13. Il n’y a que les questions sans réponse qu’il est nécessaire de poser

Quand Denis est sorti ce matin de chez lui, qu’il a regardé la rue grouillante, les voisins qui déposaient leurs sacs d’ordures sur le trottoir (comme tous les jeudis), les voitures qui défilaient dans les deux sens pare-chocs contre pare-chocs (comme tous les jours), il s’est demandé pourquoi quelque chose plutôt que rien. Par quel concours de circonstances toutes ces personnes, toutes ces briques et ces pavés, toutes ces tôles et ces plastiques, toutes ces cellules et ces molécules se sont-elles trouvées aujourd’hui rassemblées et combinées pour aboutir à ce qu’il a sous les yeux et à portée de main, en lieu et place du néant. En descendant sa rue pas à pas, sa mallette à la main, pour aller prendre le bus numéro 25 au carrefour, il a essayé d’imaginer ce à quoi aurait pu ressembler le rien (le mot pour le désigner est déjà de trop !) avant d’être squatté par le monde. Certainement pas au ciel qu’il entraperçoit entre les rangées de maisons puisqu’on sait que l’espace fourmille de particules et de rayonnements invisibles, sans compter la pollution, les satellites et autres engins que les hommes y expédient maintenant. On ne peut pas non plus parler du vide car il faudrait alors un bord où se tenir pour constater qu’il y a un trou, comme devant la fosse où l’on a récemment descendu le cercueil de leur meilleur ami avant de le recouvrir de terre. Quand il est arrivé à l’arrêt du bus, il n’avait pas trouvé de meilleure comparaison au néant que ce qu’il a ressenti ce dimanche après-midi, alors qu’il pleuvait à verse comme depuis une semaine, qu’il n’en pouvait plus de corriger des copies et préparer des cours, et que sa femme elle aussi était anéantie par le chagrin. Debout dans le bus, comprimé par les autres voyageurs qui bavardent, gigotent, transpirent tout contre lui, il s’est alors demandé pourquoi la vie est apparue dans ce quelque chose qui est apparu dans ce néant, surtout si c’est pour amener la mort à sa suite. Les gaz, les liquides et les cailloux auraient bien pu se suffire à eux-mêmes, non ?, comme c’est probablement le cas sur toutes les autres planètes de l’univers. Les montagnes, les terres, les déserts, les océans sont parfaits en tant que tels, et ils auraient été bien plus tranquilles sans la faune et la flore qui y sont apparues sans prévenir et ne cessent de les envahir et de les transformer depuis lors, comme si elles étaient chez elles ! Après avoir réussi à s’extirper du bus une fois à destination, il parcourt la centaine de mètres restant jusqu’au lycée où il travaille depuis plus de trente ans, mais qui ne sera plus le même dorénavant. Il s’immobilise aujourd’hui un long instant devant la façade pour s’étonner du nombre de personnes qui s’y engouffrent, comme chaque matin pourtant, et pour se demander pourquoi la conscience est apparue dans la vie quand la vie est apparue dans ce quelque chose qui est apparu dans ce néant. Le monde ne serait-il pas plus serein si personne n’était là pour en prendre conscience, pour essayer de le comprendre, de le raconter, de le changer, de lui donner un sens. Franchement, les animaux et les plantes se seraient bien passé de l’homme qui n’arrête pas de les harceler depuis qu’il se croit plus intelligent que le reste de l’univers, qu’il les accapare, les exploite, les manipule, les détruise sans y faire attention. Et l’homme lui-même, ne serait-il pas également plus heureux s’il ne s’était pas montré aussi prétentieux ? Il paie cher ce qu’il considère être la civilisation, la science, la technologie, et par-dessus tout le progrès ! Fallait-il autant de livres, de musées, d’universités, de magasins, de banques, de machines pour apprécier les belles choses et profiter des bonnes, que la nature offre gratuitement ? Il paraît que les humains sont les seuls à savoir qu’ils vont mourir. Compliments ! Mais on ne peut pas dire que ce soit un cadeau ! Après être passé par la salle des professeurs, avoir salué quelques collègues compatissants et avoir reçu les condoléances de la directrice qui sait qu’ils étaient amis, il gravit deux étages pour rejoindre sa classe devant laquelle une bonne quinzaine d’adolescents braillards attendent le signal d’entrer et de s’installer. C’est précisément à ce moment-là, dans ce couloir maintenant vide, quand c’est à son tour d’investir la classe, que lui vient en tête la troisième question : pourquoi lui, Denis, est-il apparu parmi les hommes qui sont apparus quand la vie est apparue dans ce quelque chose qui est apparu dans ce néant. Après de longues minutes dont les élèves ont tiré à profit pour mener chambard, il semble enfin avoir trouvé une réponse. Aussi redescend-il les escaliers, sort-il du lycée sans passer par la salle des professeurs cette fois, retourne-t-il à l’arrêt du bus, prend-il le 25 mais dans l’autre sens, en descend-il au carrefour où il y était monté, remonte-t-il la rue qu’il avait descendue, entre-t-il dans sa maison dont il était sorti peu de temps avant, et va-t-il jusqu’à sa femme pour lui dire qu’il l’aime.

[Merci pour votre avis : jmdefays@uliege.be]