J’ai récemment passé une passionnante après-midi avec des collègues enseignants de français luxembourgeois, des instituteurs comme des professeurs, qui m’avaient fait l’honneur de m’inviter à discuter de questions pédagogiques liées à l’enseignement du français dans le contexte de plurilinguisme qui caractérise leur pays et leur système éducatif.
Le séminaire a été pour moi extrêmement intéressant, mais j’ai par contre la frustrante impression de n’avoir été guère utile aux participants qui, comme c’est souvent le cas dans ce genre de rencontre, attendaient des avis plus tranchés et des solutions plus concrètes de la part de celui qu’ils considèrent être un « expert », malgré toutes les précautions de ce dernier pour les en dissuader.
Il faut dire qu’en l’occurrence la problématique est aussi complexe que critique. J’insiste donc sur le fait que les quelques remarques qui suivent, forcément incomplètes et imprécises, n’engagent que moi.
Le Grand-Duché est un petit pays mais qui connaît une grande diversité linguistique, à ma connaissance sans équivalent. Je ne vais pas entrer dans les détails ni dans les statistiques, mais seulement rappeler qu’il y a trois langues nationales, le luxembourgeois, l’allemand et le français, auxquelles s’ajoutent le portugais ou l’italien que parlent toujours de nombreuses familles, et l’anglais qui est enseigné dès l’entrée au secondaire pour être ensuite largement utilisé dans les études supérieures.
On pourrait se réjouir d’une telle situation et des opportunités qu’elle représente pour les Luxembourgeois, de souche ou d’adoption, et féliciter les responsables politiques et éducatifs pour leur détermination à soutenir ce plurilinguisme par des programmes de cours ambitieux et d’autres initiatives pédagogiques, culturelles, sociales.
La difficulté reste cependant, me semble-t-il à entendre mes collègues, que ce plurilinguisme, même s’il est bien réel dans la société luxembourgeoise, pose de nombreux problèmes pédagogiques dans un système scolaire exigeant où l’on passe radicalement d’une langue à l’autre et où l’on en enseigne rapidement une troisième puis une quatrième. Un défi pour les élèves et leurs enseignants !
Et la question devient critique quand on constate la large variété des profils linguistiques des enfants qui n’ont pas la(les) même(s) langue(s) maternelle(s) et qui ne sont pas exposés également aux mêmes langues dans leur entourage, cela dès la crèche. Alors que le système scolaire traditionnel impose pourtant un parcours linguistique unique et identique à tous ces enfants dès qu’ils entrent à l’école. Existent cependant depuis quelques années, m’a-t-on appris, de nouveaux systèmes, avec des classes internationales et des filières francophones, où le choix des langues est moins contraignant
Aussi arrive-t-il souvent que les enseignants de langue, de français en l’occurrence, aient dans la même classe des élèves ou des étudiants pour qui le français est une langue maternelle, d’autres pour qui elle est une langue étrangère, et tous les autres cas de figure possible entre les deux. Pratiquer l’enseignement différentié dans de telles circonstances, comme on le leur recommande, revient à leur imposer de faire le grand écart. Personne ne peut en être satisfait, les enseignants pas plus que les apprenants.
C’est précisément une situation où il faut se méfier des dangers du plurilinguisme soustractif (cf. mon article : « Le plurilinguisme ne s’improvise pas », Le Français dans le Monde, n° 412, juillet-août 2017). Si cet enseignement plurilingue est un avantage pour beaucoup d’enfants et d’adolescents luxembourgeois, pour la plupart peut-on espérer, il faut aussi craindre que ceux qui ne sont pas favorisés par les circonstances puissent en être victimes. Quelques enseignants présents ont témoigné que leurs apprenants parlaient plusieurs langues mais n’en maîtrisaient aucune.
Au cours de nos échanges, je me suis aussi rendu compte que ces enseignants, tous manifestement de bonne volonté, ne s’étaient pourtant pas approprié le cahier des charges élaboré par les Autorités; qu’ils n’y voyaient pas de finalités sociétales ou éducatives, seulement des objectifs pédagogiques et des référentiels linguistiques en termes d’acquis d’apprentissage de fin de scolarité. À ce propos, je me demande en effet si la société luxembourgeoise compte, à plus longue échéance, sur un plurilinguisme parfait de tous les citoyens, ou si elle envisage seulement des compétences linguistiques relatives, passives et fonctionnelles dans certaines de ces langues. Dans quelles limites? Selon quelles modalités ? … Et quelles responsabilités confiées aux enseignants? Quelles concertations préalables avec eux?
Ceci touche bien sûr l’organisation sociale en largeur et en profondeur. Mais j’ai eu l’impression en écoutant mes collègues que, comme cela se passe aussi ailleurs et risque de se généraliser, les politiques, réticents à prendre des décisions concernant la gestion du plurilinguisme de peur d’ouvrir la boîte de Pandore des questions identitaires, préfèrent laisser le soin aux enseignants de langues (et de cultures) de trouver des compromis sur le terrain malgré toutes les différences, les résistances, les frustrations.
J’ai déjà dit que cette après-midi de discussion avaient été très intéressante pour moi, précisément parce que le Luxembourg représente en quelque sorte un laboratoire linguistique pour beaucoup d’autres endroits et pour la mondialisation. La situation que je n’ai pu découvrir et apprécier que rapidement, je le répète, est certainement encore plus complexe et plus subtile. Mais j’en profite tout de même pour faire remarquer que, même dans un pays aussi démocratique, développé et organisé que le Grand Duché de Luxembourg, existe le risque qu’au nom du progrès (social), le plurilinguisme n’ait aussi des effets secondaires négatifs à long terme, surtout auprès des moins favorisés.
Ce débat dépasse donc la didactique des langues, mais les enseignants doivent justement rappeler que le plurilinguisme n’est pas seulement un problème pédagogique lié aux méthodes d’enseignement ou à la formation des maîtres, mais qu’il relève aussi du fonctionnement de la société comme celui de notre cerveau.