Même s’il n’est pas politiquement correct ni philosophiquement irrécusable, le concept du « monde mauvais » commence à se répandre. Après l’ouvrage de Judith Butler, Can One Lead a Good Life in a Bad Life ? (traduit en français sous le titre plus prudent de Qu’est-ce qu’une bonne vie ?), Geoffroy de Lagasnerie vient de publier Penser dans un monde mauvais, un essai qui provoque actuellement de nombreuses réactions, notamment de la part de Roger-Pol Droit dans un article du Monde des Livres (12.01.2017). Cet ouvrage sacrifie peut-être à un sentiment banal et général que les sociologues anglo-saxons désignent comme le « syndrome du monde mauvais » (« Mean [Wicked] World Syndrome »), mais il ne peut cependant pas rester sans nous interpeller, dans notre vie privée comme dans notre vie professionnelle. D’où ma question un peu angoissante : comment « enseigner dans un monde mauvais ? », à laquelle je n’aurai évidemment pas de réponse à donner, encore moins à mes collègues qu’à moi-même !
Le constat de départ de Lagasnerie est que « le monde est injuste, il est mauvais, il est traversé par des systèmes de domination, d’exploitation, de pouvoir et de violence qui doivent être stoppés, mis en question et transformés » (p. 13). On peut évidemment commencer par répondre que le monde n’est pas aussi bête et méchant qu’il n’apparaît, notamment sur les écrans de télévision, et que ce n’est pas en répétant qu’il n’est pas bon qu’on l’améliorera, quitte à pratiquer la méthode Coué. Matthieu Ricard estime que ce syndrome nous priverait en effet des occasions d’être heureux, nous découragerait même d’essayer de rendre ce monde meilleur. Suit le postulat, chez Lagasnerie toujours, que nous ne pouvons pas adopter une position neutre face à cette injustice, que l’abstention – ne rien faire ou ne rien dire – est finalement un consentement, une complicité, paradoxalement un engagement, mais en faveur de cette injustice, du système qui la permet, qui la crée, qui en profite. Cette attitude passive est d’autant plus condamnable et dommageable quand on a pour mission ou métier « de faire partie des producteurs d’idées, de faire circuler des discours, et donc de contribuer à façonner le cours du monde » (p. 12), ce qui est bien le cas des enseignants et des scientifiques. En tout cas, nous avertit Lagasnerie, « nous ne pouvons plus reculer et nier la dimension politique de notre action » (ibid.)
En ce qui nous concerne, enseignants de langues et de cultures étrangères, la dimension politique – dans le sens théorique du terme – de notre rôle ne peut pas nous échapper. En plus de transmettre des valeurs (culturelles, sociales, morales) comme tous enseignants toutes disciplines confondues, nous sommes chargés par notre communauté linguistique et culturelle de former ses membres, les jeunes en particulier, à entrer en contact, à communiquer, à travailler, à vivre avec des membres d’autres communautés, dans le cadre politique de certaines conceptions de l’identité nationale et des relations internationales. Même si on veut limiter sa fonction à celle d’un instructeur linguistique, sans même envisager les cultures et l’interculturalité, on constate que la succession récente des méthodes et des objectifs n’est pas seulement justifiée par les progrès internes de la pédagogie, mais imposée de l’extérieur par des modèles ou des finalités sociétales, plus précisément socio-économiques. Les langues et les cultures relèvent de questions stratégiques en plus/avant d’être des moyens d’épanouissement, d’expression, de communication. Le professeur de langues n’est plus seulement l’éducateur humaniste d’il y a cinquante ans ; l’institution lui confie maintenant des tâches et des responsabilités plus politiques, celles de faire de ses apprenants des citoyens plurilingues et interculturels du monde – d’une certaine conception du monde, cela s’entend. Plusieurs en ont fait la critique (Maurer).
S’il n’est pas difficile d’en prendre conscience – les instructions, les programmes, les référentiels sont suffisamment explicites –, il nous est plus difficile de tirer les conséquences d’être ainsi tiraillés entre les tenants et aboutissants politiques (toujours dans le sens théorique du terme) de notre profession. D’une part, nous laissent peu de marge de manœuvre les méthodes, les ressources, les recommandations en vigueur, et surtout les évaluations internationales, aussi standardisées que contraignantes, qui viennent finalement sanctionner notre travail en même temps que les résultats de nos apprenants (voir ma chronique : « La tyrannie de l’évaluation »). D’autre part, ces apprenant eux-mêmes ont besoin, et parfois le réclament, que leurs enseignants se conforment aux exigences du système, scolaire, institutionnel, professionnel, où ils doivent faire leur chemin. Le bon prof est d’abord celui qui les prépare et, le cas échéant, les motive à réussir des examens, puis des concours, puis des entretiens d’embauche, etc. (voir « Apprendre ou réussir, voilà la question ! ») Tout semble montrer que l’enseignant a moins de liberté aujourd’hui qu’hier, que son travail quotidien, comme sa formation préalable, sont davantage formatés, formalisés, contrôlés, tout ceci au nom de l’efficacité et de la rentabilité. Nous avons souvent mis en garde contre la fonctionnarisation du métier d’enseignant (voir « La bonne et la mauvaise nouvelle »).
Lagasnerie insiste sur le fait qu’il faut analyser, raisonner et agir non au cas par cas, chacun dans le cadre de sa spécialité et de son environnement, mais hors du cadre, précisément, dans la perspective du système. Les enseignants savent bien qu’ils travaillent dans et pour un système dont l’école et l’université ont comme fonction d’assurer la pérennité, en en transmettant les principes, les valeurs, les compétences, et en espérant l’améliorer génération après génération en stimulant chez les jeunes que la société leur confie les qualités dont elle a besoin. On sait aussi que l’institution scolaire a inévitablement une certaine propension (ou une propension certaine) au conformisme, qu’on peut lui reprocher de reproduire des injustices sociales, culturelles, économiques qu’elle prétend au contraire combattre au nom de la méritocratie. Certains s’en prennent plus particulièrement aux cours de langue, leurs principes comme leurs méthodes, et estiment même qu’« au lieu d’apprendre à parler, l’école condamne parfois au silence… » (Klinkenberg). D’autres, devant ce constat d’échec, ont proposé de se passer tout simplement d’école (Illich).
Si on est d’accord avec ces critiques (à chacun de se faire son opinion), la question reste entière de savoir comment intervenir, peut-être pas pour changer le monde et le système (on n’a peut-être pas tous la même ambition), mais en tout cas pour réduire leurs dysfonctionnements ou au moins à ne pas y contribuer. Il ne faut évidemment pas minimiser l’impact de notre enseignement mais surtout de notre attitude dont nous donnons l’exemple à des milliers d’enfants et de jeunes gens au cours de notre carrière. Même si nous ne les reconnaissons pas toujours quand nous les croisons vingt ans plus tard par hasard dans la rue, nous avons l’heureuse surprise qu’eux se souviennent, peut-être pas de nos cours, mais bien de notre personne. Ces rencontres démontrent a posteriori notre responsabilité : oui, nous pouvons faire la différence, dans un sens comme dans un autre, dans la vie de nos élèves, et par leur intermédiaire, dans le fonctionnement de la société. En tout cas, pas plus le principe de neutralité que le devoir de réserve ne pourrait justifier l’aveuglement, le silence ou l’indifférence.
Mais on n’est pas pour autant contraint à mener dans notre école ou dans notre université la « guérilla intellectuelle » (le mot est de Roger-Pol Droit) à laquelle la lecture de Penser dans un monde mauvais pourrait entraîner. Entre une révolution aussi hasardeuse qu’improbable et de nouvelles réformes cosmétiques sans suite, on peut miser sur la métamorphose dont Edgar Morin fait l’éloge (Le Monde, 31.12.2010) et que lui inspirent aussi bien l’histoire que la nature : « L’idée de métamorphose, plus riche que l’idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l’héritage des cultures) ». Avec beaucoup d’optimisme, le philosophe annonce que « Tout en fait a recommencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie. »
Mais pour déclencher ces métamorphoses, faut-il qu’il y ait un ver dans la soie ; pour que des graines germent, faut-il encore en semer ; planter des glands par monts et par vaux, comme le berger de Giono, pour voir un jour avancer des forêts. Sans verser dans l’idéalisme champêtre, qui pourraient être mieux motivés, formés et placés que les enseignants pour ensemencer chez les jeunes l’esprit d’initiative, la curiosité intellectuelle, le libre examen, le sens critique, le goût de l’innovation, non seulement à propos des matières enseignées, mais aussi des conditions, des modalités et des finalités de leur enseignement, du système épistémologique, éducatif, politique dans lequel il est organisé ? Par exemple, en le replaçant dans son contexte, il est plus facile de mettre en perspective le système dans lequel on est plongé, d’en saisir le caractère relatif, historique, circonstanciel, culturel, de questionner les valeurs sur lesquelles il repose et vers lesquelles il tend. Et parmi les enseignants, qui pourraient alors être mieux motivés, formés et placés que les enseignants de langues et de cultures pour ensemencer le recul culturel, l’ouverture d’esprit, la conscience autocritique, la compréhension et le respect des différences, l’intérêt et l’empathie pour l’Autre, la convivialité et la solidarité humaines? Ces attitudes et des démarches pédagogiques, pas aussi innocentes et inoffensives qu’il y paraît, permettent non pas de détruire le système, mais de le remettre au service de ses usagers, et de rendre ceux-ci, dès que possible, prêts à le changer ou à en changer pour un monde meilleur certes, mais pour tout le monde.