qu’attachant qui avait enseigné dans de multiples pays, notamment au Lesotho (que je peux depuis lors situer sur une carte). Ce Mike Peacock tenait depuis son adolescence un journal personnel où il décrivait scrupuleusement tous ses faits et gestes, en particulier ses voyages, mais aussi tout ce qu’il avait pu apprendre chemin faisant. Les nombreux tomes de ce journal – une véritable encyclopédie – remplissait une cantine entière sans laquelle il ne se déplaçait jamais. Quand on lui rendait visite, il interrompait sans cesse la conversation pour aller retrouver dans un de ces journaux les détails d’une randonnée dans le Kilimandjaro, de l’histoire de la Bolivie ou du démontage d’un dérailleur de vélo. J’envie ce bon vieux Mike, et espère que mon nom figure à l’une des pages de son journal ?
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Notre ami Jean ne va pas mieux depuis qu’il est à l’hôpital à la suite de son accident cardio-vasculaire et de sa chute dans les escaliers. Son côté gauche reste désespérément figé ; il parvient difficilement à s’alimenter et à tenir une conversation compréhensible. La télévision ne l’intéresse pas davantage qu’auparavant et il ne peut plus lire, à cause de son bras, à cause de sa vue, probablement à cause de son attention déficiente aussi, probablement. Il m’explique cependant qu’il demande à son amie de lui lire des pages entières des discours de Démosthène dont je trouve l’épais recueil sur le table de chevet. Quand je lui propose de lui faire la lecture moi aussi à l’occasion de mes visites, il me répond qu’il faut qu’il choisisse d’abord l’auteur qui conviendrait à ma voix. Son autre activité quotidienne, entre les visites des infirmières, des médecins, des kinésithérapeutes, des amis, est de méditer, me dit-il. Il fixe chaque matin le thème – la sincérité, la reconnaissance, la dignité, la beauté… – auquel il consacrera la journée, auquel il reviendra après chaque interruption ou chaque endormissement qui survient à tout moment. Je me penche à son chevet pour entendre ce qu’il me dit aujourd’hui de l’amitié, et je tente de participer à ses réflexions en cours sans énoncer trop de banalités. Je m’en vais ensuite le cœur gros.

Lundi 19 février :
A l’occasion de mon anniversaire, j’ai réuni hier soir au restaurant mes plus anciens collègues, ou pour mieux dire, les fidèles amis qui m’ont accompagné, inspiré, encouragé, soutenu, supporté comme patron depuis presque trente ans pour certains. Combien de projets, de missions, de voyages, d’aventures (et de mésaventures) ensemble ? Je ne peux imaginer, aujourd’hui qu’elle arrive à son terme, quelle vie professionnelle – qui n’est évidemment pas que professionnelle – j’aurais connue sans leur stimulation et leur collaboration. J’ai tout compte fait passé avec plusieurs d’entre eux plus de temps au jour le jour qu’avec ma famille ou d’autres amis ! Nous avons évidemment rappelé au cours de la soirée toute une série d’entreprises et d’anecdotes qui ont jalonné cette histoire commune. Moi qui me suis toujours efforcé de partager mes enthousiasmes, je suis ravi de constater en les écoutant que j’y ai plusieurs fois réussi. Au moment de nous séparer, je les ai remerciés pour les généreux cadeaux d’anniversaire, sans commune mesure cependant avec mon infinie gratitude pour le bonheur que ces indispensables compagnons de route m’ont donné – jour, quadrimestre, année après l’autre – de travailler avec eux.
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J’y pensais depuis des mois sans que je ne sois encore passé à l’acte, retenu par une sorte d’appréhension ou de culpabilité semblables à celles que l’on éprouve à revoir un ami dont on n’a plus pris de nouvelles depuis trop longtemps. Je me disais bien qu’il faudrait que je redescende un jour dans la cave pour cette autre raison que la lessive ou le bricolage. M’y attendaient tous ces couteaux, emporte-pièces, ébauchoirs, spatules, mirettes, estèques, raclettes, … abandonnés en désordre sur l’établi depuis des mois comme à la suite d’une soudaine désertion. Pour me mettre en condition, j’ai pris le temps de tout ranger, dépoussiérer, nettoyer. Puis, sur le chevalet propre, j’ai religieusement démailloté la terre glaise des sacs plastiques et des toiles usées où – patiente – elle n’avait pas encore complètement séché. Comment dire l’émotion que j’ai eue à la soupeser, à la palper, à la caresser avant d’oser petit à petit la façonner ? Pour de nouveau me rendre compte que c’est bien la matière qui décide de la forme qu’elle prendra au cours de sa manipulation ; l’artisan propose, la terre dispose – comme les mots, finalement, qui ne se laissent pas davantage faire et dont l’écrivain n’est que le metteur en scène.

Dimanche 18 février :
« Un homme d’esprit… trouve dans ses propres pensées et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agréablement – estime Schopenhauer –, tandis que l’être borné… ne parviendra pas à écarter l’ennui qui le torture. » Les pensées n’ont pas toujours les mêmes vertus dans mon cas ! Je dois admettre que je ne comprends pas toujours l’alchimie du bien-être avec moi-même : tantôt je me sens heureux sans raison, et je trouve alors mon plaisir autant à rester à apprécier le temps qui passe qu’à vaquer à mes occupations ou à prendre de nouvelles initiatives ; tantôt c’est le contraire, toujours sans raison, peut-être un ancien ressentiment ou un mauvais pressentiment dont je n’aurais pas tout à fait conscience, je me morfonds autant à ne rien faire que je m’ennuie de devoir me livrer à telle activité ou rencontrer telle personne, et tout projet me rebute. Je constate alors que l’introspection, un de mes passe-temps favori, n’y peut pas grand-chose. À moins que ce soit cette mauvaise habitude de me poser tant de questions qui me cause ces capricieuses fluctuations de mon humeur, ou du moins qui les aggrave en leur accordant trop d’importance. Heureusement que si le raisonnement ne vient pas à bout de mon spleen chronique, y parviennent sans problème un rayon de soleil, un air de Mozart ou l’irruption de mon chien avec sa balle.
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Les neuroscientifiques (Majaana Lindeman, citée par F. Lenoir, OS) ont identifié une onde (« N400 ») dont l’amplitude diffère significativement entre les personnes intuitives et analytiques. Ces phénomènes neuronaux expliqueraient ainsi que certains d’entre nous ont des croyances (religieuses, par exemple) alors que d’autres ne se fieraient qu’aux constatations empiriques, aux certitudes scientifiques. Le test pour les distinguer montre que les uns ne savent pas aussi bien faire que les autres la différence entre signification métaphorique et littérale de différentes phrases. Considérée comme une confusion de catégories (la réalité / le symbole, le physique / le mental, l’animé / l’inanimé…), la foi des croyants mais aussi l’imagination des poètes seraient donc envisagées comme une pathologie, notamment due à un trop fort taux de dopamines (Thierry Ripoll). On frémit à lire de telles études, et de prévoir les conclusions que d’aucuns pourraient en tirer et les projets monstrueux sur lesquels elles pourraient déboucher. Big Brother se contentait de contrôler et brider le langage de ses malheureux sujets, ce qui est déjà une abomination ; il pourrait ici être question d’intervenir directement dans notre cerveau, d’y introduire un implant pour raisonner juste comme un implant cochléaire pour entendre clair.

Samedi 17 février :
On a appris hier la mort de l’opposant russe Alexeï Navalny emprisonné dans un bagne perdu dans l’Arctique. Non seulement cette nouvelle, pas vraiment inattendue, m’a profondément révolté comme toute personne qui tient viscéralement à la démocratie et qui s’inquiète de la voir ainsi impunément bafouée et dangereusement sapée partout dans le monde. Mais j’ai surtout ressenti une vive émotion – alors que je ne connais pas particulièrement la personnalité ni suivi le parcours de ce dissident contesté – en regardant la dernière et brève vidéo enregistrée la veille de son décès où on le voit plaisanter avec un juge et des gardiens. Personne n’est manifestement dupe de la situation aussi grotesque que tragique dans laquelle ils se trouvent tous emprisonnés et où Navalny est certainement le plus libre. Leurs rires partagés, ne serait-ce que l’espace d’un instant, témoignent pour moi de la solidarité foncière qui peut réapparaître entre les hommes, quelques soient les circonstances, même les plus inhumaines, qui les opposent les uns aux autres. Ce qui rend encore plus insupportable le traitement réservé à Alexei Navalny et admirable la force de caractère qui lui permettait d’en rire avec ses geôliers !
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Quand je me plonge dans l’histoire des civilisations, des nations, des sciences, des religions – comme celle que je suis actuellement occupé à lire –, c’est toujours avec la même consternation que je constate que l’homme s’y est depuis toujours autant illustré par son intelligence et son humanité que par son aveuglement et sa barbarie. Comment expliquer de tels extrêmes ? Est-ce dans notre nature d’animal humain (quoi que les animaux se montrent à plusieurs égards plus humains que nous) d’être capables du meilleur comme du pire ? L’incessante rotation du yin et du yang qui rythme notre destinée à notre insu ? L’inconciliable rivalité entre le « ça » impulsif et le « surmoi » implacable dont nous ne pourrions être tenus pour responsables ? L’inévitable dialectique (Vishnu) entre la création (Brahma) et la destruction (Shiva) qui assure sinon le progrès en tout cas la succession de nos faits et méfaits depuis que nous sommes au monde ? Le plus difficile à comprendre et à accepter est que malgré notre intelligence et notre humanité, fruits de plusieurs millénaires de civilisation, et nos progrès considérables dans tant de domaines spécifiques, nous n’ayons pas appris à sortir de l’aveuglement et éviter la barbarie dont nous souffrons tout autant aujourd’hui encore et qui risquent de causer notre anéantissement demain.

Vendredi 16 février :
Une page se tourne à nouveau. Après une succession de locataires problématiques, j’ai finalement décidé de mettre en vente la maison familiale que mes grands-parents, puis mes parents à leur retraite ont habitée dans une petite ville à la campagne (comme disait Allais). Je connais depuis toujours cette étroite demeure serrée entre une série d’autres habitations sur la placette devant la gare où travaillait mon grand-père cheminot. Avant que mes aïeuls ne s’y installent, la maison et celle des voisins composaient à l’origine un petit hôtel (« de Venise » !) comme il y en avait plusieurs à l’époque dans ces bourgs ruraux fréquentés l’été par les riches citadins en villégiature. Mon père se souvenait que pour se faire un peu d’argent, mes grands-parents louaient encore la maison à des estivaliers pendant les vacances que la famille passait alors dans la buanderie et l’appentis au fond du jardin. Pour ma part, j’y ai vécu les week-ends et les congés scolaires de mon enfance et de mon adolescence, mes séjours en Belgique quand je vivais à l’étranger ; j’y ai rendu visite ensuite à mes parents de retour dans leur village natal ; j’y ai vécu par périodes, heureuses et malheureuses, avec mes enfants ; j’y ai assisté à l’agonie de mon père ; j’y ai aidé ma mère à entreprendre son déchirant déménagement… Ce n’est pas une page qui se tourne, mais un chapitre qui se clôt !
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Lors d’une réunion avec plusieurs collègues, j’ai encore eu la confirmation qu’il est bien difficile de se connaître mutuellement, même après avoir travaillé ensemble des années durant, avoir vécu côte à côte dans les mêmes bureaux. Pour faire simple, je dirai que les discordances se développent entre les trois niveaux suivants. D’abord, celui de la réalité de ce qui a été dit ou fait, si tant est que l’on puisse l’envisager empiriquement ; puis le niveau des ressentis par les personnes impliquées qui consciemment ou non ont interprété ces propos, ces actions, ces situations ; enfin le niveau de l’expression de ces ressentis, surtout si la personne qui témoigne – généralement pour se plaindre ou se justifier – tente de rationaliser ses impressions, ses frustrations, ses ressentiments. On ne peut que constater qu’il peut y avoir un monde entre ces niveaux, qu’il arrive que des personnes se fassent chacune un cinéma complètement différent de ce qu’elles sont en train de vivre ensemble, et que les explications – au contraire de les résoudre – aggravent leurs différends malgré les vertus du dialogue. Pire : je me demande si l’on est vraiment la même personne quand on ressent quelque chose, quand on y réfléchit et quand on l’exprime. C’est une question que je me pose fréquemment en écrivant ces chroniques!

Jeudi 15 février :
Si « retraite » signifie l’action de se retirer progressivement d’un lieu, et non une misérable déroute après une défaite, cela fait déjà quelque temps que je m’y emploie. Non pas que je sois moins assidu ou moins motivé, mais je revois petit à petit à la baisse mes objectifs et mes initiatives. Disons que je me montre désormais plus réactif que proactif ou même hyperactif comme je l’ai (trop) souvent été au cours de ma carrière, mes fidèles compagnons en attesteraient, peut-être même s’en plaideraient-ils un peu, en levant les yeux au ciel ! J’ai maintenant beaucoup de satisfaction à les voir mener la plupart des projets en me rassurant que tout est sous contrôle, et s’ils me demandent parfois d’intervenir sous prétexte d’un problème, je les soupçonne que c’est surtout pour me faire plaisir. Personne n’est dupe, mais tout le monde est bienveillant. Ma grande hantise serait de paraître ombrageux, pontifiant ou intempestif sans le vouloir ; je préfère donc m’en aller discrètement sur la pointe des pieds. Alors qu’ils disent craindre que tout ne change, ce serait plutôt une réussite pour moi que mes (anciens) collègues profitent de mon départ pour de nouvelles entreprises avec de nouvelles motivations. C’est ce à quoi je pensais – avec un petit serrement de cœur – pendant notre réunion d’hier pour l’organisation de notre prochain et dernier colloque ensemble.
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La promenade avec Clara, tenue cette fois en laisse, se fait clopin-clopant ce matin. Ce n’est pas la première fois que la pauvre bête boite péniblement de la même patte, alors que la veille elle courait encore comme une folle après sa balle ou tournait à toute allure en larges cercles autour de moi comme autour de tout un troupeau de moutons égarés. Le vétérinaire consulté propose une opération mais sans garantie. En se léchant l’articulation douloureuse à chaque arrêt, Clara semble m’implorer du regard, moi qui ai généralement réponse à tout dans sa vie : remplir ses écueils de croquettes et d’eau fraiche, lui ouvrir la porte vers la liberté, lui administrer des caresses sans compter, lui lancer balle, frisbee ou bâton à volonté, la rassurer au moindre bruit inhabituel… La douleur des animaux comme celle des enfants (que je ne compare pas, honni soit qui mal y pense !) émeut d’autant plus que ce sont forcément des victimes innocentes et inconscientes qui ne demandent qu’à profiter simplement de la vie. Je me sens aussi révolté par cette injuste souffrance que coupable de ne pas être capable de la soulager. Mais le chien a déjà repris du poil de la bête et se remet à trottiner devant moi à la recherche des bonnes odeurs alors que je n’ai pas encore fini de m’apitoyer sur son sort.

Mercredi 14 février :
Nous sommes à peine arrivés que Nonna nous a aussitôt installés à table, pour les pâtes, où nous sommes restés jusqu’à notre départ, repus, après la grappa ! Il était prévu que j’aille lui rendre une petite visite pendant la semaine d’absence de sa fille pour vérifier qu’elle allait bien, ne manquait de rien, n’avait toujours pas eu d’accrochage avec la vieille VW qu’elle s’obstine à conduire encore. J’étais accompagné de notre ami Franco que Nonna apprécie beaucoup, notamment parce qu’il sait faire honneur à sa cuisine alors que mon estomac atteint vite ses limites. Tout le long du repas, l’habituel dialogue de sourds puisque Nonna est quasiment sourde. Dès qu’elle croit comprendre un mot ou le lire sur nos lèvres, la voici partie pour raconter dans les détails de vieux souvenirs ou se lancer dans un réquisitoire contre les médecins, les commerçants, les autres automobilistes ou toutes autres espèces de malhonnêtes auxquels elle n’accorde aucune confiance. Entre deux monologues, elle ne manquait pas de nous resservir ou nous amener d’autres choses à manger, de la mortadelle épaisse comme un doigt, les morceaux de fromage lourds comme des briques, des pâtisseries dont, prétendait-elle, elle doit débarrasser ses armoires. Quand nous avons finalement pu nous échapper, nous avons décidé d’aller saluer une autre jeune fille, ma mère…
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Déformation professionnelle : quand maintenant je lis ou j’apprends quelque chose d’intéressant relevant plus ou moins de mon domaine, je me demande ce que je vais bien pouvoir en faire puisque je ne pourrai bientôt plus en faire profiter mes étudiants ou mes collègues. De me rendre ainsi compte que j’ai tout le temps conçu les connaissances, les découvertes, les réflexions comme des biens à transmettre, à partager, et que c’est sans doute en raison de cette aspiration probablement innée que l’enseignement m’a autant été une vocation que l’apprentissage. Me prend alors l’inquiétude que mes lectures et mes spéculations – auxquelles je consacre pas mal de temps et d’importance, reconnaissons-le – ne servent désormais qu’à moi, ne deviennent alors « lettres mortes » (sinistre expression !). N’est-ce pas comme devoir se contenter de masturbation intellectuelle alors que l’on a connu de grandes passions spirituelles, d’exaltantes rencontres théoriques, des débats d’idées excitants, d’ardentes prises de positions, des querelles et réconciliations frénétiques… S’ajoute une autre angoisse, celle de ne plus me souvenir des livres que je suis en train de lire comme de ceux d’il y a vingt ou trente ans. Ma mère relit chaque jour les mêmes pages que la veille du roman qu’elle ne terminera jamais.

Mardi 13 février :
« Bien vieillir, c’est rester jeune » !? J’espère que non !!! Quand j’avais 20 ans, 30 ans, 40 ans, j’étais certes capable de performances diverses et variées qui me sont impossibles aujourd’hui, mais qu’est-ce que j’étais con ! Il m’arrive de rougir de honte au souvenir des niaiseries, des erreurs, des maladresses que j’ai pu commettre alors, en me réjouissant que cela me soit arrivé un peu moins souvent les années passant, et qu’il m’ait été donné de découvrir chemin faisant de nouvelles choses sur la vie, le monde et sur moi-même pour me rendre un peu moins idiot. C’est à désespérer d’apprendre quoi que ce soit que de regretter de prendre de l’âge ! N’est-ce pas la raison pour laquelle les « éternellement jeunes » – ou qui s’efforcent de le rester – ressemblent souvent à des adolescents attardés ? Et à des boyscouts ces retraités qui espèrent tromper le temps en surchargeant leur agenda (petits-enfants, services clubs, séances de sport, abonnements aux concerts et expos… ) pour s’en plaindre ensuite. Toutes les étapes du voyage comptent, avec leur lot de bienfaits, d’inconvénients et de conneries ; s’arrêter en cours de route dans l’espoir de la prolonger, c’est se priver de la vue dégagée, de l’air léger, du silence apaisant et de la douce sérénité du sommet.
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Bien vieillir ne consiste-t-il pas d’abord à se simplifier, se déblayer, à se clarifier sagement la vie pour se concentrer sur l’essentiel qui n’est peut-être pas ce dont on s’est occupé et préoccupé jusqu’à présent ? On prend effectivement conscience que le temps est compté pour ce qui compte, non seulement par rapport à l’espérance de vie (env. 80 ans, soit encore 15 années de bon si tout va bien ?), mais aussi par rapport aux 24 heures d’une journée. Car un des nombreux paradoxes du temps est qu’on a davantage l’inconvénient ou l’impression d’en manquer quand on en a plus à sa disposition. Après avoir été hyperactif me reste donc à devenir sélectif, aussi bien avec mes aspirations qu’avec les occasions d’utiliser mes journées sans les gaspiller. J’ai ainsi de moins en moins de scrupules à laisser tout en plan pour profiter d’un rayon de soleil et aller me promener avec le chien, à abandonner dès les premières pages un livre « incontournable » qui pourtant m’ennuie pour en commencer un autre, à m’excuser à une réunion encore plus vaine que pénible pour rendre visite à un proche, à prendre congé d’un casse-pied bavard et inopportun pour un café seul à une terrasse, etc. Mes critères de choix sont on ne peut plus clairs et simples : l’utile et/ou l’agréable, aux autres et/ou à moi-même !

Lundi 12 février :
L’ouvrage que je suis en train de lire (F. Lenoir, L’Odyssée du sacré) rappelle que l’histoire des religions, partant l’histoire des civilisations s’est construite sur l’opposition entre le « profane » et le « sacré », à savoir ces personnes, ces lieux et ces moments à l’écart du monde, magiques, respectables, inviolables, parfois redoutables permettant l’accès à une autre dimension que celle de l’existence quotidienne. Le « sacré » a en effet permis aux hommes de surmonter la terrifiante prise de conscience de leur fragilité et de leur finitude que le surprenant développement de leur intelligence leur a causée. Alors que cette opposition reste prégnante dans d’autres cultures, je me suis demandé ce qu’il restait de « sacré » dans la nôtre ? Les vedettes médiatiques, les stades de football, la saison des vacances n’ont-ils pas pris la place des prêtres, des églises et de la période de carême, que l’on s’en réjouisse ou non ? En ce qui me concerne, même si je n’entre pas dans une cathédrale comme dans une gare, je pense que c’est surtout la poésie qui a pris la relève de la religion pour me rendre « sacrés » un lever de soleil, le sourire d’un vieillard, la cour de récréation d’une école, un insecte sur la page de mon livre, un enfant malade, un petit sentier dans les bois, un accord de violoncelle, un vieux banc ombragé…
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Je constate que voilà bien longtemps que je n’achète plus de musique. Contrairement aux livres dont je continue à charger inconsidérément mes étagères, je n’ai plus guère ajouté de nouveaux centimètres aux mètres de CD qui courent le long des murs de mon bureau. Si je ne peux toujours pas vivre plus d’une heure sans musique classique, je me suis rendu compte que je préfère maintenant l’entendre par hasard à la radio, que ce soit des morceaux bien connus ou d’autres que je découvre, plutôt que de les choisir dans ma discothèque en anticipant un plaisir qui n’est pas toujours au rendez-vous. Au contraire, j’ai l’impression de gâcher un peu la rencontre avec un compositeur ou une œuvre en l’organisant moi-même, comme on réserve une table dans un restaurant étoilé, tandis que la surprise de les entendre ou réentendre qui me fait relever la tête et tendre l’oreille renouvelle et approfondit mon bonheur de la musique. Il m’est déjà arrivé de devoir arrêter ma voiture sur le bord de la route tellement j’étais fasciné par une sonate ou un chant à la radio, mais de ne plus en apprécier et réécouter l’enregistrement quand j’ai acheté le disque après ce moment de grâce.

Dimanche 11 février :
Journée de migraine. Cela commence, sans aucune avertissement, en toute circonstance, par une vision progressivement fragmentée, vacillante, kaléidoscopique de ce qui m’entoure (phénomène appelé « aura » par les médecins). Quand j’étais plus jeune, s’ensuivaient d’atroces douleurs qui m’obligeaient à m’isoler des heures, voire des jours allongé dans l’obscurité. Il suffit maintenant de deux, trois aspirines pour m’en tirer avec un simple mal de tête jusqu’au soir. Mais persiste cet étrange sentiment de vivre tout ce temps-là en décalage du monde et de moi-même. Non pas que ces migraines perturberaient mes capacités d’observation, de compréhension, de raisonnement, de réaction qui semblent au contraire intactes, mais elles me donnent la vertigineuse impression que la vie que je suis occupé à vivre comme d’habitude n’a plus aucune signification, qu’elle ne m’inspire aucun sentiment, que le monde et les gens, moi y compris, fonctionnent mécaniquement. Le mot « métallique » m’est venu en tête en tentant d’analyser cette curieuse expérience d’angoissante déconnexion, comme si on avait poussé sur le bouton RESET ! Ce n’est donc pas la tête qui fait défaut à ces occasions, mais le cœur… heureusement de manière provisoire !
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Je viens d’entendre rappeler cette anecdote selon laquelle Luigi Boccherini aurait interrompu un brillant violoniste virtuose en pleine interprétation d’une de ses compositions pour lui reprocher d’être trop jeune pour la jouer correctement. À une époque où on a tort de vieillir, cette histoire m’encourage à admettre qu’il m’arrive de plus en plus souvent, à entendre moi aussi un brillant collègue, scientifique, intellectuel ou quidam, de m’ennuyer ou même de m’exaspérer en dépit de son intelligence, de son érudition, de son originalité, parce qu’il est trop jeune pour émettre un avis crédible, pertinent ou tout simplement intéressant sur des questions dont il ne connaît que les principes. Il me brûle moi aussi d’en interrompre l’un ou l’autre pour leur conseiller d’en reparler seulement dans dix ou vingt ans, quand le temps, l’expérience, les difficultés, bref la vie leur aura appris d’autres choses. À commencer par un peu de circonspection car certains jeunes gens, pour peu qu’on leur ait donné quelques responsabilités et prérogatives, compensent généralement leur ingénuité par autant de prétention, leur ignorance par autant d’arrogance, leur embarras par autant d’intransigeance. Peut-être vais-je maintenant être taxé de vieux sénile… ce qui est probablement de plus en plus vrai !

Samedi 10 février :
Nous avons été invités hier soir « Aux Olivettes » par un ami qui y fêtait son anniversaire. Ce café-chantant vieillot est une institution locale : depuis des générations, des chanteurs amateurs, des plus aux moins doués, se succèdent plusieurs soirs par semaine sur le minuscule podium du bistroquet (parfois vide) pour entonner les succès de jadis et naguère aux côtés d’un pianiste qui tente de les suivre ou de les retenir selon les cas. Les artistes en jeans et col roulé que nous avons entendus hier n’étaient pas les meilleurs, certains étaient franchement mauvais, mais ils surpassaient de loin toutes les stars de strass et de paillettes dont nous bombarde la télévision. Le plaisir sans réserve ni complexe qu’ils avaient et donnaient en chantant – faux – sur scène m’a rappelé une réflexion d’une connaissance qui prétendait ne se manifester que dans les domaines où il excellait, soit par (fausse) modestie, soit par scrupule de ne pas importuner les autres de ses maladresses. S’il est des questions où il est effectivement préférable de laisser la parole ou la place aux spécialistes, je plaide au contraire ici en faveur du droit à être un perpétuel débutant ou un irrémédiable médiocre… comme moi-même qui ne me résigne cependant pas à tout risquer (peut-être pas à chanter, cependant !)

Vendredi 9 février :
On doit à Kant – que je me flatte de citer – la distinction entre valeur intrinsèque et instrumentale. Pour prendre deux exemples extrêmes, l’homme, qui est une fin en soi, ne peut avoir de valeur instrumentale (même s’il se fait malheureusement exploiter de toutes les manières), tandis qu’on ne devrait donner aucune valeur intrinsèque à l’argent (même si beaucoup vénèrent la richesse en tant que telle sous toutes ses formes). Je m’interroge pour ma part sur le temps qui passe, l’existence, pour être clair, qui peut revêtir, combiner ces deux valeurs : d’une part le simple et pur agrément qu’elle procure au jour le jours à celui qui la vit en pleine conscience (la joie de vivre, sans autre fin) ; d’autre part le profit que l’on peut en tirer par ses efforts pour une cause, un but, un engagement qui dépassent le quotidien et qui peuvent autant rendre heureux. J’ai parlé ailleurs des dimensions poétique et prosaïque (ou pragmatique) de la vie. À l’approche de la retraite, il me semble que s’inverse la proportion de ces deux aspirations ds
e mes journées dont la valeur instrumentale décline (inévitablement) en faveur (si possible) de leur valeur intrinsèque. Avec parfois la décourageante impression d’être assis entre deux chaises, en panne, dans le vide, sans agrément aujourd’hui ni projet pour demain.

Jeudi 8 février:
Météo pluvieuse, ville embouteillée, corvées administratives, démarches infructueuses… une journée bien morose ! Seul point positif à ce tableau noir : la lecture de Antispécistes. Réconcilier l’humain, l’animal, la nature, d’Aymeric Caron. D’accord avec son état des lieux accablant de la société contemporaine comme avec son pronostic pessimiste concernant l’avenir de la planète si nous ne changeons pas rapidement et radicalement notre manière d’y vivre, j’aurais tendance à lui faire confiance concernant la révolution qu’il annonce. Car il s’agit bien d’une révolution, comme le recentrage de l’homme provoqué par Copernic (quand il s’est rendu compte qu’il n’est pas au centre de l’univers), par la découverte de l’Amérique, outre les contacts précédents (…qu’il est multiple et varié), par Darwin (…qu’il n’est qu’un animal seulement un peu plus évolué), par Freud (…qu’il n’est pas complètement conscient et maître de lui-même), par Einstein (…que la réalité même du monde est toute relative), par la bombe d’Hiroshima (…qu’il a les moyens à tout moment de provoquer sa propre disparition). Maintenant, c’est du fait que les humains sont des vivants parmi, dépendants et responsables d’autres dont il faut prendre toute la mesure sous peine disparaître après avoir éradiqué toute forme de vie sur Terre.

Mercredi 7 février
À chaque pause, nous avons discuté du temps, de la vieillesse, de la mort, bref de la vie dont nous apprécions aujourd’hui toute la saveur, toute la valeur, toutes les faveurs alors qu’elles nous échappaient largement hier, trop préoccupés que nous étions par notre petite personne et nos grands projets. Quelle belle compensation aux effets déplaisants de l’âge que d’apprécier ainsi l’existence pour et par elle-même, de gagner en profondeur ce que l’on perd en longueur, en qualité ce que l’on perd en quantité ! Forcés d’admettre que nous oublions de plus en plus souvent nos clés, nos rendez-vous, le nom des nouvelles vedettes, nous nous sommes en revanche rappelé avec autant de plaisir que de précisions ces événements, ces engouements, ces personnages essentiels de notre passé qui enrichissent encore notre présent. L’un et l’autre nous nous sommes aussi réjouis que nos émotions soient plus vives et subtiles que jamais, et nous offrent de grands et nouveaux bonheurs. Et de tomber d’accord avec mon ancienne mais toujours jeune amie que vieillir c’est vivre intensément autant que vivre c’est vieillir forcément ! Et nous nous sommes remis à nager pour terminer le kilomètre que nous nous étions promis de parcourir en arrivant à la piscine.

Mardi 6 février :
Premier jour de mes derniers cours ! Mes étudiants ne se sont douté de rien ce matin quand je me suis adressé à eux lors de la séance inaugurale du cours de « Pragmatique », puis d’ « Analyse et typologie des discours », et que je leur ai présenté le domaine que nous allions explorer ensemble pendant le quadrimestre, ainsi que les modalités de notre collaboration. Pour eux, ce sont bien entendu des cours parmi d’autres – pourvu qu’ils ne soient pas les plus difficiles, se sont-ils certainement demandé – de la part d’un professeur parmi d’autres – pourvu que ce ne soit pas le plus exigeant. Plutôt que d’anticiper le regret que j’aurai de ne bientôt plus avoir l’occasion de « donner cours » (j’assume pleinement cette expression désuète où « donner » a toute son importance), j’ai surtout éprouvé du plaisir à le faire encore cette fois-ci, multiplié par la conviction que c’est un privilège que d’exercer et bientôt d’avoir exercé ce formidable métier. Puis m’a aussi gagné, comme à chaque rentrée, le sentiment… (comment dire ?) … que j’aime bien mes étudiants, tout simplement ! Me revient en tête cette citation de Don Bosco lue récemment sur le fronton d’une école : « Sans affection pas de confiance. Sans confiance, pas d’éducation. »

Lundi 5 février :
Valparaiso, un des plus beaux endroits où j’aie séjourné, est de nouveau en proie aux incendies. Je m’inquiète pour les collègues, les étudiants, les amis qui m’y ont accueilli à plusieurs reprises. Par contacts interposés, j’apprends avec soulagement qu’eux vont bien, que leur famille et leur maison ont été épargnées. Ces tragiques nouvelles ravivent inévitablement en moi d’autres souvenirs d’autres missions à l’étranger et tant d’autres relations aussi chaleureuses que j’y ai nouées. Et de me demander aussi anxieusement que sont devenus les collègues, les étudiants, les amis que j’ai eu le bonheur de rencontrer en Palestine, en Chine, en Arménie, en Égypte, au Niger, en Russie, en Iran, au Liban, au Congo, au Vietnam, en Bolivie, au Sénégal, en Afrique du Sud, en Tunisie, en Haïti, au Maroc, au Brésil, en Macédoine, en Colombie et ailleurs encore où enseigner, apprendre, s’exprimer… ou travailler et vivre tout simplement posent différents problèmes de différents ordres. Si j’ai pour la plupart oublié les noms, de nombreux visages me reviennent en tête aussitôt qu’on mentionne un pays ou une ville où ont lieu ces catastrophes, ces violences, ces exactions si fréquemment relayées par la presse. Le cœur me pince alors d’être si loin de toutes ces personnes dont j’ai été si proche, n’aurait-ce été que durant quelques jours.

Dimanche 4 février :
Les circonstances : un thé dansant dit « guinguette » organisé une fois par mois par le centre culturel de la cité industrielle où je suis né et ai vécu toute mon enfance et adolescence. Le décor : la salle de fête vétuste d’une école désaffectée pour ne pas dire délabrée d’un quartier populaire pour ne pas dire misérable. Le casting : sur la scène, un orchestre de musiciens (très) amateurs, vieillards et enfants réunis ; dans la salle, une cinquantaine de personnes (très) âgées, des dames surtout, assises en groupes, en familles, parfois seules devant leur morceau de tarte au riz, leur café ou leur verre de genièvre. De temps à autre, quelques couples se forment, des dames surtout, pour aller se trémousser sur la piste de danse entre les tables. Ne trouvant pas les amis que nous comptions y rencontrer, nous avons failli tourner les talons à peine entrés dans la salle. Nous nous sommes cependant sentis obligés de prendre un café, de gouter la tarte, puis d’écouter une chanson, puis une autre, puis de danser une valse, puis un tango, puis nous avons finalement succombé aux charmes de ces vieilles rengaines italiennes entonnées par le Caruso local, comme à ceux de l’ambiance bon enfant et de la douce nostalgie de ce dimanche après-midi pluvieux.

Samedi 3 février :
Alors que les mots accusent vite leurs insuffisances, leurs maladresses, leurs platitudes, seule la musique peut décrire avec finesse les modulations, les colorations, les fluctuations d’une journée, et exprimer les sensations, les sentiments, le bonheur ou la mélancolie qu’elle suscite en nous, parfois à notre insu. Ainsi y a-t-il des matinées, des après-midis, des soirées qui semblent avoir été composées par Schubert, d’autres par Mahler, ou par Satie, ou par Vivaldi, ou par Pärt, ou par Mozart, ou par Stravinski ou par tant d’autres encore qui donnent du sens à ma vie ! Les jours les plus heureux me semblent l’œuvre de Bach qui, sur le rythme pondéré du temps qui se déroule sereinement, tresse les plus subtiles mélodies aux nuances et aux variations toujours neuves. L’Art de la fugue est un art de vivre, et qu’il soit resté inachevé n’est peut-être pas un hasard. La journée d’hier, en revanche, grise, venteuse, anxieuse, s’est plutôt passée, en mon for intérieur, sans pouvoir l’expliquer davantage, sous l’égide de Chostakovitch dont les quatuors à cordes m’ont toujours fasciné. Malheureusement, cette journée s’est ensuite terminée dans la cacophonie, mais la musique n’y est pour rien ; elle s’est d’ailleurs tue en moi devant tant de discorde et rancoeur !

Vendredi 2 février :
R.A.S. Rien À Signaler de cette journée pourtant occupée à plusieurs activités habituelles ni déplaisantes ni inutiles que j’aurais probablement appréciées et signalées en d’autres circonstances. Est-ce à dire que cette journée passée sans que je ne m’en rende compte, sans espoir que je ne m’en souvienne, est passé pour rien ? J’ai toujours trouvé roboratif – en particulier les matins de blues – le conseil de faire quelque chose pour la première fois de sa vie chaque jour pour le rendre unique. Cette perspective donne un irrésistible sentiment de liberté par rapport au monde que l’on va changer, au temps que l’on défie et surtout vis-à-vis de soi-même que l’on va renouveler. Il n’est pas besoin de gravir l’Everest, ni d’embrasser ou de gifler une inconnue dans la rue ni d’écrire le prochain Prix Goncourt pour que la journée soit mémorable. Simplement se dire qu’aujourd’hui est le jour où j’ai découvert que…, où j’ai décidé de…, où j’ai commencé à…, où j’ai osé faire ceci ou cela. Maintenant que j’ai beaucoup découvert, décidé, commencé et osé, j’aurais plutôt tendance à conjurer autrement le temps qui passe, en prenant au contraire conscience que la banalité n’a rien de banal, que la vie comme l’amour, c’est toujours la première fois !

Jeudi 1 février :
Quitte à impatienter le chien qui aspirait à une longue promenade, je me suis arrêté au bord du chemin pour m’installer sur une souche et contempler le paysage surpris comme moi par le beau temps inhabituel pour la saison. Je me suis ensuite tourné les yeux fermés vers le soleil précoce pour laisser ses rayons me caresser le visage et me réconforter l’âme. Au-delà des poncifs, j’atteste que le soleil l’hiver chauffe à l’intérieur, dégèle le cœur, fait fondre les soucis, ranime l’espérance. Mais peut-on encore profiter de ces moments de bonheur sans arrière-pensée ? Comme de porter une jolie chemise mais fabriquée par des quasi-esclaves de l’autre côté de la planète. Le cadeau de cette radieuse après-midi, ne le dois-je pas au saccage intensif, ininterrompu et irréversible par les hommes de cette nature dont je suis précisément en train de profiter ? Et quelle catastrophe annonce-t-il, ne serait-ce que pour les bourgeons dont je vois déjà pointer le bout du nez sur les arbres et buissons à l’entour, à la merci d’un frimas subit ? Et l’été prochain, probablement caniculaire, desséchera-t-il de nouveau jusqu’à l’os ce souriant paysage que je suis en train d’admirer ? Espérons seulement que notre esprit soit moins déréglé que le climat et qu’il nous permettra de surmonter ces sombres perspectives ! En attendant, je reprends la route à la grande satisfaction du chien.