30. Contre mauvaise fortune bon cœur

Sincèrement, Kevin ne savait pas pourquoi il avait tiré sur le policier. Vingt ans plus tard, il se posera toujours la question. Bien sûr que lui et ses copains étaient acculés dans la cage d’escaliers de l’HLM, mais tirer sur les policiers qui les cernaient de toutes parts ne pouvait en aucun cas leur permettre de s’en sortir. Résultats : en plus du policier blessé, il a été le seul survivant de la bande et il en a écopé pour dix-huit ans de prison ferme. Les circonstances atténuantes plaidées par son avocat ont peu sensibilisé les jurés. Misère quotidienne, père violent, heureusement souvent absent, mère femme de ménage en ville, débordée par ses enfants trop nombreux et trop turbulents, décrochage scolaire, chômage, petite délinquance, puis le coup du siècle qui devait leur permettre de mener la grande vie, à lui et à ses potes. Trop banal pour que cela vaille la peine d’insister. Et le voilà à dix-neuf ans en prison jusqu’à l’âge de quarante ans probablement. Ce sont les premiers mois qui ont été les plus difficiles ; il lui a fallu s’habituer au confinement et aux horaires pour ne pas devenir fou alors qu’il n’avait jamais encore fait que vadrouiller à l’air libre, sans limite… et sans but. Plus malin que la plupart de ses compagnons d’infortune, il s’est vite rendu compte que c’était précisément l’horaire qui lui permettait de supporter l’enfermement. En plus du programme imposé par les gardiens, il s’est alors établi un emploi du temps personnel encore plus strict et précis, par tranche d’une demi-heure : une demi-heure pour la musculation, une demi-heure pour les journaux, une demi-heure pour la leçon d’anglais, une demi-heure pour les maths, etc. Car l’autre chose qu’il avait vite constatée est que la réclusion, en plus de le mettre à l’abri des autres détenus violents ou déprimés, lui permettait des activités qu’il n’avait jamais pu faire ni même imaginé faire auparavant. Il a commencé par épuiser les livres de la bibliothèque de la prison qui lui servaient à s’évader, puis il a décidé de s’inscrire aux cours à distance pour passer son bac alors qu’il n’avait plus mis les pieds dans un lycée depuis longtemps. Après quelques années de travail acharné, soldées par une belle réussite, il s’est inscrit à des cours universitaires en sociologie, probablement inspiré par les conditions de son existence avant la prison. Des enseignants lui rendaient visite de temps à autre pour lui donner des explications ou lui faire passer des examens. Une assistante s’est intéressée à lui, mais c’est de sa sœur – à qui elle avait parlé de Kevin – qu’il est tombé amoureux et avec qui il a entretenu une correspondance intime et assidue. Ils y parlaient autant de sentiments que d’art, de littérature, de philosophie. Comme il ne causait aucun souci à ses gardiens, parmi lesquels il s’était petit à petit fait quelques amitiés, il s’était vu confié certaines responsabilités, à l’atelier et à la cantine, par exemple, ce qui lui permettait de sortir plus souvent de sa cellule. Son calme, sa disponibilité et son entregent lui avaient aussi permis de gagner la confiance et le respect des autres détenus qui l’appelaient « le maître d’école ». C’est vrai qu’il était toujours prêt à donner un coup de main pour lire ou écrire du courrier, pour expliquer un compte rendu d’audience, pour accomplir des démarches administratives. Il avait aussi encouragé certains à suivre son exemple et à profiter de la captivité pour se former, finir leur scolarité, apprendre un métier. Il avait aussi réussi à convaincre quelques détenus plus expérimentés et responsables d’assurer un accueil aux nouveaux arrivés pour les aider à s’adapter au milieu carcéral et leur éviter les mauvaises influences d’autres prisonniers moins bien intentionnés. Avec l’accord et l’aide du directeur, un sociologue comme lui, Kevin avait également tissé un réseau de solidarité entre les détenus pour qu’ils mutualisent leurs compétences respectives, et ainsi organiser des cours de pâtisserie, de mécanique, de comptabilité, d’espagnol, de peinture à l’huile (la prison comptait parmi ses pensionnaires un artiste qui avait étranglé sa femme lors d’une crise de delirium tremens). Il était parvenu à inviter un orchestre au complet à venir jouer la 9ième symphonie de Beethoven dans l’enceinte de la prison, et un metteur en scène d’y monter une pièce de théâtre en impliquant des détenus sur la scène. Ces initiatives ont fait l’objet de reportages télévisés, ainsi que de quelques articles scientifiques dans les revues de sociologie, articles que Kevin avait co-signés avec le directeur de la prison. Ensemble, ils avaient en effet introduit une conception progressiste de la communauté carcérale. Loin de représenter un espace-temps perdu, vide, négatif d’où chacun est pressé de sortir à la fin de la journée ou de la peine, la prison selon eux doit être considérée comme un microcosme actif et interactif où les membres, gardiens et détenus, sont libres… de développer une attitude sociale et des relations humaines originales. La prison reste un monde à part, certes, mais aussi un monde à part entière où vivre garde tout son sens, où se créent des valeurs, des ressources, des projets. À leurs yeux, une prison est comme une île où les habitants, d’abord des naufragés, peuvent ensuite profiter du confinement et de l’éloignement pour renouveler le modèle de la société d’où ils sont issus, avec d’autres rapports à soi et aux autres. C’est pour cela que le directeur et lui ont intitulé leur programme « Robinson ». Sans que Kevin ne le demande, trop occupé pour y penser, le dossier de sa libération conditionnelle est tout de même arrivé un jour sur le bureau des magistrats, qui la lui ont facilement et rapidement accordée vu la qualité des rapports sur son comportement qu’ils avaient reçus de la prison, mais aussi de son excellente réputation en dehors de ses murs. Personne ne pouvait douter de sa réinsertion dans l’existence dite normale. Après les préparatifs d’usage, il est sorti de la prison un lundi matin, à six heures… Le vendredi suivant, à treize heures, il retournait, les menottes aux poings. Il venait de passer à tabac un policier qui n’y aurait pas réchappé sans l’intervention de ses collègues. Tout le monde a été abasourdi d’apprendre la nouvelle. Certains journalistes ont expliqué que le policier se serait montré insultant après lui avoir demandé ses papiers et constaté son état de repris de justice. D’autres ont évoqué une vengeance à l’égard de la police longuement entretenue pendant toutes ces années passées en prison où il aurait hypocritement fait belle figure. On a aussi parlé d’acte gratuit commis par un psychopathe non diagnostiqué. Beaucoup espèrent qu’il restera maintenant en prison jusqu’à la fin de ses jours. Lui aussi !