Règles, usages de la langue

Un tabou pèse sur l’orthographe ou la grammaire de la langue française : dès que quelqu’un propose de les réformer ou seulement de les simplifier, c’est aussitôt une polémique parmi les linguistes, les enseignants et autres passionnés de la langue française. On est d’abord étonné de l’importance que peuvent prendre de « petits détails » comme un accent circonflexe, une consonne redoublée ou l’accord d’un participe passé. On peut le regretter en estimant qu’il y a des enjeux, concernant la langue et son utilisation, qui sont autrement plus cruciaux. Mais on peut aussi se réjouir de l’intérêt que les francophones de tous bords, du plus illustre des immortels ou au plus commun des mortels, à Bruxelles, à Paris, à Montréal, à Rabat, à de Dakar et ailleurs, portent à cette langue bien vivante qui n’est pas seulement un instrument de communication, mais aussi une des composantes essentielles de leur vie sociale, intellectuelle, culturelle et même personnelle.

Et tout le monde de donner son avis. Certains se plaignent que les règles sont compliquées, voire illogiques, qu’elles font perdre beaucoup trop de temps aux enseignants et à leurs apprenants, en langue maternelle ou étrangère, et surtout qu’elles insécurisent ces derniers en leur donnant l’image d’une langue étriquée, décourageante et discriminante. D’autres estiment au contraire que ces règles relèvent du fonctionnement même de la langue et que les supprimer risque de saper sa structure et de déstabiliser ses locuteurs. Il faut aussi compter avec la frustration de ceux qui ont peiné à apprendre ces règles rebutantes, qui ont été pénalisés parce qu’ils n’y arrivaient pas toujours, et à qui on annonce maintenant qu’elles pourraient ne plus être d’application

Il faut d’abord minimiser la difficulté de la langue française. Les linguistes peuvent facilement démontrer que la difficulté d’une langue est très relative et que les 6 000 langues du monde sont aussi complexes et subtiles les unes que les autres. Si la morphologie de l’une est plus malaisée à comprendre et à mettre en pratique, c’est le système phonologique ou syntaxique des autres qui posent problème. Tout dépend de la langue ou des langues que l’on maîtrise déjà avant d’apprendre la nouvelle, des types et familles de langues auxquelles elles appartiennent, des aptitudes personnelles à leur apprentissage, mais surtout des conditions de cet apprentissage. On a déjà maintes fois comparé la langue française à sa plus grande rivale comme langue étrangère, l’anglais, pour constater que la seconde présente beaucoup plus de complications, à commencer par l’orthographe. Je parle ici de l’anglais des anglophones, pas du globish, pidgin des aéroports qui n’est pas une langue « proprement dite », dans tous les sens de l’expression.

Mais ce qui est avéré, par contre, c’est cette néfaste représentation de langue difficile qui perdure et qui décourage à apprendre le français, et qui en outre décourage ceux qui l’apprennent à l’utiliser spontanément. Il semblerait qu’en exportant la langue, les Français aient aussi exporté la conception puriste qu’ils en ont ou en avaient. Je peux en témoigner, moi qui suis belge comme ces Grevisse et autres grammairiens sourcilleux qui nous ont appris qu’il fallait tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de parler de peur de commettre des fautes, comme si le français nous avait été prêté par nos voisins et qu’il faudrait un jour le leur rendre dans le même état où nous l’avions reçu. Même si cette insécurité linguistique nous est passée, à nous francophones de Belgique, et que nous nous permettons maintenant de remettre en cause des règles de grammaire aussi cruciales que l’accord des participes passés avec l’auxiliaire avoir, il faut prendre conscience que les apprenants étrangers en souffrent toujours. Alors qu’ils n’ont guère de scrupule à communiquer approximativement en anglais, passage obligé pour le parler de mieux en mieux, ils oseront moins le faire en français qui, comme on me le répète souvent, « il faut bien connaître avant de commencer à utiliser. » Il est urgent de changer cette image négative du français et la conception dépassée qui est derrière, afin de décrisper les apprenants étrangers et d’en attirer de nouveaux.

Je ne vois donc que des avantages à toutes mesures visant à faciliter l’accès à la langue et son utilisation partout par tous. Mais je le suis moins à ce que la règle de la facilité remplace systématiquement toutes les autres. Il ne faut en effet pas confondre les complications arbitraires, inutiles et nocives, avec la complexité qui répond à celle de la réalité et de la pensée, qui entraîne l’analyse et la sensibilité, qui permet la nuance et la finesse. Je pense que la langue – qui n’est pas seulement une interprète mais aussi une interlocutrice – ne peut se limiter à servir aux usages simples, pressés et distraits, mais qu’elle doit aussi, par ses exigences et subtilités, apporter sa contribution à la réflexion comme à l’imagination de ceux qui la parlent. Je partage à ce propos la conviction des oulipiens qui estiment que les contraintes, pourvu qu’elles soient assumées, peuvent libérer la créativité.