(publié dans le Français dans le Monde, n° 411, mai-juin 2017)
Il m’arrive régulièrement de me rendre dans des centres d’accueil pour réfugiés à l’occasion d’une réunion, d’une formation, d’une visite de stage. C’est chaque fois la même expérience poignante : il me suffit de franchir le seuil pour éprouver le sentiment de me trouver dans un autre monde, difficile et précaire certes, mais aussi plus authentique, comme les contacts directs et chaleureux avec ces immigrés à la fois fragilisés et endurcis par l’histoire tragique qu’ils viennent d’endurer, par le dénuement dans lequel ils se retrouvent maintenant, et qui s’efforcent de recommencer une nouvelle vie malgré tout en se réjouissant d’être à l’abri, même s’ils ne savent pas pour combien de temps.
Plus que de la compassion, c’est de l’admiration qu’inspirent ces enfants, ces vieillards, ces familles, qui ont survécu à un cataclysme aussi effroyable qu’un tremblement de terre ou un raz de marée, mais plus cruel encore puisque la barbarie des hommes en est la seule cause. Ici, plus de statistiques, de règlements, de théories qui comptent, seulement le désarroi de ces survivants qui sont devant nous, et leur volonté d’en sortir. Et ne compte que l’aide réelle qu’il est possible de leur apporter, dans notre cas en en leur enseignant à communiquer en français aussi vite et aussi bien que possible.
Et les voilà, certains déjà âgés, encaqués dans des classes de fortune, embarrassés devant leur cahier, à s’acharner à prononcer ou à déchiffrer des mots français, à sourire de leur maladresse, à épier la réaction de leur professeur, à lui faire répéter la question, à s’efforcer de formuler un semblant de réponse, à se tourner vers leurs condisciples pas moins désemparés, puis à triompher de pouvoir enfin comprendre ou être compris. C’est dans ces conditions extrêmes que l’on prend toute la mesure de l’importance d’une langue, quand on voit ces rescapés s’accrocher à chaque nouveau mot appris comme à une bouée de sauvetage.
C’est dans ces conditions aussi que l’on prend toute la mesure de nos responsabilités, à nous enseignants de langue, quand on voit la confiance, l’espérance, la reconnaissance que suscitent chez ces réfugiés les leçons qu’on leur donne, aussi élémentaires soient-elles. Sinon, comment comprendre leur souci méticuleux à reproduire un son ou à dessiner une lettre, alors que des soucis, ils en ont bien d’autres, et autrement plus critiques : des parents sous les bombardements, la menace d’une expulsion… Et leur professeur de faire appel à tout son savoir-faire pour ne pas décevoir ces élèves qui attendent tout de lui.
Mais cette leçon de langue est remboursée au centuple par la leçon de vie que ces élèves donnent par le seul exemple de leur courage et de leurs ressources à leur professeur qui non seulement prend réellement conscience de tous les enjeux de l’apprentissage et de l’exercice d’une langue étrangère quand il ne s’agit plus seulement d’obtenir une bonne note à un test, mais aussi de ceux de la relation humaine qui est à la base même de la pédagogie. Quand on « donne cours », c’est « donner » l’essentiel!