Sciences, langues et cultures

[conférence au colloque international « Ingénierie Pédagogique et Enseignement des Langues dans les Filières scientifiques : du secondaire au supérieur » à l’Université de Fès, du 18 au 19 février 2016]

1. L’obstacle des langues et des cultures

Il n’a pas fallu attendre la Déclaration de Bologne ni la mondialisation universitaire pour que les livres et les idées voyagent, ainsi que les professeurs et les étudiants. Depuis que l’homme a appris un petit quelque chose, il n’a rien de plus pressé que de le faire savoir aux autres ou d’aller voir chez eux s’ils n’en savent pas plus. Quand la religion ou la politique ne les ont pas contrariés, quand ils n’avaient pas d’autres soucis que de découvrir, d’inventer, d’expliquer, les savants et les intellectuels n’ont cessé d’échanger spontanément et de s’inspirer mutuellement. L’histoire des sciences s’est nourrie de ces échanges et influences d’un pays, d’un continent, d’une civilisation, comme d’une époque à l’autre, et surtout de la variété extraordinaire des conceptions, des perspectives, des démarches, sinon des objets mêmes du questionnement intellectuel ou scientifique. L’univers est riche, mais les esprits qui l’analysent le sont davantage. Nous appelons de nos vœux une histoire linguistique et culturelle des sciences qui mettrait en évidence les étroites relations entre leur développement et les langues et cultures dans et au travers desquelles elles ont été conçues, discutées, collationnées, transmises, traduites, comprises, adaptées, relayées, poursuivies… Ou bien les savants eux-mêmes, par principe curieux du monde et des autres, se déplaçaient, le cas échéant à dos d’âne, ou bien c’étaient les marchands, les soldats, les explorateurs qui ramenaient des inventions dans leurs bagages ou des traducteurs qui propageaient les livres et les idées, en les mélangeant et les étoffant au passage. Cela pouvait prendre bien sûr des années, si pas des siècles, mais l’effet n’en était-il pas que plus bénéfique ? Quand on en avait le temps, sans être poussés par les autorités académiques ou les bailleurs de fonds à publier, à multiplier, à breveter, à commercialiser ses travaux, la diversité des langues et les cultures n’a pas empêché les sciences d’évoluer, mais au contraire elles ont ainsi eu l’occasion de s’étendre, de s’enrichir, de s’adapter au profit de l’humanité.

1.1. … à la vitesse

Quand on en avait le temps : toute la question est bien sûr là ! Une des principales caractéristiques de l’activité scientifique contemporaine est la vitesse avec laquelle les savoirs doivent être produits puis diffusés, sous peine péremption. La raison n’en est pas que les besoins soient plus pressants aujourd’hui que naguère ; de tout temps, on a voulu soigner les malades, construire des ponts, découvrir de nouvelles planètes, percer les mystères de l’existence… L’urgence relève surtout des exigences de la concurrence : trouver un remède, une solution, une explication ne compte que s’ils sont publiés avant les autres pour en tirer tous les avantages symboliques et financiers. Mais il faut aussi satisfaire aux exigences du système de la mode qui conditionne maintenant le monde scientifique comme celui des technologies, de la culture, des mœurs, et qui réclame – pour assurer le bon fonctionnement de la société de consommation – un renouvellement systématique, voire obsessionnel des idées, des théories, des paradigmes.

Le problème est que l’on confond souvent avec le progrès (concept d’ailleurs devenu discutable) cette recherche frénétique de l’innovation qui rythme maintenant la vie scientifique et des scientifiques. Non seulement la vitesse ne permet pas aux recherches ni aux chercheurs de mûrir, mais cette course « le nez dans le guidon » empêche les scientifiques – obligés d’atteindre des objectifs à très courts termes imposés par le contexte ambiant  – de se demander personnellement où leurs travaux mèneront à long terme. Il faut dire que, contrairement aux érudits des siècles derniers, ces scientifiques-experts, contraints à se spécialiser dès que possible et à passer tout leur temps à creuser leur étroit sillon dans l’espoir d’y être reconnus comme le meilleur, n’ont plus le loisir d’acquérir d’une culture générale, scientifique et humaniste, nécessaire pourtant à l’interdisciplinarité à laquelle on les encourage maintenant.

Il est vrai que la parcellisation – ou segmentation – du savoir ajoute ses effets à ceux de l’utilitarisme ambiant pour aggraver l’étrange inculture scientifique de nombreux scientifiques.[i]

Dans ces conditions, on comprend que l’on fasse fi autant de l’histoire des sciences, qui n’est plus enseignée à ces futurs experts, que des langues – si ce n’est l’anglais scientifique dont nous allons parler – et des cultures étrangères, qui ne leur seraient pas plus utiles ; le relativisme n’est plus à l’ordre du jour !

1.2. … à la diffusion

Une autre caractéristique, également quantitative, du développement de la science contemporaine est la contrainte de l’impact, c’est-à-dire le nombre de personnes que la découverte, l’explication, la théorie vont toucher. Tous les chercheurs aspirent à être publiés dans la revue ou chez l’éditeur qui ont la plus large audience possible, à être cités le plus souvent possible par leurs collègues et par les journalistes (spécialisés), et ainsi à pouvoir afficher un meilleur « facteur d’impact ». On connaît les savants calculs auxquels on se livre dans les sciences exactes pour « chiffrer » la qualité d’un chercheur en fonction du nombre de ses articles et de leurs pages, de la réputation des revues où ils sont publiés, des références qu’ils suscitent chez les autres auteurs. On connaît aussi les effets pervers de ce système d’évaluation, de cette injonction à publier pour ne pas périr (!), sur l’intérêt réel des productions. Il est clair que la vraie diversité, la vraie originalité, la vraie contestation, non pour la forme mais sur le fond, n’est pas non plus à l’ordre du jour quand on juge, on classe, on sélectionne les universitaires de tous les pays et de toutes les disciplines, comme les joueurs de tennis, sur base d’un quotient unique, aussi précaire que les cours de la bourse, reposant en grande partie sur leur productivité et pas toujours sur leur production, sur leur popularité et pas toujours sur leur réputation, sur leur visibilité et pas toujours sur leur intérêt.

On pourrait ici reprendre à notre compte la réflexion de Butor qui estime qu’ « Il y a un déluge de publications, mais intellectuellement c’est le calme plat. Cela tient à une crise de la communication. Les nouveaux moyens de communication sont admirables, mais ils provoquent un bruit monstrueux. »[ii]

Si l’on a pu reprocher longtemps aux scientifiques de rester dans leur tour d’ivoire, de ne diffuser leurs ouvrages que confidentiellement, en latin (souvent pour des raisons de sécurité), de ne travailler que pour les « happy few » ou que pour la postérité, c’est exactement l’inverse qui semble se passer maintenant : les scientifiques, comme les écrivains, doivent devenir rapidement des « best sellers » mondiaux, et les universités attirer, sur leur campus ou sur leur site internet, le plus d’étudiants possible du plus de pays différents possible. La communication, la médiatisation, le marketing, comme dans beaucoup d’autres activités humaines, sont désormais devenus des vecteurs prépondérants pour la création et la diffusion des savoirs, notamment pour réunir les fonds indispensables au financement de mégaprojets et à l’engagement de stars scientifiques internationales. Il n’est pas le lieu ici de comparer les indéniables bénéfices de l’Internationale scientifique qui s’installe, aux coûts et aux dangers qu’elle représente pour un monde universitaire que d’aucuns comparent maintenant à une bulle.[iii]

Sous la tyrannie des exigences de vitesse, la plus grande possible, et d’impact, le plus large possible, il est évident que les langues et les cultures étrangères représentent pour les scientifiques dont ce n’est pas spécialité de s’y intéresser, des détours, si ce n’est des obstacles au progrès, dans la  conception qu’ils en ont en tout cas. Ce sacrifice des langues et des cultures est certainement un moment aussi inédit que crucial – espérons qu’il ne soit pas irréversible ? – dans cette activité fondamentalement humaine qui est de créer, communiquer, utiliser les savoirs et dont dépend précisément notre humanité et même, peut-on prévoir, notre survie sur terre.

2. L’interface des langues et des cultures

Si on reprend la question à la base et dès le début : pour communiquer, notamment pour se lire,  entre scientifiques qui ne parlent pas la même langue, qui ne participent pas de la même culture, ne se sont présentées et ne se présentent en fait que trois possibilités : soit l’apprentissage de la langue et de la culture de l’autre, soit le recours à une  langue véhiculaire (mais existe-t-il une culture véhiculaire ?), soit l’intermédiaire d’une traduction.

2.1. Traduction

Commençons par la traduction. Elle a l’avantage que le travail de conception et de rédaction peuvent être menés en langue maternelle, sans se soucier de la compréhension qu’en aura l’interlocuteur allophone, puisque le traducteur se chargera de le mettre à sa portée. Sont aussi nombreux que critiques les enjeux psycholinguistiques et sociolinguistiques, cognitifs et culturels, de l’utilisation de la langue maternelle, d’une manière générale et en particulier pour la question qui nous occupe. Axel Kahn n’a pas tort de nous alerter :

La langue est structurante de la pensée, sa langue maternelle étant la seule que l’on possède suffisamment pour faire preuve de toute la subtilité nécessaire à l’élaboration d’une œuvre créatrice de qualité, dans le domaine des sciences comme dans celui de la littérature ou de la philosophie. L’incapacité de penser la science à l’aide de l’outil incomparable qu’est la langue maternelle peut avoir deux résultats : soit un affaiblissement de la création, soit l’adoption de l’anglais comme équivalent de plus en plus complet de la langue maternelle. Dans les deux cas, on voit bien que c’est toute la viabilité de la culture nationale qui est menacée.[iv]

On se préoccupera ici peut-être un peu moins de la viabilité de la culture nationale que de la diversité culturelle autant indispensable à la viabilité de la science qu’à celle de l’humanité. Vu le rôle de cette langue maternelle dans la constitution d’une personne et d’une communauté, n’est-il pas problématique de n’accorder qu’à certaines d’entre elles le privilège de pouvoir s’en servir dans le cadre d’une activité aussi cruciale que la science. En caricaturant, on peut estimer que ce n’est pas sans raison qu’il y a environ 5.000 langues dans le monde, chacune intégrée à sa propre culture ; n’en utiliser qu’une seule pour gérer le savoir ne peut représenter qu’une contrainte, un sacrifice, une aliénation pour les femmes et les hommes qui parlent les 4.999 autres. Plus précisément, cela revient à demander à 3,145 milliards de locuteurs des 10 langues maternelles autres que l’anglais les plus parlées au monde (le français est la dixième, avec 80 millions de locuteurs) d’utiliser la langue maternelle de seulement 400 millions d’anglophones natifs.[v] Il est entendu que tous ces locuteurs ne sont pas des scientifiques, mais on sait combien sont importants le statut et le rôle des sciences. Il est encore plus significatif de voir ces non-anglophones se mettre à parler anglais quand ils travaillent ensemble quand bien même ils partagent la même langue maternelle, au point où il leur devient difficile d’expliquer ce qu’ils font dans leurs laboratoires ou écrivent dans leurs articles dans leur langue maternelle. Voilà le danger ! Curieusement, alors que la Réforme avait traduit le discours religieux en langues nationales pour le rendre accessible à tout le monde, c’est pour la même raison que la Science, notre nouvelle religion, est en train d’imposer une langue étrangère à la plupart du monde.

Par ailleurs, imposer les sciences dans une langue qui n’est ni native ni indigène revient à finalement dissocier ces sciences de leurs fondements et de leurs implications culturels, ce qui risque de les appauvrir, mais aussi de les rendre dangereuses car elles fonctionneraient en « roue libre », ce qu’on peut déjà reprocher à certaines. Pour un individu comme pour la communauté, il faut au contraire rappeler que la science relève de la culture au même titre que la politique, l’enseignement, la convivialité, l’art, la spiritualité,… avec laquelle elle entretient des rapports complexes et interdépendants ; l’en isoler en recourant notamment à une langue étrangère, finira par la rendre étrangère elle-même à la vie quotidienne des citoyens, et par déconnecter, dédouaner, aliéner les scientifiques. Nous y reviendrons. Rappelons tout de même entretemps que, dans l’histoire de la didactique des langues, les concepteurs des méthodes audio-orales/visuelles, d’inspiration structuro-behavioriste, estimaient pouvoir faire l’économie de la dimension culturelle de la langue enseignée pour éviter de multiplier les difficultés des apprenants et pour se concentrer sur l’essentiel, pensaient-ils, en répétant des phrases toutes faites… mais qui n’avaient aucun sens et finalement aucune utilité.

La traduction n’a pas seulement l’avantage de laisser à toutes les langues la possibilité et ainsi la capacité de servir à la création et à la diffusion du savoir, et à chaque scientifique de mener son travail dans le prolongement et en interaction avec sa culture, sa pensée et son vécu personnels. Faut-il rappeler pour commencer que le traducteur, le premier à savoir que la langue n’est pas seulement un code, ne transmet pas que des données linguistiques, mais aménage un terrain d’entente et provoque des réactions interculturelles entre les interlocuteurs. La traduction n’est pas un filtre, mais plutôt un révélateur, comme en attesteront beaucoup d’auteurs stimulés par les questions que leur posent leurs traducteurs en langue étrangère. La traduction nous rappelle aussi que toute lecture, du livre ou du monde, y compris les plus expertes et techniques, sont toujours des interprétations, qu’elles sont conditionnées par leurs tenants et aboutissants contextuels et culturels. La traduction, enfin, enrichit le texte-source, non seulement en l’adressant à un public différent qui le réinventera sur d’autres bases, mais parce que les traducteurs-médiateurs, au carrefour des civilisations, l’incorporent à jamais dans le patrimoine de l’humanité. À ce propos, rappelons-nous des enjeux d’une grande entreprise de traduction et de mélange de connaissances et de cultures comme celle que l’on a connue dès les premiers siècles de notre ère.

Il convient de souligner ici le rôle important que la pensée arabe a joué dans la formation de l’humanisme européen par la traduction en latin de la version arabe des auteurs grecs aussi bien que des œuvres arabes originales. La civilisation arable, qui avait fécondé la culture judéo-hellénique à partir de VIIIe et IXe siècles, a continué à exercer une action stimulante sur la pensée européenne par le canal des universités, au Moyen Age et à la Renaissance.[vi]

Les livres et les savoirs gagnent donc à être ainsi reformulés dans des langues et réinterprétés par des esprits étrangers grâce à des traducteurs qui jouent non seulement un rôle de passeurs mais aussi de brasseurs d’idées sans trop s’inquiéter, à l’époque, de droits d’auteurs ou de références bibliographiques.

2.2. Langue véhiculaire

Il y a trois types de langues véhiculaires : soit la langue maternelle d’un des interlocuteurs que les autres adoptent, soit une langue étrangère à tous les interlocuteurs, soit une langue artificielle.

Première option : créer une langue scientifique artificielle. On a toujours rêvé d’une langue scientifique universelle, comme le volapük ou l’espéranto pour prendre les plus célèbres, qui serait complètement neutre, transparente, logique, et si possible facile à apprendre (c’est l’argument que ne cessent de faire valoir les espérantistes), qui conviendrait autant à la botanique, à la philosophie, à la médecine, au droit… qu’à la linguistique, qui permettrait de décrire son objet sans le dénaturer, l’ordre du monde sans le fausser, qui empêcherait tout ambiguïté dans ses rapports avec la réalité comme avec l’interlocuteur. Umberto Eco a consacré un important essai[vii] aux nombreuses tentatives de langues parfaites, (re)construites à des fins religieuses, politiques, humanitaires, mais aussi scientifiques, par exemple, dans le dernier cas, par Bacon, Coménius, Wilkins, Lodwig, Leibniz, pour ne citer que les plus célèbres. Ces utopies ont échoué – même si, dit Eco, elles ont produit des effets collatéraux toujours d’actualité – parce que l’on ne peut réduire le monde à un ensemble de signes, que sa compréhension ne peut s’effectuer sans interprétation, mais surtout parce que la science n’est ni dans l’objet, ni chez le sujet, ni dans le discours que celui-ci tient sur celui-là, mais dans leurs inter-retro-actions chaque fois à remettre en cause et en perspective. Ce serait une nouvelle illusion ou une nouvelle imposture que de postuler l’existence et d’imposer l’usage d’un « degré zéro » du discours scientifique, aussi que de tout autre discours d’ailleurs ; Barthes – déjà cité – a révélé la mystification idéologique que représentait ce genre d’artefact, et Orwell, dans 1984, a averti on ne peut plus explicitement de ses dangers pour la société.

Deuxièmement, adopter, voire adapter une langue naturelle à usage scientifique. Nous allons comparer rapidement l’usage et la diffusion des plus importantes.

Pour résumer rapidement : le latin, très largement utilisé dans les ouvrages et études philosophiques et scientifiques depuis l’Antiquité, commence à être concurrencé par d’autres langues dès la Renaissance (nous ne parlerons pas des tentatives pour le restaurer). Du XVe au XIXe siècle, plusieurs autres langues vont être utilisées par les savants et intellectuels européens comme le français, principalement, mais aussi l’anglais, l’allemand, l’italien et le russe, avec certaines spécialisations : l’allemand pour la médecine, la biologie, la physique et la chimie ; le français pour le droit et les sciences politiques ; et l’anglais pour l’économie politique et la géologie. C’est au début du XXe siècle que l’anglais commence à s’imposer non seulement comme langue internationale des sciences, de toutes les sciences, mais aussi dans beaucoup d’autres domaines comme le commerce et la diplomatie. Actuellement, non seulement la langue anglaise exerce quasi un monopole dans les sciences exactes et est de plus en plus utilisée dans les sciences humaines, mais les revues scientifiques des pays anglo-saxons, les plus nombreuses et les plus prestigieuses, imposent leurs normes éditoriales et partant leurs conceptions et méthodologies scientifiques aux auteurs du monde entier.

Pour en revenir au latin, il avait l’avantage de ne se maintenir que dans ses usages scientifiques ou liturgiques, alors qu’elle était langue morte dans ses autres usages. Dans ces deux cas, utiliser le latin revenait donc à s’inscrire dans une tradition séculaire comme garantie de légitimité, et à se mettre à l’écart des interférences des profanes et des vicissitudes des langues nationales, traitées de vulgaires, encore en formation, tout en permettant de se comprendre entre religieux et savants de toute l’Europe. On avait aussi la conviction que la langue latine avait des propriétés intrinsèques – rigueur, précision, concision, cohérence – qui aidait non seulement à transmettre clairement mais à concevoir logiquement le savoir. C’est pour ces qualités, qui se manifestaient aussi bien dans le lexique, la morphologie, la syntaxe, que dans la rhétorique, et également pour les aptitudes linguistiques et cognitives qu’elles favorisent chez ceux qui l’apprennent, que l’on enseigne toujours les langues latine et grecque dans certaines écoles secondaires.

Le français, dit-on souvent, aurait pris la succession du latin. Descartes a été un des premiers savants à publier en français, en 1637, avec son Discours de la méthode, probablement pour bien marquer la rupture qu’il compte créer avec la tradition scolastique, mais aussi pour mettre la science à la portée d’un plus large public, y compris des femmes et des enfants, prétendait-il. Il a cependant supervisé à peine quelques années plus tard, en 1644, une traduction latine par l’Abbé de Courcelles, qu’il a modifiée et complétée. La France rayonnait au XVIIe et XVIIIe siècle en Europe, puis dans le monde, dans plusieurs domaines, il est donc normal que l’apprentissage et l’usage de sa langue soient à la mode. Mais le français avait alors également la réputation d’être aussi rigoureuse, claire et précise que le latin, et même universelle. La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660), influencée par Descartes, repose sur le principe d’une raison et d’un ordre universels que le français, par sa logique intrinsèque, avait la vertu de révéler en les mettant en rapport l’un avec l’autre. Il suffit de dire le monde – en français – pour le comprendre et l’expliquer.  Faut-il rappeler que le concours de la Classe des Belles lettres de l’Académie de Berlin pour son prix de 1784 portait sur la question : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française la Langue universelle de l’Europe ? À quelle cause doit-elle cette préférence ? » Ce concours est remporté l’année suivante par Rivarol avec son célèbre Discours sur l’universalité de la langue française.

Il semble que le français soit aujourd’hui pénalisé par ce qui l’avantageait naguère. Selon une journaliste américaine, « le français n’est pas une langue mais un état d’esprit » et « les Français sont si logiques qu’ils ne font aucun sens. »[viii] Et B.J.R. Philogène,[ix] Doyen de la Faculté des Sciences de l’Université d’Ottawa, qui cite cette journaliste, de conclure que nous, les francophones, « passons plus de temps et d’énergie que les autres peuples à nous préoccuper de notre spécificité culturelle et linguistique », que « nous avons presque fait du français une religion ». [x] Est-ce à dire que la langue française serait trop chargée de culture et d’histoire, aux yeux des scientifiques étrangers comme des compatriotes, pour se prêter à leur discours qui est résolument tourné vers l’avenir et qui exige transparence, concision, impartialité ? Cette opinion ne serait même qu’une idée reçue, elle n’en consisterait pas moins un réel handicap à son rayonnement. Un travail devrait donc être fait au niveau des représentations que véhicule le français dans le monde : aux francophones eux-mêmes de prêcher par l’exemple !

Contrairement au latin et au français, ce n’est cependant pas au nom de sa logique ou de son universalité intrinsèques que l’anglais s’est imposé mais pour des raisons contingentes, politiques et socio-économiques, liées aux développements économiques, technologiques, et partant sociaux, des pays anglo-saxons, en particuliers des Etats-Unis, et de leur poids politique et stratégique dans le monde à l’occasion des deux guerres mondiales. Faut-il faire cependant remarquer que ces développements, culturels, scientifiques, technologiques, économiques, militaires ne vont pas toujours de pair ?

Pour justifier son rayonnement international, l’anglais ne fait prévaloir aucun des arguments ci-dessus. L’anglais ne se réclame pas d’une longue tradition, d’une prestigieuse civilisation, d’une culture riche, de philosophes ou de scientifiques illustres, de valeurs humanistes, dont il diffuserait l’héritage dans le monde. Au contraire, il se présente comme un instrument impartial au service de l’innovation. L’anglais ne s’attribue pas davantage de qualités intrinsèques comme un système lexical, morphosyntaxique ou discursif particulièrement adaptés à l’élaboration,  à la formulation et à la transmission de contenus scientifiques. Au contraire, l’anglais met à l’aise ses utilisateurs fonctionnels, qu’ils soient autochtones ou allophones, qui y recourent dans le seul but d’être compris sans (trop) se soucier de norme ou de style, voire de pureté de la langue, comme ils seraient enclins à le faire en français, langue maternelle ou étrangère.

l’idée que le public se fait de la souplesse d’une langue et du caractère peu coercitif de sa norme peut jouer en sa faveur sur le marché des langues. Une part non négligeable de la fortune de l’anglais vient assurément de là.[xi]

C’est donc pour des motifs strictement fonctionnels et stratégiques que l’anglais exerce son hégémonie, sinon sa tyrannie dans le monde, et pas au nom d’une vocation internationale liée à une raison  universelle ou une logique absolue qu’il révèlerait ou transmettrait. Par ailleurs, l’anglais ne peut pas se vanter non plus d’être une langue claire et facile à apprendre : son orthographe est encore plus opaque que celle du français ; les exceptions et irrégularités grammaticales n’y manquent pas ; les homonymies, les polysémies, les idiotismes sont y particulièrement nombreux ; les natures et fonctions grammaticales n’y sont pas toujours évidentes ; etc.

Bref l’anglais s’impose au monde comme instrument de communication efficace, dégagé de toute autre préoccupation, indemne de toutes connotations, adapté à tous les usages et à tous les publics, en ce qui nous concerne, à toutes les  disciplines scientifiques, à tous les scientifiques, de tous les pays et cultures. Il faut dire que pour cela, l’anglais s’est simplifié, dépouillé, appauvri pour donner ce globish, Basic English ou English as a Lingua Franca (ELF) à la portée de tout le monde mais qui n’est qu’une pâle image de l’anglais non seulement de Shakespeare, mais d’un quidam de Liverpool, de Boston, de Melbourne ou de Vancouver, par exemple, ainsi que de Chennai, de Durban ou d’Accra.

Ces remarques suscitent de nombreuses questions qui ne portent pas sur l’anglais en tant que tel mais sur l’usage qu’on en fait, le rôle et le statut qu’on lui donne. En voici quatre qui semblent cruciales :

Première question. Recourir systématiquement à une langue amputée de ses subtilités linguistiques et de ses nuances sémantiques  – a fortiori quand elle n’est pas langue maternelle – pour une activité aussi complexe et incertaine que la recherche scientifique, cela n’a-t-il pas des effets secondaires, également dans le sens de la simplification, sur l’analyse voire sur la conception de son objet ?

Deuxième question. Aucune langue, même instrumentalisée et simplifiée, n’est dénuée de toute portée idéologique ; au contraire, cette revendication de neutralité, d’efficacité, de technicité, de transparence, n’est-elle pas un parti-pris radical qui relève d’une conception particulière du monde et de son avenir (néo-libéral, par exemple ?), et qui conditionne non seulement les scientifiques dans leur travail mais l’humanité entière qui dépend de ce travail ?

Troisième question. Comme on l’a signalé plus haut et on va y revenir plus bas, ne devrait-on pas se garder d’isoler – par la langue – la science et les scientifiques de leur contexte et, plus généralement, d’opposer langue de service et la langue de culture ? Ne devrait-on pas se méfier d’une langue qui cache ou  renie son inévitable et indispensable dimension culturelle pour prétendre au titre d’idiome transculturel ou, pire, a-culturel qui conviendrait à l’humanité entière dans de plus en plus de domaines déterminants ?

Ces trois questions portent tout autant sur les modèles de rédaction, les méthodes de recherches, les critères d’évaluations, les appels à projets, les normes de certifications, les stratégies d’argumentation, etc. que les revues, les universités, les laboratoires, les jurys, les institutions, les sponsors, et finalement les professeurs imposent maintenant partout en même temps que l’utilisation de la langue anglaise. La structure IMRAD (Introduction, Methods, Results, And Discussion) n’est plus seulement une règle de présentation, mais est devenu un mode de pensée.

La quatrième question est la plus importante car elle aggrave les risques soulevés par les précédentes auxquelles nous aurions plutôt tendance à répondre par l’affirmative. Ces risques seraient en effet limités si plusieurs langues étaient concernées, ou si, comme dans l’histoire, elles se succédaient dans le temps. Aujourd’hui l’anglais exerce non seulement un monopole mais tout laisse à penser que le mouvement est irrépressible et irréversible dans la mesure où les autres langues, qui sont vues comme concurrentes, dans la « guerre des langues »,[xii] sont complètement abandonnées dans leurs usages scientifiques, technologiques, commerciaux, y compris par leurs locuteurs natifs aveuglés, nous l’avons déjà dit, par l’obsession de l’impact à grande échelle et du profit à court terme. Qu’est-ce qui pourrait demain ralentir la normalisation et l’uniformisation à vitesse exponentielle auxquelles nous assistons dans le monde scientifique et universitaire, principalement dans le sens de l’anglicisation de la communication et de la nord-américanisation de l’organisation ?

2.3. Apprentissage

L’apprentissage des langues et des cultures, toutes deux au pluriel, reste le meilleur moyen d’attirer l’attention sur leurs enjeux et d’en préserver la diversité dont l’humanité a autant besoin que la nature a besoin de la diversité de la flore, de la flore,  des  sols, des reliefs, des climats, pour vivre dans l’équilibre et finalement survivre. S’en référer à la sélection naturelle darwinienne pour expliquer voire justifier la disparition accélérée des langues et des cultures au profit de quelques-unes d’entre elles seulement, pour ne pas dire une seule qui serait supérieure aux autres, n’est évidemment pas rassurant. Le rythme de ce système de sélection, qu’on ne peut plus appeler « naturel » vu le rôle autocratique et autodestructif qu’y tient l’homme, est maintenant déréglé puisque ses effets sont aujourd’hui de 1.000 à 10.000 fois supérieurs à ceux des grandes périodes géologiques d’extinction : Hagège annonce la disparition de 90% des langues actuelles en 2100, comme les biologistes annoncent dans le même délai celle de 50% des espèces animales.[xiii]

Par contre, c’est à propos du  dérèglement politique, économique, social, idéologique du monde qu’Amin Malouf recommande le remède des cultures, des langues et de leur enseignement qui représentent, d’après lui, les seules solutions pour sortir « par le haut » de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons :

Si on l’encourageait toute personne à se passionner, dès l’enfance, et tout au long de la vie, pour une culture autre que la sienne, pour une langue librement adoptée en fonction de ses affinités personnelles – et qu’elle étudierait plus intensément encore que l’indispensable langue anglaise –, il en résulterait un tissage culturel serré qui couvrirait la planète entière, réconfortant les identités craintives, atténuant les détestations, renforçant peu à peu la croyance à l’unité de l’aventure humaine, et rendant possible, de ce fait, un sursaut salutaire.[xiv]

On ne peut donc n’être qu’en faveur d’une éducation scolaire et universitaire plurilingue qui n’est évidemment pas une nouveauté. Nous ne prendrons comme exemple que le Collegium Trilingum créé en 1517 par les collègues humanistes d’Érasme et basé sur l’enseignement de l’hébreu, du grec, du latin. Ainsi leurs fondateurs voulaient-ils renouveler et développer l’enseignement dans le domaine des Lettres de l’Université de Louvain. A propos d’Erasme, signalons en passant qu’on a constaté que les échanges universitaires auxquels on a donné son nom et sur lesquels on fondait beaucoup d’espoir en Europe, n’ont pas eu autant d’effets positifs qu’on l’escomptait chez les étudiants sur leur maîtrise des langues et leur ouverture vers les autres cultures.

Tout cela pour dire que cette éducation plurilingue ne s’improvise pas : il ne suffit évidemment pas d’exposer des élèves ou des étudiants à plusieurs langues entre les quatre murs d’une classe ou de les envoyer en stage à l’étranger, pour les rendre plurilingues et pluriculturels[xv]. Il est souvent arrivé au contraire que des responsables politiques et éducatifs, certainement bien intentionnés,  commettent d’irréparables erreurs en imposant l’apprentissage à l’école, du jour au lendemain, au nom du progrès ou de la tradition, soit d’une langue étrangère, soit d’une langue patrimoniale, à des enfants qui n’y avaient pas été préparés, dans un système scolaire qui n’avait pas été adapté. Les langues ne sont pas des disciplines interchangeables et emboîtables comme les autres : leur apprentissage engage des processus cognitifs d’acquisition et requiert des investissements socio-affectifs beaucoup plus longs, complexes, subtils, exigeants que les autres apprentissages, et leurs enjeux et implications sont plus déterminants pour la personnalité et l’avenir de l’apprenant. Raison pour laquelle le plurilinguisme soustractif, ou le semilinguisme, menace dangereusement tous les enfants et adolescents soumis aux expériences plurilingues mal conçues, mal organisées, mal planifiées, sans précaution, sans encadrement, sans suivi. Le risque, souvent avéré, est que sans une (éventuellement deux) langue de référence solide, résultat d’un apprentissage intense, assidu et cohérent,  l’apprentissage de chaque nouvelle langue apprise reste instable et limité, et même porte préjudice aux précédentes langues (mal) assimilées comme aux fondations cognitives de l’enfant et conséquemment à la réussite de son parcours scolaire.

C’est pour cela qu’il faut aborder la question du plurilinguisme scolaire et universitaire dans le contexte propre aux apprenants. Il convient d’abord de distinguer le plurilinguisme individuel du multilinguisme social, et ensuite, dans le cas de plurilinguisme individuel, celui qui nous intéresse ici, voir comment se distribuent et se combinent les langues pour les usages vernaculaires (en famille), véhiculaires (de communication), de référence (de scolarisation) et d’appartenance (d’affiliation identitaire). Il faut donc raisonner en terme de situations linguistiques (les langues et les cultures pratiquées dans l’entourage de l’écolier ou l’étudiant), de profils linguistiques (les langues et les cultures qu’il pratique lui-même, à des degrés et dans des contextes divers), de parcours linguistiques (les langues et les cultures qu’il est appelé à pratiquer, à changer, à combiner aux différentes étapes de sa scolarité et de sa vie). C’est seulement après cela que l’on peut mener une politique linguistique. La mondialisation aidant, les situations et les profils sont de plus en plus complexes et variés, et les parcours de plus en plus incertains ; ils convient donc que toute politique linguistique, en particulier dans le monde éducatif, fasse préalablement l’objet d’une étude de large envergure et à long terme.

Dans un pays comme le Luxembourg, l’enseignement plurilingue est en synergie avec l’environnement multilingue et les habitants plurilingues : après un enseignement primaire et secondaire où l’usage des langues est systématiquement orchestré, le choix de l’université – germanophone, francophone, bilingue, trilingue – est laissé aux étudiants en fonction de leurs préférences ou compétences. En Belgique, au contraire, nous ne profitons pas du trilinguisme national ; au contraire, le français est en perte de vitesse chez nos compatriotes néerlandophones et germanophones au profit de l’anglais que les universités adoptent aussi de plus en plus pour attirer le public lucratif des étudiants étrangers. Aux Etats-Unis, l’apprentissage des langues étrangères n’est pas une exigence scolaire ou professionnelle, à moins qu’on en fasse sa spécialité ; le plurilinguisme est plutôt vu comme un luxe ou une prouesse. Cela va peut-être changer avec la diffusion de l’espagnol. En Inde, l’anglais s’impose pratiquement dans toutes les universités et facultés comme unique langue d’enseignement, alors que la population ne le pratique guère dans la vie privée qu’elle mène dans une ou très souvent plusieurs langues nationales. On connaît la situation du Maroc où l’usage du français a été réduit dans l’enseignement secondaire en faveur de l’arabe, mais maintenu au niveau universitaire où il est maintenant de plus en plus concurrencé par l’anglais qui bénéficie d’une image plus favorable. Cette situation, qui entraîne chez certains écoliers et étudiants un trilinguisme voire quadrilinguisme – amazigh, arabe (dialectale), français, anglais – déséquilibré et difficile, est comparable voire plus critique dans plusieurs autres pays africains.

Une autre distinction qu’il faut interroger est celle que la didactique établit entre langue de service et langue de culture, et partant entre enseignement de la langue générale et enseignement d’une langue sur objectifs spécifiques, y compris sur objectifs académiques ou universitaires. Cette opposition langue de culture / langue de service suggère que la culture, elle, ne rend aucun service. Dans la perspective utilitariste à (très) court terme des responsable économiques, politiques et, maintenant, éducatifs, universitaires et scientifiques, il est entendu que la lecture de La Princesse de Clèves[xvi]  n’a aucun intérêt en termes d’employabilité ou de rentabilité, et, en matière de maîtrise des langues. La culture n’aide d’ailleurs guère à satisfaire aux critères pratiques, précis, pressants des tests linguistiques internationaux. Mais faut-il s’entendre sur la notion d’utilité, que l’on peut aussi concevoir comme « uniquement ce qui peut rendre l’homme meilleur »[xvii] ou plus heureux. De ce point de vue, il est fort possible que ce que les référentiels, les programmes, les méthodes nous entraînent à considérer aujourd’hui comme utile s’avérera être dérisoire, voire néfaste demain. Il y a fort à parier que le monde multilingue et pluriculturel auquel les professeurs de langues sont chargés de préparer la nouvelle génération aura autant besoin, sinon davantage – en tout cas associés les uns aux autres – de formation interculturelle que d’objectifs spécifiques, de langues de spécialités, et autres compétences fonctionnelles, pour survivre ou pour au moins bien vivre ensemble.[xviii]

Aussi suis-je très perplexe concernant les résultats en profondeur et à long terme d’un enseignement de langue spécifique entrepris en urgence. On sait maintenant que l’apprentissage des langues, étrangères comme maternelle, suit méthodiquement et inexorablement des étapes naturelles bien spécifiques, qu’on appelle « interlangues », dont la programmation est innée et qu’on ne peut pas précipiter, ni brûler, l’une procédant de l’autre. On ne peut pas apprendre une langue en dehors de ce processus intégré et progressif, au mieux l’ânonner : sans racine cognitive, culturelle, affective, sans expérience de communication authentique, les données linguistiques disparaissent aussi vite qu’elles ont été enseignées. Demande-t-on à un entraîneur de football de former un ailier gauche en six mois ; à un professeur de musique, un violoniste baroqueux en 90 heures de leçons ? Il ne faut pas rêver : l’enseignement d’une langue sur objectifs spécifiques, aussi nécessaire soit-il, ne peut donner des résultats que si l’on assure non pas un compromis, mais un aller-retour incessant entre, d’une part, les conditions particulières de l’activité ou du domaine pour lesquels on cible l’apprentissage et, d’autre part, les exigences linguistiques et pédagogiques intrinsèques à cet apprentissage sur lequel on ne peut évidemment pas faire l’impasse. C’est seulement à ce prix que l’on peut espérer que des liens se tissent et des structures se cristallisent entre les performances spécifiques et les compétences générales qu’on veut développer chez les apprenants.

L’autre problématique est, dans le cadre d’un programme de formation universitaire ou professionnelle, généralement déjà très chargé, d’associer, d’une part,  un enseignement linguistique à une formation disciplinaire (la géographie, les sciences, le commerce,…), et, d’autre part, de mettre cet enseignement linguistique également au service d’une ouverture et d’une préparation à la pluriculturalité qui sera bientôt, si ce n’est pas déjà le cas, le lot de toutes les communautés et toutes les existences humaines. Cet apprentissage en milieu scolaire ou universitaire doit donc dorénavant être décliné sur trois plans : les cours DE langues, qui visent surtout les savoirs et savoir-faire ; les cours EN langues, en rapport avec la formation et la communication  disciplinaires, et les stages à l’étranger qui favoriseront surtout les interactions culturelles. L’outil informatique, sur lequel on se repose beaucoup maintenant, à tort ou à raison, peut être utile sur les trois plans. Nous ne pouvons que promouvoir cette nouvelle économie et dynamique de l’enseignement des langues et des cultures, tout en veillant cependant à ce que ces trois approches soient scrupuleusement respectées, utilement combinées, intelligemment orchestrées, durablement planifiées, autant dans le programme des études que dans le parcours personnel de l’apprenant. Ici aussi, il faut analyser les situations et y intervenir au cas par cas, en laissant le dernier mot à l’apprenant lui-même qui doit apprendre à être responsable de sa formation et de ses projets, comme à être acteur dans le monde qu’il (se) prépare pour demain.

3. La condition des langues et des cultures

Les sciences évoluent de manière cahotique, et même chaotique ; pour certaines d’entre elles, la notion même de progrès est discutable ; on lui préfère maintenant le concept d’innovation, moins exigeant, moins compromettant. En tout cas, l’histoire des sciences ne représente pas une accumulation linéaire de connaissances qui nous mènerait petit à petit au vrai ou au bien. Thomas Kuhn[xix] a démontré que le progrès scientifique procède par ruptures et bouleversements. Il souligne ainsi le caractère relatif de la connaissance et conteste l’objectivité des scientifiques. Paul Feyerabend – auteur d’une théorie anarchiste de la connaissance[xx] – va encore plus loin dans la mesure où il s’oppose à toute méthodologie scientifique. Faire progresser les sciences consisterait avant tout à les renouveler, à changer les paradigmes. A ce propos, rappelons brièvement que la culture, la pensée et les sciences occidentales ont, au cours de leur histoire, adopté et imposé aux autres, des principes certes fondamentaux mais qui ne sont pourtant ni universels ni éternels ; ils sont d’ailleurs actuellement remis en cause par les scientifiques occidentaux eux-mêmes. Nous citerons, parmi les principaux, les trois paradigmes de d’objectivité (et du quantitatif), du dualisme (et du tiers exclus), de la linéarité (et de la causalité).

Le premier principe consiste à placer l’homme en dehors de la nature pour qu’il puisse l’analyser, la contrôler et l’assujettir, comme l’illustre la Genèse et comme le confirme Galilée. La prétention à l’objectivité entraîne l’observateur impersonnel à ne voir dans le monde (l’humain y compris) qu’un objet ; dans cet objet que ce qu’il peut y mesurer ; pour finir par le transformer à sa mesure à lui. Cette perspective a conditionné le développement des sciences, des technologies, des mentalités occidentales ; ce n’est seulement que depuis peu qu’elle est remise en cause par les sciences humaines (le « retour du sujet » d’Alain Touraine après le structuralisme anonyme), mais aussi la physique (les relations d’incertitude d’Heisenberg) et surtout par l’écologie qui rappelle que l’homme fait partie intégrante de son environnement (ce dont les Amérindiens n’avaient jamais douté) et qu’il subit inévitablement les conséquences de la dommageable tyrannie qu’il exerce sur lui. [xxi]

Le second principe repose sur la conviction qu’il faut diviser, décomposer et opposer – sans moyen terme, comme l’envisage la pensée orientale – pour saisir le monde ; non seulement morceler l’objet en différentes parties, comme le recommande Descartes, mais aussi son approche en disciplines distinctes. Cette démarche analytique, atomisante même, n’est évidemment pas sans rapport non plus avec l’organisation de notre société, notamment celle du travail (taylorisme). Elle est toujours bien actuelle dans les sciences, où l’interdisciplinarité est si difficile à mettre en œuvre, malgré ses défauts avérés par rapport aux conceptions holistiques qui commencent à être appliquées en médecine, en sociologie, en écologie.[xxii]

Selon le troisième principe – que l’on doit aussi à la tradition judéo-chrétienne – l’évolution du monde, de l’humanité, comme de tout phénomène de la réalité, serait linéaire, et non plus cyclique comme le concevaient de nombreuses autres civilisations, avec, entre chacun de ses termes et de ses moments, des rapports logiques de causes à conséquences, orientés, tendus, justifiés par une finalité téléologique, assurant une progression sanctionnée par le progrès.  En philosophie, cette linéarité et cette causalité ont aussi été remises en cause, par exemple par le concept éternel retour de Nietzsche ou, plus récemment, par la causalité circulaire (la récursivité, la rétroaction) d’Edgar Morin. Quant au progrès, on l’a déjà dit, il fait l’objet de plus en plus de questionnement, sinon de doutes.

C’est sur ces trois paramètres – objectivité, dualisme et linéarité – que repose la rationalité occidentale. L’humanité a bien sûr profité de leurs prodigieux pouvoirs explicatifs, prédictifs, créatifs, mais on prend également conscience maintenant de leur orientation, de leurs limites, de leur relativité, ni plus ni moins que celles d’autres approches.

Nous n’irons pas plus avant dans ce débat qui dépasse largement le cadre du nôtre. On peut tout de même raisonnablement s’inquiéter que l’on ne permette plus aux paradigmes de se renouveler, notamment parce qu’on dé-culturalise la science ou plutôt qu’on occidentalise les approches scientifiques des autres civilisations ; s’inquiéter que l’on norme implicitement ou explicitement les démarches et les discours scientifiques, qu’on les formate selon des modèles que l’on juge – ici et maintenant – préférables à d’autres ; s’inquiéter que l’on contraigne les scientifiques de tous domaines et de toutes obédiences à les respecter sous peine de ne pas avoir l’occasion de se faire entendre ou lire, et que ces scientifiques se mettent alors à chercher (et à trouver), à enseigner et à publier les mêmes choses, au moins de la même manière et dans la même orientation. En figeant les sciences dans leurs démarches et dans leurs discours, on court inévitablement le risque d’handicaper les sciences en réduisant leur marge de manœuvre et en sapant la créativité indispensable à leur développement.  Or la diversité a, est et restera la condition sine qua non de la créativité, et de la liberté, son corollaire.

Nous terminerons donc par rappeler que le savoir – autant au niveau de sa production que de sa transmission – est indissociable de la langue et de la culture d’où il est issu, qui l’ont permis, qui l’ont façonné. Jean-Marie Klinkenberg rappelle avec raison et non sans humour que…

nous versons chacune des réalités dont nous faisons l’expérience dans les moules que notre langage a élaborés. Si Newton avait parlé hopi et non anglais, sans doute la physique qu’il a conçue aurait-elle été toute différente.[xxiii]

L’implémentation d’un savoir chez des personnes à qui il est étranger est autant vouée à l’échec, aux illusions, aux égarements que l’applicationnisme de modèles d’une discipline à l’autre. On sait depuis longtemps en linguistique qu’il n’y a pas de langue sans culture, sur le plan de son fonctionnement, de son utilisation, de son apprentissage ; il n’est pas moins irréaliste, illégitime, dangereux de vouloir gommer la culture du savoir, décontextualiser la science sous prétexte d’en assurer une meilleure diffusion, de favoriser les échanges et les collaborations. Cela reviendrait à tarir la source de la pensée créatrice dont elle émane. Est-ce favoriser la science et l’humanité à long terme que d’imposer une lingua franca qui n’est la langue maternelle que d’un très petit nombre de scientifiques, soit parce qu’on la juge – naïvement ou non – dépourvue de toute dimension idéologique, soit parce qu’on adopte – consciemment ou non – la culture qui lui est associée. Les universitaires commencent à s’inquiéter de l’envahissement de l’anglais dans les universités et les laboratoires du monde entier, et des effets néfastes de la rupture de plus en plus précoce et radicale des étudiants et des chercheurs avec leur langue et leur culture maternelles. Beaucoup annoncent un appauvrissement culturel, et partant scientifique, d’autres parlent d’aliénation.

Il importe au plus haut point de le proclamer : l’avenir de la pluralité des langues scientifiques, et pas seulement le sort de la langue française, n’est pas un problème accessoire. Il ne se réduit pas non plus à quelque inflation des idéologies nationalistes. Il est un défi pour l’avenir de la pensée scientifique elle-même et pour l’appartenance de ceux qui la pratiquent.[xxiv]

Ce débat débouche sur la question – déjà évoquées plus haut – des rapports entre la science et la culture qui ont beaucoup évolués. Rappelons que, si c’est à Thomas d’Aquin, puis à Francis Bacon, à Guillaume d’Ockham que l’on doit l’autonomisation progressive de la science, ce n’est qu’au 18ème siècle pour qu’elle se dissocie définitivement de la philosophie dont elle avait partie intégrante jusque-là[xxv], et c’est seulement à la fin du 19ème siècle, avec le positivisme de Comte et de Renan, que les sciences dures ou exactes se distinguent des sciences humaines, pour s’y opposer. Depuis lors, on a l’impression que ces sciences exactes, libérées de toute préoccupation humaniste, aussi bien dans leur propre développement que dans leurs implications sociétales (la bombe atomique en est la preuve la plus tragique), foncent tête baissée vers ce qu’elles estiment être le progrès, c’est-à-dire savoir et expérimenter le plus possible. On pourrait déjà voir un avertissement dans la célèbre prescription de Rabelais à la bonne éducation de Gargantua, au milieu du 16ème siècle, alors que la science moderne n’en était qu’à ses balbutiements : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu »[xxvi], citation où l’on peut substituer le nom du créateur par celui de la création : « servir, aimer, respecter l’humanité ou le monde ». Plus récemment, le philosophe Michel Henry, dans un ouvrage intitulé La Barbarie[xxvii], oppose culture et science et reproche tout simplement à cette dernière d’oublier la vie. Plus récemment, en 2008, Jean-Claude Guillebaud nous met de nouveau en garde contre « Une science sans culture »

Dévoyée en « technoscience », et soumise aux impératifs prioritaires du marché […] la « connaissance » devient strictement instrumentale […] cette « course folle » dont personne ne connaît la destination […] Cette « science sans culture » peut bien accomplir des prouesses techniques, cela n’empêche qu’elle n’ait plus grand-chose à dire […] cette funeste déraison de la raison est à l’origine de la plupart des grands dérapages contemporains. [xxviii]

Par contre, B.J.R. Philogène, déjà cité, dans sa contribution à l’ouvrage consacré au Français, langue scientifique, ne semble pas regretter que…

la science est devenue l’axe du système culturel international… [et qu’elle] se situe donc au centre de la culture contemporaine, exerçant son empire sur le développement national et, par le fait même, le développement de la culture. Ne pas s’en rendre compte c’est se condamner à rester en arrière.[xxix]

Faut-il que l’on sache ce qui nous attend si on s’obstine à continuer ainsi à « aller de l’avant » ? On voit que les discussions sur les rapports cruciaux entre science et culture, dont la question linguistique n’est finalement que la partie émergente de l’iceberg, ont donc encore de beaux jours devant elles ; quant à savoir si elles auront un impact réel sur la manière de concevoir, de mener et d’exploiter la recherche scientifique… ? Si on se réjouissait naguère qu’on ne pouvait pas arrêter le progrès, on peut maintenant le regretter avec angoisse !

Pour nous en tenir à notre thématique, nous voulons seulement attirer ici l’attention sur les enjeux scientifiques, idéologiques, humains d’une standardisation des langues et discours scientifiques au service d’une globalisation académique, comme de la standardisation de tout discours au service de n’importe quelle cause. En uniformisant les discours universitaires et scientifiques, on uniformise et on oriente les méthodes, les approches, le regard que les scientifiques, les professeurs et leurs étudiants portent sur le monde (physique, humain), et on uniformise et oriente le monde par la même occasion. Il y a effectivement de sérieux risques qu’à long terme, un discours unique entraîne une pensée unique, qu’elle soit scientifique, politique ou culturelle. Il est donc urgent – vu la rapidité avec laquelle s’internationalisent les universités, leurs programmes d’études, leurs projets scientifiques, leurs systèmes d’évaluation – que l’on interroge, discute, explicite une articulation entre, d’une part, les besoins indiscutables de communications, de collaborations, d’échanges entre les pays, les institutions, les disciplines, et, d’autre part, la sauvegarde, si possible le développement des spécificités disciplinaires, culturelles, institutionnelles, mais aussi de la liberté, de la flexibilité, de la créativité sans lesquelles la recherche et l’enseignement ne sont pas viables.

Notes:

[i] J.-Cl. GUILLEBAUD, Le Commencement d’un monde. Vers une modernité métissée, Seuil, 2008, p. 139.

[ii] Die Zeit, 12 juillet 2012, cité par Byung-Chul Han, Le Désir ou l’enfer de l’identique, « La fin de la théorie », p. 93.

[iii] Libero ZUPPIROLI, La Bulle universitaire, Editions d’En bas, 2014.

[iv] Axel KAHN, « Penser en français », Le Monde, 13 avril 1989, cité par MONTENAY Y., SOUPART D., La langue française : une arme d’équilibre de la mondialisation, Les Belles Lettres, 2015, p. 74

[v] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_langues_par_nombre_total_de_locuteurs, 12/02/2016

[vi] S. Stelling-Michaud, « Quelques remarques sur l’histoire des universités à l’époque de la Renaissance », in Les Universités Européennes du XIV au XVIII Siècles, 1967, Droz, p. 73

https://books.google.be/books?id=v750uADzl8oC&pg=PA73&lpg=PA73&dq=humanisme+renaissance+traduction+grec+arabe&source=bl&ots=bg5bEaHbCx&sig=068FyrjqzcqHtIsFf9uYJ5nbUfU&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjssdWp6cvKAhXBWhQKHSBqAsoQ6AEILjAD#v=onepage&q=humanisme%20renaissance%20traduction%20grec%20arabe&f=false

[vii] La recherche de la langue parfaite, Seuil, 1994.

[viii] Mary Blume, International Herald Tribune, 25 avril 1986.

[ix] B.J.R. PHILOGÈNE, « Langue scientifique : exigence culturelle », in Francophonie scientifique : le tournant. AUPELF-UREF, Paris, 1989, p. 25.

[x] Ibid. pp. 25 et 27

[xi] J.-M. KLINKENBERG. La Langue dans la cité. Vivre et penser l’équilibre culturel. Impressions Nouvelles, 2015, p. 145.

[xii] L.-J. CALVET, La Guerre des langues et les Politiques linguistiques, Hachette, 1999

[xiii] Halte à la mort des langues, Odile Jacob, 2000, 2002, p. 215

[xiv] Le Dérèglement du monde, Grasset, 2009 – Le Livre de Poche, p. 207

[xv] Nous utiliserons le terme pluriculturel, qui renvoie plutôt à un simple constat, sans entrer dans le débat relatif à ce qui pourrait le distinguer du terme multiculturel qu’on associe plutôt à un modèle de cohabitation de communautés de cultures différentes. On n’approfondira pas non plus ici la différence entre multilinguisme (social) et plurilinguisme (individuel).

[xvi] N. SARKOZY, « Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves », le 23 février 2006, à Lyon

[xvii] H. POINCARÉ, La valeur de la science, Flammarion, 1970, cité par N. ORDINE, L’Utilité de l’inutilité, Les Belles Lettres, 2015, p. 125

[xviii] « Risques et périls d’opposer « Langue de culture » et « Langue de service » », J.-M. DEFAYS, 55ième Rencontre de l’ASDIFLE : Mondialisation et enseignement du français, Paris, 19 juin 2015, à paraître in Cahiers de l’ASDIFLE, avril 2016

[xix] Th. KUHN,  La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1962.

[xx] FEYERABEND P., Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1975.

[xxi] « notre science – la science grecque – est fondée sur l’objectivation par laquelle elle s’est coupée d’une compréhension adéquate du Sujet de la Connaissance, de l’esprit. Mais je crois que cela est précisément le point sur lequel notre manière de penser actuelle a besoin d’être amendée, peut-être par un brin de trnasfusion de pensée orientale », E. SSHRÖDINGER, L’esprit et la matière (1958) Seuil (Point), 2011, p. 252.

[xxii] « la pensée « organique » chinoise, plus souple, pourrait être mieux adaptée demain pour affronter cette nouvelle physique, inversant alors à nouveau le balancier de l’Orient vers l’Occident », J-.M. Bonnet-Bidaud, Histoire et philosophie des sciences, sous la dir. T. LEPELTIER, Editions Sciences Humaines, 2013, p. 34.

[xxiii] La Langue dans la cité, Editions Nouvelles, 2015, p. 24

[xxiv] F. DUMONT, « Sciences et culture : l’enjeu francophone », in Francophonie scientifique : le tournant. AUPELF-UREF, Paris, 1989, p. 33.

[xxv] Voir notamment M. FOUCAULT, Les Mots et les Choses. Gallimard, 1966.

[xxvi] Pantagruel (1542), Rabelais, éd. Gallimard, 1964, chap. VIII, « Comment Pantagruel, estant à Paris, receult letres de son père Gargantua, et la copie d’icelles », p. 137.

[xxvii] Grasset, 1987

[xxviii] Le Commencement d’un monde. Vers une modernité métisse, 2008, pp. 137 à 141

[xxix] B.J.R. PHILOGÈNE, « Langue scientifique : exigence culturelle », in Francophonie scientifique : le tournant. AUPELF-UREF, Paris, 1989, p. 24.