11. L’habit ne fait pas le moine

De toute ma carrière, de toutes les messes et concerts où j’ai pu chanter avec le Southern California Community Choir, je n’ai jamais connu une telle ferveur, encore plus forte qu’hier soir, plus vibrante, plus envoûtante. Le public confiné dans la petite église de Watts est maintenant debout en train de s’exclamer, de danser ou de s’extasier au plus fort des vibratos de la Diva. Plusieurs personnes en transe doivent être soutenues par leurs voisins. Derrière l’autel où Aretha Franklin, en longue robe blanche, entonne ses chansons qui sont autant d’ardentes prières, moi et les autres membres du chœur, sous la direction d’Alexander Hamilton qui danse en nous dirigeant, nous sommes littéralement sous l’emprise de son incroyable voix qui entraîne les nôtres, et par l’irrépressible émotion qu’elle provoque. Comme si nous ne nous appartenions plus, comme si tous les choristes et les musiciens étaient portés par le talent d’Aretha, par la personne d’Aretha, par la foi d’Aretha qui nous communiquent à tous un souffle qui se transforme spontanément en musique. Wholy Holy, Climbing Higher Mountains, God Will Take Care of You, Old Landmark, Mary Don’t You Wee : les morceaux s’enchaînent dans une exaltation sans cesse renouvelée, sans cesse croissante. La virtuosité d’Aretha semble chaque fois se déployer davantage, se surpasser, s’élever tout droit vers le ciel qui la lui inspire. Puis le silence, au bout d’une note longuement tenue, où le monde, pas seulement celui rassemblé dans cette modeste église, mais le monde entier est en suspens, retient son haleine, dans un état second, jusqu’au moment où la diva reprend doucement le fil du chant comme un mince filet d’eau qui sourd lentement de la montagne avant de devenir ruisseau, torrent, rivière, fleuve qui mène finalement à un océan de compassion universelle. Comme tous les autres, je transpire et je frissonne, je pleure et je ris, je suis figé puis secoué par la musique, alors que la diva garde le parfait contrôle d’elle-même comme de sa voix, les yeux fermés, concentrée pour mieux accueillir l’esprit divin et le transmettre aux autres. Nous avions un peu répété depuis son arrivée à Los Angeles et nous étions préparés à improviser comme à l’accoutumée, mais ce que l’on chante, ce que l’on entend et ressent maintenant n’a plus rien à voir ; nous sommes entrés dans un autre monde, probablement devenus d’autres personnes. Tous les gens ici présents sont conscients qu’ils sont en train de vivre un événement unique, miraculeux même. C’est bien Dieu qui permet cette voix, habite cette voix, est cette voix dont la beauté célèbre sa gloire. L’émoi est tel que le Révérend James Cleveland, au piano depuis le début du concert, pris par un soudain un sanglot, est obligé de se faire remplacer par Alexander au milieu d’un morceau. Nous assistons à un autre moment extraordinaire quand le père d’Aretha, qui vient de prendre la parole pour rappeler dans quelles circonstances sa fille a commencé à chanter le gospel dans les églises, remonte peu de temps après sur l’estrade pour essuyer la sueur du visage de sa fille en train de chanter en s’accompagnant au piano. Les caméras de Sydney Pollack permettront de garder le témoignage tangible de cet enchantement. Nous le voyons s’approcher de temps à autre de nous et des musiciens pour prendre des photos ou régler un micro ou une caméra. Un des rares blancs dans l’audience, il ne passe évidemment pas inaperçu. On repère seulement Mike Jagger et quelques autres musiciens, dans un coin de la nef, perdus dans la foule. Moi, j’étais bien noir… comme ce matin, quand je me suis regardé dans le miroir pour me raser, après ce rêve dont j’étais heureux de pouvoir me rappeler tous les détails et surtout toutes les émotions. J’étais pourtant parfaitement réveillé et la salle de bain bien éclairée ! Complètement noir, des cheveux frisés jusqu’aux pieds, beau, jeune, cool, comme le choriste du Southern California Community Choir qui accompagnait Aretha Franklin le 14 janvier 1972, dans mon rêve de cette nuit comme dans l’enregistrement Amazing grace à la télévision hier soir. Demain matin peut-être me réveillerais-je dans le corps d’un footballeur brésilien de l’équipe de Pelé qui a gagné si brillamment la coupe du monde en 1970, ou d’un des jeunes florentins tenus à l’écart de leur ville par l’épidémie de peste dans la Decameron de Pasolini, en 1971. La semaine prochaine, le programme sera consacré aux années 1980 !

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