Une didactique humaniste des langues et des cultures pour une mondialisation humaine

[Conférence de l’Association Nationale des Professeurs de Français d’Australie de 2018 (NAFTA), organisée conjointement par la NAFTA, l’Université de Sydney, l’Université de Nouvelles Galles du Sud (UNSW) et l’Université de Macquarie, du jeudi 27 au dimanche 30 septembre 2018, à Sydney]

Je suppose que c’est le lot de tous les professeurs de se poser de temps en temps la question – généralement après une nuit passée à corriger des copies d’examens – de savoir pourquoi ils enseignent, les uns la géographie, les autres les mathématiques, d’autres encore les langues. Avant de se demander « pour quoi », on devrait d’ailleurs se demander « pour qui » ? Et comme charité bien ordonnée commence par soi-même, tout enseignant sincère reconnaîtra que c’est d’abord par vocation qu’il a choisi son métier, que c’est par plaisir qu’il l’exerce malgré ses nombreux inconvénients, et que c’est un bonheur de pouvoir transmettre à d’autres, à de plus jeunes en particulier, non seulement ses connaissances, ses compétences, son expérience dans son domaine de spécialité, mais l’intérêt, voire la passion que cette discipline lui inspire.

En effet, la première chose que nous communiquons à nos publics, avant même ces connaissances, ces compétences, cette expérience, avant même que la leçon n’ait commencé en fait, c’est précisément notre enthousiasme pour notre métier et pour son objet. Faut-il rappeler que les méthodes, les ressources, les circonstances, des plus propices aux plus défavorables, ne jouent tout compte fait que des rôles secondaires par rapport à la motivation que les enseignants ressentent et qu’ils peuvent inspirer à  leurs élèves et étudiants. À savoir : le désir de découvrir, de comprendre, d’apprendre, mais aussi le goût de prendre les risques et de fournir les efforts indispensables pour satisfaire ce désir.  Pendant ma carrière, malheureusement déjà bien longue, j’ai visité beaucoup d’écoles, d’universités, de centres de formation, et j’ai eu la chance de faire la connaissance de nombreux enseignants et étudiants. Malgré la singularité de toutes ces personnes et la grande diversité des situations, j’ai pu faire et je continue à faire au cours de ces missions deux constatations plutôt réjouissantes.

La première est que le français – que l’on ne professe évidemment plus dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons que naguère, nous allons en parler – suscite toujours la même passion chez celles et ceux qui l’enseignent, et qui l’apprennent dans le meilleurs des cas. Je ne soutiens évidemment pas que les professeurs de chimie et d’anglais s’ennuient et ennuient leurs élèves, mais je trouve chez mes collègues une ferveur incomparable à l’endroit de leur vocation. Sans doute parce qu’il n’est pas souvent matière obligatoire à l’école, le français est d’abord un choix du cœur et son apprentissage une histoire d’amour pour la vie. Il faut certes insister que le français est aussi une langue utile pour les études, les carrières, le commerce, les technologies, les relations internationales, mais il ne faut pas que ce soit au détriment de cette passion – peut-être romantique, peut-être idéaliste, peut-être humaniste – qui anime ceux qui l’enseignent et qui l’apprennent. En tout état de cause, je ne craindrai pour l’avenir de la langue française que le jour où je verrai des profs de français blasés, mais ce n’est pas demain la veille.

La seconde constatation est apparemment paradoxale : c’est dans les conditions les plus difficiles, sans documentation, sans équipement, sans confort (je vous passe les anecdotes), que j’ai rencontré les enseignants et surtout les élèves les plus enthousiastes, les plus assidus, les meilleurs pour tout dire. De la même manière que l’on peut décourager l’imagination et les initiatives d’un enfant en l’accablant de jouets et de cadeaux, je pense que la prolifération, la sophistication, la markétisation des ressources et outils pédagogiques, notamment technologiques, peuvent avoir des effets contreproductifs sur la motivation, la créativité, la responsabilisation et la persévérance des apprenants, en particulier en matière de langues étrangères dont on veut rendre à tout prix l’apprentissage rapide, aisé, « fun ». C’est ce que j’appelle les effets pervers de la pédagogie, comme quand un professeur annonce à ses élèves : « Ce que je vais vous expliquer est très facile, tout le monde comprend tout de suite ! » ; ce qui n’est pas plus efficace que de leur dire : « Faites attention, c’est très difficile, je l’explique depuis des années et les élèves ne comprennent jamais ! ». Dans les deux cas, cela ne met pas les apprenants dans les meilleures dispositions pour apprendre quoi que ce soit.

Précisons : on doit évidemment se féliciter de la publicité dont bénéficie actuellement l’apprentissage des langues étrangères – pourvu que toutes en profitent et pas seulement quelques-unes –, des opportunités de plus en plus variées et accessibles pour s’y exposer, pour entrer en contact avec les personnes ou les cultures étrangères, que ce soit en voyageant en Low Cost ou sur Internet. Inutile non plus d’insister sur les prodigieux avantages des « nouvelles » technologies de l’information et de la communication en faveur de l’enseignement des langues.  À propos, il paraît qu’il faut cesser de qualifier de « nouvelles » ces technologies qui ne le sont plus vraiment. Justement, ne serait-il pas temps, puisqu’elles ne sont plus nouvelles, que l’on dresse un bilan approfondi et critique de leur impact réel et pérenne sur l’enseignement et l’apprentissage des langues, sous tous leurs aspects ? À charge et à décharge, car, face à leurs indéniables profits,  les TICE ont provoqué et induit des stratégies d’apprentissage, des méthodes d’enseignement et des comportements sociaux qu’il reste à questionner avec le recul nécessaire.

Il n’y a pas de reproche à formuler à l’égard des TICE, mais bien à l’égard de ceux qui les promeuvent obstinément ou les utilisent aveuglement, et qui croient ou font croire que le numérique, désormais, est non seulement le principal mais le seul moyen possible pour apprendre de manière efficace, les langues par exemple. Point de salut sans connexion, tel est le credo ! L’histoire de la didactique a pourtant déjà connu d’autres changements radicaux et des engouements tout aussi exclusifs,  notamment avec l’avènement des méthodes structuro-behavioristes dites « scientifiques », donc infaillibles et définitives, puis avec l’arrivée des premières approches communicatives aussi présentées – à l’époque des mouvements hippies – comme un renouvellement complet de l’enseignement comme de la société. Chacune de ces « révolutions » a apporté son lot de bienfaits et d’échecs, d’exaltation et d’illusions à l’enseignement des langues qui ne cesse d’innover sans que l’on puisse pourtant dire s’il progresse réellement. L’histoire de la didactique ne s’est donc pas arrêtée avec les premiers didacticiels.

Ne croyez pas que je sois nostalgique de mon vieux professeur d’anglais qui ne m’a guère appris à parler l’anglais, qu’il ne pratiquait d’ailleurs guère lui-même bien qu’il fût un éminent spécialiste de Chaucer, ni des manuels d’allemand tout jaunis, tout décomposés, illustrés de rares photos en noir et blanc, qu’on se passait d’année en année dans mon lycée. Il n’empêche que ces enseignements n’ont pas été inutiles, tant la notion d’ « utilité » est aussi relative que celle de « progrès ». Utile à qui ? Utile à quoi ? Utile pour combien de temps? C’est vrai que l’enseignement de naguère n’avait pas encore l’obsession d’obtenir des effets rapides et concrets en terme de compétences chez les apprenants, mesurables selon des standards internationaux,  capitalisables sur leur CV pour leur carrière professionnelle à venir. Le mot assez dégradant d’« employabilité » n’avait pas encore été inventé, et l’enseignement visait plus ambitieusement l’épanouissement intellectuel, culturel, personnel des enfants et des jeunes gens. On peut évidemment discuter de la pertinence et du succès de ces méthodes anciennes, comme d’ailleurs des méthodes actuelles, non seulement sur leurs résultats immédiats, mais dans leurs effets à long terme.

En effet, ce n’est pas parce que la révolution numérique est d’une autre nature – technologique, précisément – qu’on ne peut pas la mettre en question ou qu’on ne doit pas en garder la maîtrise. Qui est encore assez naïf pour croire que la technologie est neutre, objective, désintéressée? Je ne tiens pas spécialement à jouer l’avocat du diable, mais c’est un fait que le numérique non seulement s’impose à nous, enseignants et apprenants, mais nous impose des choix, des logiques, et même des objectifs qui sont à sa mesure, mais pas toujours à la nôtre. Si certaines innovations sont sans aucun doute opportunes, toutes devraient cependant être discutées, relativisées, adaptées, diversifiées. Répéter qu’« on n’arrête pas le progrès » n’est plus d’actualité ; c’est même coupable maintenant qu’on connaît les effets secondaires dramatiques de ce qu’on appelait « progrès » il y a peu de temps encore. Nous sommes responsables en tant qu’enseignants de notre adhésion, plus ou moins lucides et volontaires, aux innovations pédagogiques que prescrivent les concepteurs de méthodes, les rédacteurs de programmes officiels, les auteurs de référentiels internationaux, mais aussi les autorités politiques, les vendeurs de produits informatiques et, finalement, le marché de l’emploi. Non seulement nous avons le droit, mais le devoir d’examiner ces innovations de manière critique car c’est bien nous les spécialistes. C’est à nous à faire le départ entre la fin et les moyens, à rappeler que l’informatique est au service de l’enseignement et pas le contraire. Car nous savons bien qu’il n’y a rien d’innocent ni d’inoffensif en matière d’éducation, et que ce qui est en jeu, c’est l’avenir de nos élèves et de la société à laquelle ils vont participer et qu’ils vont améliorer, espérons-le !

À propos, pour reprendre la question de départ : « Pour qui enseignons-nous ? », nous n’avons encore que peu évoqué les acteurs principaux sur la scène de l’enseignement, qui sont les apprenants. Je n’aime guère cette étiquette pratique d’« apprenants » qui couvre tant de profils et de parcours différents, brefs de personnes et de vie différentes, mais elle permet tout de même de retracer le rôle qu’on a donné à tous ces publics au cours de l’histoire de la didactique des langues. À mon époque de nouveau, nous étions des disciples dociles, laborieux,  respectueux à l’égard de nos maîtres érudits dont les explications et les exercices devaient nous mener à la maîtrise parfaite de la langue, en particulier de la traduction, mais aussi du raisonnement et de la culture que l’apprentissage et la pratique de la langue exigent et cultivent. Avec les méthodes audiovisuelles d’obédience « structuro-behavioriste », on n’a plus demandé aux apprenants de réfléchir ni de se cultiver mais d’imiter et de répéter pour acquérir des automatismes syntaxiques et lexicaux sans devoir y penser, comme le chien de Pavlov et les petites souris blanches de Skinner, enfermés dans des laboratoires de langues.  Nouvel avatar de l’apprenant avec les approches communicatives qui le libèrent de ces laboratoires et leur proposent, si elles ne l’y contraignent pas (c’est tout leur paradoxe !) de s’exprimer spontanément en s’affranchissant des frustrantes règles de la grammaire, de l’école, de la société, tout à la fois.

Et maintenant, quels statuts les méthodes contemporaines donnent-elles aux apprenants à qui nous nous adressons ? À en croire le Cadre Européen Commune de Référence, nous devons former des citoyens du monde, plurilingues et interculturels, c’est-à-dire de futurs acteurs de la mondialisation, prêts à tout moment à aller étudier, travailler, vivre dans un autre pays et/ou avec d’autres gens. L’objectif serait louable si les intérêts, au départ politiques, en vue de la construction européenne, et maintenant économiques, dans la perspective de la mondialisation, ne primaient pas sur les intérêts culturels, sociaux et personnels de ces apprenants. On est parfois en droit de se demander si ce n’est pas moins la personne de l’apprenant qui importe que les services qu’il pourra rendre dans le cadre du marché international de l’emploi. J’ai déjà évoqué l’ « employabilité » qui est devenu le critère à partir duquel on juge de plus en plus souvent la valeur d’un jeune diplômé et la qualité de l’enseignement qu’il a reçu.

Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les principes sur lesquels reposent les méthodes actuelles sont très professionnels, managériaux : ingénierie de formation, compétences linguistiques, contrat pédagogique, stratégie d’apprentissage, pédagogie par projets, méthode actionnelle, objectifs spécifiques, excellence et performance, évaluation permanente, réalisation de tâches, résolution de problèmes,… Aucun de ces principes ni de ces pratiques n’est vraiment répréhensible s’ils n’étaient contraignants. Plusieurs psychologues et pédagogues ont contesté le formatage que ces méthodes, y compris et surtout les plus stimulantes, faisaient subir aux élèves et aux étudiants. Il n’est plus question du bourrage de crâne systématique des anciens enseignements, mais d’exigences plus insidieuses ; par exemple les méthodes actives et interactives, souvent hyperactives, qui défavorisent les apprenants introvertis, aussi intelligents et compétents que leurs impétueux condisciples, mais qui sont plus prudents et réfléchis. Tout récemment encore, des collègues bosniens me rapportaient que certains de leurs élèves, surtout ceux en situation de difficultés personnelles ou sociales considéraient les méthodes communicatives comme intrusives et invasives.

Susan Cain (QUIET: The Power Of Introverts in a World That Can’t Stop Talking, 2012) a été une des premières à faire savoir que les écoles, et les sociétés occidentales d’une manière générale, favorisaient les extravertis au détriment de leurs condisciples plus calmes. Qui oserait contester que dans les classes de langues actuelles, communicatives et participatives, l’attention ne va pas en priorité aux élèves les plus démonstratifs ? Cain a également montré que cette discrimination, involontaire, parfois inconsciente, entraînait finalement aux plus hautes responsabilités, dans le monde politique, économique, scientifique, des médias,  des personnalités  les plus expansives et téméraires alors qu’à compétences égales voire supérieures, les introvertis, certainement plus sages, tenaient les seconds rôles et n’avaient pas l’occasion de contrebalancer les décisions impulsives des premiers. D’après elle, le monde occidental, notamment ses écoles, exportent ces conditionnements en faveur de personnalités ou de comportement extravertis en diffusant, en même temps que la langue, ses méthodes sans (toujours) tenir compte des autres contextes culturels. Il n’est pas question de mettre ici en cause les mérites des approches contemporaines, mais de recommander que non seulement l’on prenne conscience de leur orientation psychologique et culturelle, non seulement qu’on les  adapte aux publics et aux circonstances où elles sont pratiquées, mais qu’on les compare, qu’on les associe, qu’on les alterne avec d’autres approches issues d’ailleurs.

Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question de méthode ; en fait, je suis convaincu qu’il n’y a pas de mauvaise méthode dans l’absolu, que chacune d’entre elles, même les plus anciennes et les plus décriées (avant qu’elles ne reviennent à la mode) peuvent toujours être profitables pour certains apprenants dans certaines circonstances. Par contre, il faut se garder des mauvais usages de toute méthode, quand elle ne convient ni au public, ni aux conditions, ni aux objectifs concernés. Et surtout qu’on l’impose, la meilleure méthode étant celle que l’apprenant se donne à lui-même.

« Tant que l’éducation s’appuie sur des principes nettement établis, elle peut confectionner des hommes et des femmes très habiles, mais ne peut pas produire des êtres humains très créatifs » (Krishnamurti, De l’Éducation, cité par A. Trouvé, Pédagogues de l’Asie, Éditions Fabert, 2014, p. 287.)

Il faut aussi se rendre compte que ces méthodes qu’on nous propose, génération après génération, ne répondent pas au seul souci d’être efficaces, mais qu’elles sont d’abord à l’image et au service de la communauté qui les prône… avant de les remplacer. Par exemple, à l’artisanat des méthodes traditionnelles, sous l’autorité d’un maitre, ont succédé les méthodes structuro-behavioriste suivant les mêmes modèles de productivité que le taylorisme industriel dans les usines de Ford et Les Temps modernes de Chaplin, avec ces multiples tâches découpées, isolées, répétées à la chaine, sous le contrôle d’un chef d’atelier, tandis que les premières approches communicatives sont arrivées avec le développement d’une société plus individualiste, libérale, consumériste, où l’on enseigne et apprend sous l’influence d’un marché.

Pour revenir à la question du « pour quoi » nous enseignons » posée au tout début de mon exposé, il faut donc oser se demander de quelle société nous sommes les représentants devant nos élèves et nos étudiants, et à l’avènement de quelle société, plus précisément de quelle mondialisation en ce qui nous concerne, nous contribuons par leur intermédiaire. Si, comme je l’ai supposé tout à l’heure, nous n’avons pas toujours le choix des méthodes et des objectifs que nous utilisons, nous sommes par contre davantage responsables de la vision du monde plurilingue et multiculturel que nous transmettons à nos publics. Plus que l’explication de l’accord des participes passés, notre conception et notre exemple concernant les rapports que l’on peut avoir avec l’Étranger qui parle, qui pense, qui vit autrement, est déterminant pour la formation et l’avenir de chacun de nos étudiants en particulier, et également, si nous pensons aux millions de professeurs de langues et de cultures étrangères qui professent dans le monde, pour l’avenir de la communauté internationale.

Or cet avenir repose peut-être moins sur les compétences plurilingues des jeunes générations que sur leur aspiration, leur capacité, leur volonté de s’accorder à l’Autre et à vivre harmonieusement ensemble. En matière de compétences linguistiques stricto sensu, vu les progrès de l’Intelligence Artificielle, on peut prévoir que nous serons bientôt tous équipés d’oreillette et de micro qui nous permettront de communiquer dans toutes les langues du monde sans devoir les apprendre. Quel temps gagné, se réjouiront certains ! Mais faudra-t-il alors se rappeler que l’on n’apprend pas (et que l’on n’enseigne pas) les langues seulement parce qu’elles sont utiles – comme on l’a trop souvent invoqué ces dernières années – mais parce qu’elles sont le fondement même de notre intelligence « naturelle », de nos ressources culturelles, de nos affinités sociales, de notre finesse psychologique, de notre sens esthétique, de nos questionnements philosophiques, de nos inclinations spirituelles, bref de notre humanité. Il sera trop tard pour s’en rendre compte quand nous communiquerons – et que nous penserons – comme des robots!

Se comprendre, c’est bien, mais pourrons-nous mieux nous entendre pour la cause ? Chaque jour, la presse atteste de manière dramatique qu’il ne suffit pas de parler la langue de l’Autre pour s’accorder à lui. En instrumentalisant les langues, les cultures, et leur enseignement, on a donc tort de réduire notre rôle de prof à celui d’un instructeur linguistique, d’un répétiteur pour tests internationaux, d’un coach pour (futurs) cadres plurilingues. Il est urgent au contraire que l’on rende aux enseignants de langues la possibilité d’exercer pleinement leur responsabilité de médiateurs internationaux et interculturels car si ce n’est pas nous qui préparons les jeunes au problématique vivre ensemble que tout le monde décline à sa manière et dont dépend tout de même l’avenir de l’humanité, on peut s’inquiéter de savoir qui s’en chargera.

Peut-être que les professeurs de français sont plus sensibles que les autres à ces questions. En effet, qu’on le veuille ou non, des valeurs semblent aux yeux du monde inexorablement attachées à la langue française au point que son apprentissage, quand il est motivé, ressortit ou conduit à une sorte d’engagement humaniste. Je sais que le mot « valeur » est devenu presque tabou, objet d’une variété de définitions, d’usages et de mésusages, et qu’on préfère l’éviter autant concernant l’enseignement que concernant la langue. On se souvient pourtant partout que c’est en français qu’on a reconnu et proclamé la première fois que les individus étaient libres, égaux et solidaires. Depuis lors, ces principes sont souvent associés à la langue française, même si ils n’ont pas toujours été respectés par les francophones eux-mêmes. Ils sont nombreux les écrivains, les artistes, les intellectuels qui défendent, en français également, ce que les femmes et les hommes ont de plus précieux : la liberté de penser, de parler, d’agir pour le bien de l’humanité. Même si c’est dans toutes les langues qu’il faut défendre ces valeurs, le français garde une importance symbolique dans le monde entier à ce sujet.

Il faut aussi rappeler que le français n’est pas seulement une grande langue internationale, c’est aussi la langue d’une grande communauté interculturelle, la francophonie, aussi importante avec un « f » minuscule qu’avec un « F » majuscule, nous n’allons pas entrer dans cette discussion aujourd’hui. Une communauté, dans tous les cas, qui ne se contente pas de partager une langue, mais aussi une histoire, aussi complexe soit-elle, un horizon, aussi diversifié soit-il, de valeurs, nous venons d’en parler, en particulier cet intérêt pour l’Autre, le respect de ses différences, le souci de les comprendre, de s’y accorder, de s’en enrichir, la volonté de vivre et de construite l’avenir ensemble, avec l’espoir que ce sera mieux qu’avant. C’est la francophonie, multiple, ouverte, conviviale, créative à laquelle je suis fier d’appartenir, pour laquelle je plaide et à laquelle je suis aussi heureux de convier les francophones en herbe du monde entier. Il est peut-être utopique de croire que cette F/francophonie peut servir de modèle, mais elle peut en tout cas servir d’antidote à une mondialisation uniformisante, appauvrissante, aliénante.

Pour terminer, je propose de dépasser l’opposition entre la perspective instrumentale qui domine maintenant la didactique des langues et des cultures, trop réductrice, et la didactique des langues traditionnelle qui la précédait, trop fermée sur elle-même, au profit d’une approche que l’on pourrait appeler humaniste, écologique et durable.

a) Une didactique humaniste

Avant tout la didactique des langues et des cultures, comme toute didactique, doit être envisagée à la mesure et au profit des individus particuliers et singuliers à qui elle s’adresse, dans toute la variété de leurs caractéristiques, de leurs aptitudes et de leurs aspirations, comme à la mesure et au profit du monde où ils ont vocation de s’épanouir. Leur imposer des objectifs préétablis, les contraindre à suivre des parcours préprogrammés, les soumettre à des évaluations systématiques ne favorisent guère l’appropriation, la créativité, ni tout simplement le plaisir, qui sont pourtant les vrais moteurs de tout apprentissage.

b) Une didactique écologique

Il est évident que l’enseignement des langues et des cultures, comme bien d’autres enseignements, si pas tous, doit répondre aux besoins actuels des sociétés et de la communauté internationale, et des personnes, les jeunes en particulier, qui doivent y trouver une place et un rôle, plus particulièrement un emploi. L’apprentissage et la pratique des langues ne font cependant pas que répondre aux besoins immédiats des personnes et du monde, mais ils les façonnent à long terme. Pour qu’il soit pertinent, pour l’individu comme pour la communauté, l’enseignement-apprentissage des langues et des cultures doit donc tenir compte des conjonctures où il a lieu mais aussi de celles auxquelles il contribue. Il est vital d’apprendre à vivre dans la diversité des langues et des cultures, avec leurs ressemblances et leurs dissemblances, sans cependant perdre ses points de repère personnels, linguistiques, culturels dans cet univers à géométrie variable. La mondialisation et ses effets sur les environnements linguistiques et culturels réclament des politiques éducatives à long terme, qui tiennent compte de tous les facteurs en interaction, et des didactiques prospectives où les langues sont indissociables des cultures et où l’enseignant est considéré comme un médiateur incontournable.

c) Une didactique douce et durable

Quelles que soient les urgences qu’imposent les plans de carrière et les projets internationaux, il est aussi de la responsabilité des enseignants de rappeler que les langues et les cultures étrangères, à l’instar de la langue et de la culture maternelles, s’acquièrent progressivement en fonction de logiques qui leur sont propres et de la motivation de chaque apprenant. Les langues, étrangères comme maternelles, font partie de la vie et doivent s’inscrire progressivement dans le vécu des personnes qui les parlent pour dialoguer avec autrui. Devant l’agitation incessante et la stimulation harcelante que font parfois subir certaines méthodes à des élèves pressés d’accomplir des performances, on aspire en effet à un peu de sérénité pour donner à l’apprentissage le temps de se déployer et de s’approfondir, de prendre racine et de bourgeonner. D’autre part, la didactique durable à laquelle nous encourageons ici envisage aussi le long terme dans ses effets, non seulement pour les personnes que cet apprentissage affectera leur vie durant, mais pour le futur des communautés où ces personnes évolueront et qu’elles influenceront.

Car nous aspirons tous à monde où ces langues, les cultures, les communautés cohabitent harmonieusement.