La tyrannie de l’évaluation

L’évaluation a pris beaucoup de place dans nos préoccupations et nos activités, comme dans celles de nos étudiants et de nos responsables éducatifs. C’en est devenu une véritable obsession qui gagne tous les enseignements, toutes les sphères de la vie professionnelle, sociale, privée. Dans le monde institutionnel, on invoque de plus en plus les « contrôles de la qualité », et deviennent rares les collègues dont l’école, le département ou le curriculum vitae n’ont pas fait récemment les frais d’un audit et d’un classement à l’aune d’un ranking national ou international. Et attendons-nous à voir bientôt mesuré, labellisé, affiché notre « coefficient d’efficacité pédagogique » personnel.

L’évaluation de la maîtrise linguistique, ses principes, ses modalités, ses grilles et critères font actuellement l’objet de multiples recherches, colloques, publications, formations, mais aussi de rivalités autant commerciales que scientifiques. La création, la mise au point et la diffusion des outils d’évaluation ont bien sûr eu des effets roboratifs incontestables, en incitant les enseignants à s’interroger sur leurs objectifs, sur leurs méthodes, sur leurs pratiques, et sur les moyens de les améliorer en les comparant à d’autres ; et en stimulant les apprenants à progresser, à programmer leur travail, à prendre leurs responsabilités.

Cependant, l’évaluation commence à poser de sérieux problèmes quand elle investit, envahit, domine tous les aspects de notre métier, et surtout quand elle est imposée ou utilisée par des non-spécialistes. Le premier souci concerne l’objet de cette évaluation, les compétences communicatives, qui sont tellement complexes et incertaines qu’on est obligé, pour les appréhender et les mesurer, de les décomposer, parfois de les atomiser, et de les fixer, parfois de les figer, en faisant l’hypothèse que ces manipulations ne les dénaturent pas. Cette question mériterait de longues explications.

Pour limiter au minimum la subjectivité et l’approximation, et partant les risques de contestations, ces évaluations donnent inévitablement la priorité aux mesures quantitatives, donc aux performances qui s’y prêtent, quitte à réduire les compétences qui ne s’y prêtent pas à leur aspect extérieur au détriment, dans tous les cas, des qualités culturelles, sociales, humaines si importantes pourtant dans l’apprentissage et la pratique d’une langue. En fait, ne sommes-nous pas en train de sacrifier l’essentiel, et de jeter le bébé avec l’eau du bain ?

Pour les mêmes raisons, les évaluations – basées forcément sur des objectifs précis et concrets – donnent une contestable vision strictement instrumentale des langues, de leur enseignement et de leur apprentissage qui ne sont jamais gratuits, mais doivent toujours servir à la réussite de tels ou tels actes de langages, intentions pragmatiques, projets professionnels.

Vu l’importance que l’on donne aux grands tests internationaux et les enjeux de la concurrence grandissante entre les écoles, les centres de langues, les universités qu’ils permettent, s’ils ne la provoquent pas, il est à prévoir que ces tests entraîneront petit à petit une standardisation des compétences évaluées, donc valorisées, donc privilégiées, au détriment des différences personnelles et culturelles des enseignants et des apprenants, et conduiront finalement à un formatage des parcours de ces apprenants et des programmes de ces enseignants. Un comble pour un enseignement qui devrait favoriser le respect des différences au nom de l’interculturalité !

Le principal effet pervers de l’évaluation forcenée est probablement ce dangereux renversement de perspective qui mettrait maintenant l’enseignement au service de l’évaluation, et non plus le contraire, et qui réduirait cet enseignement à la préparation des grands tests internationaux et l’apprentissage à un simple bachotage superficiel et à court terme pour les réussir. Il arrive déjà que des apprenants posent la question à leurs professeurs de savoir si telle activité un peu originale qu’ils leur proposent fait l’objet d’une évaluation dans le test auquel ils se préparent.