[Le « Billet du Président », Le Français dans le Monde, n° 420]
Dans un Billet précédent (« L’orthographe, mieux vaut en rire ! », FDLM n°416), je me demandais si Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, les deux professeurs-comédiens qui tournent en dérision l’orthographe sur scène, réussiraient mieux par l’humour que les linguistes par les arguments à combattre le purisme sectaire et ses effets toxiques. Ils ont en tout cas réussi à créer un débat qui fait actuellement rage en Belgique et qui a bien entendu gagné la France et les autres pays francophones. Son objet est un point de grammaire qui a déjà suscité beaucoup de polémiques parmi les linguistes, les enseignants et autres passionnés de la langue française, et qui revient régulièrement sur le tapis : l’accord du participe passé avec l’auxiliaire « avoir ».
Et tout le monde de donner son avis. Certains se plaignent que cet accord est compliqué, voire illogique, qu’il fait perdre beaucoup trop de temps aux enseignants et à leurs apprenants, en langue maternelle ou étrangère, et surtout qu’il insécurise ces derniers en leur donnant l’image d’une langue étriquée, décourageante et discriminante. D’autres estiment au contraire que cet accord relève du fonctionnement même de la langue et que le supprimer risque de saper sa structure et de déstabiliser ses locuteurs. Il faut aussi compter avec la frustration de ceux qui ont peiné à apprendre ces règles rebutantes, qui ont été pénalisés parce qu’ils n’y arrivaient pas toujours, et à qui on annonce maintenant qu’elles pourraient ne plus être d’application.
Comme tous les débats qui concernent la réforme de la langue française, on est d’abord étonné de l’importance que peuvent prendre de « petits détails » comme un accent circonflexe, une consonne redoublée ou ici la position de l’objet direct, rarement antéposé, pour décider de l’accord du participe. On peut le regretter en estimant qu’il y a des enjeux, concernant la langue et son utilisation, qui sont autrement plus cruciaux. Mais on peut aussi se réjouir de l’intérêt que les francophones de tous bords, du plus illustre des immortels ou au plus commun des mortels, à Bruxelles, à Paris, à Montréal, à Rabat, à de Dakar et ailleurs, portent à cette langue bien vivante qui n’est pas seulement un instrument de communication, mais aussi une des composantes essentielles de leur vie sociale, intellectuelle, culturelle et même personnelle.
Ce n’est pas la vocation de la FIPF de trancher, dans ce cas comme dans tous les autres qui mériteraient tout autant une discussion, mais c’est cependant l’occasion de rappeler les Résolutions qu’elle a formulées à la fin de son Congrès mondial à Liège en 2016, qui ont été adoptées ensuite par son Conseil d’Administration, et qui préconisent de « travailler sur la langue elle-même, afin de la rendre plus appropriable, [estimant] que la modernisation de l’écriture du français — correspondant à l’évolution normale de tout équipement linguistique — ne comporte que des avantages : non seulement elle fournit aux usagers une image plus exacte des véritables mécanismes langagiers, mais surtout elle permet aux enseignants de libérer un temps précieux pour conduire davantage leurs élèves à lire, à écrire, à écouter, à parler, à penser. »
Quand on me réclame une opinion personnelle concernant le participe passé en question, je ne vois pas d’inconvénient à accorder la liberté de ne pas l’accorder à ceux qui le trouvent retors. Mais d’ajouter que, si je suis évidemment favorable à toutes mesures visant à faciliter l’accès à la langue et son utilisation partout par tous, je le suis moins à ce que la règle de la facilité remplace systématiquement toutes les autres. Il ne faut en effet pas confondre les complications arbitraires, inutiles et nocives, avec la complexité qui répond à celle de la réalité et de la pensée, qui entraîne l’analyse et la sensibilité, qui permet la nuance et la finesse. Je pense que la langue – qui n’est pas seulement une interprète mais aussi une interlocutrice – ne peut se limiter à servir aux usages simples, pressés et distraits, mais qu’elle doit aussi, par ses exigences et subtilités, apporter sa contribution à la réflexion comme à l’imagination de ceux qui la parlent. Je partage à ce propos la conviction des oulipiens qui estiment que les contraintes, pourvu qu’elles soient assumées, peuvent libérer la créativité. Je répète que cet avis n’engage que moi.