Grâce, œuvres

La vie est injuste: il y en a qui naissent « coiffés », avec la fortune, la beauté, l’intelligence, le talent, le génie, et surtout avec le charme, alors que d’autres  devront fournir des efforts considérables leur vie durant pour obtenir des résultats qui n’approchent que de loin les avantages donnés gratuitement aux premiers. En compensation, on pourrait prétendre que, comme ces bienheureux ne connaissent pas leur chance, ils n’en profitent pas pleinement, tandis que ceux qui doivent trimer ne serait-ce que pour un succès médiocre, l’apprécient à la hauteur de leurs mérites. Un autre dédommagement est de constater que d’autres, malgré les mêmes efforts, réussissent encore moins bien. Mais ce sont de maigres consolations devant l’insouciante supériorité des élus : le mérite ne fait pas le poids face à la grâce. Mais qui s’en plaindra? La question échappe à ces bienheureux convaincus que tout est facile pour tout le monde comme pour eux, tandis que les autres ne tiennent pas à admettre ne pas faire partie de ces privilégiés, et se sentent obligés contrefaire la désinvolture.

Ceci rappelle la querelle classique concernant la grâce et les œuvres, les Jansénistes estimant que, par rapport aux personnes favorablement prédestinées dont la seule charge est de se montrer à la hauteur de leur bienheureuse destinée, le commun des mortels, certes libre de choisir, doit compter que sur ses propres mérites, ses œuvres, s’il souhaite – peut-être en vain – connaître le paradis. Les bouddhistes envisagent aussi – différemment selon les écoles – deux manières d’atteindre l’éveil spirituel (satori, nirvâna). Dans un cas, avoir la chance d’être « éveillé » dès la naissance, en tant que nouvelle incarnation d’un sage, ou d’être illuminé d’un coup, sans le vouloir, sans l’attendre, par hasard, comme frappé par la foudre: tout devient clair, une fois pour toutes. Dans l’autre cas, moins heureux, de tenter d’y parvenir – sans aucune garantie de succès – à force de longues médiations et de pénibles exercices spirituels, sous l’autorité d’un sage aussi inflexible qu’énigmatique. Les explications ne servent en effet guère en la matière, seuls l’exemple ou les épreuves d’un maître, ainsi que l’expérience du non-sens et de la vacuité de la vie, peuvent provoquer la prise de conscience définitive et salvatrice.

De toute façon, il faut reconnaître et accepter cette injustice entre les élus et les autres comme un état de fait de la nature, et admirer sans arrière-pensée le talent, le génie, le charme de ceux qui en sont naturellement pourvu (pas toujours pour leur bonheur, d’ailleurs) en se réjouissant quant à soi de pouvoir y être sensibles, en profiter, s’en inspirer, ce qui est déjà une grande chance. Et chacun d’apporter sa  contribution personnelle, aussi modeste et discrète soit-elle,  à l’intelligence, à la beauté, au bonheur du monde, en attendant qu’un de ces jours le Bon Dieu, le Dalaïlama, ou un extraterrestre vienne frapper à sa porte pour lui annoncer qu’on l’a choisi pour le sauver.