Quelques réflexions sur le plurilinguisme et la multiculturalité en milieu scolaire

[Conférence prononcée le 8 mai 2019 le cadre du Label Européen des Langues, Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, à Bruxelles]

On annonce aujourd’hui partout et à toutes les occasions que le monde devient plurilingue et multiculturel. Rien de neuf, pourtant : il l’a toujours été ; c’est plutôt l’inverse qui est maintenant à craindre, compte tenu qu’une langue disparaitrait tous les quinze jours d’après les statistiques (Hagège, 2002 ; Evans, 2002), et que les cultures locales sont contaminées sinon évincées par une interculturalité globalisée. On répète aussi à l’envi que chaque « citoyen du monde », comme on aime maintenant s’appeler, va devoir devenir plurilingue et multiculturel. Là encore, il faut relativiser cette évolution : une majorité de personnes et de communautés ont toujours été plurilingues et multiculturelles, « naturellement », pourrait-on dire, et ont réussi à le rester, dans de nombreux cas malgré des pressions contraires. Ce qui est inédit, c’est la publicité que l’on donne et les vertus que l’on reconnaît actuellement au plurilinguisme et à la multiculturalité, alors qu’on les jugeait auparavant surtout comme des handicaps, ce que certains jugent d’ailleurs encore comme tels : la fameuse malédiction de Babel ! Il n’y a pas si longtemps encore que l’on parlait de la « guerre des langues » (cf. Calvet, 1987) et du « choc des civilisations » (cf. Huntington, 1996). On a même parfois l’impression que beaucoup découvrent seulement aujourd’hui la réalité même du plurilinguisme et de la multiculturalité, soit au pas de leur porte soit à l’horizon, vu le nombre d’enquêtes, de théories, de débats que cela suscite, et surtout de dispositifs et de méthodes qui font florès pour y préparer ou y encourager les jeunes.

Dans leurs petits villages des Ardennes, mes grands-parents étaient tous bilingues wallon-français ; ils passaient d’une langue à l’autre sans trop se poser de questions, en fonction des interlocuteurs et des circonstances. Mon grand-père paternel parlait systématiquement le wallon, tandis que ma grand-mère préférait plutôt le français. Il faut dire qu’elle avait dû apprendre le wallon après son mariage, à son arrivée de Verviers où elle ne l’avait pas ou peu pratiqué, mais où elle avait pu se familiariser avec l’allemand puisque cette petite ville était proche de la communauté germanophone de Belgique. Mes grands-parents maternels, qui avaient eu la chance de faire des études au-delà de l’école primaire, parlaient plus volontiers le français à la maison, mais entretenaient des conversations en wallon avec leurs familles respectives et les personnes du village qui leur adressaient la parole dans cette langue. Mes grands-parents pouvaient aussi comprendre les Wallons des autres régions, de Namur, de Charleroi, le picard, le lorrain, même si cela leur demandait quelques efforts. Quant à moi, je suis incapable de parler le wallon, mes enfants incapables de le comprendre. Mais ils comprennent le finnois, la langue de leur mère.

Les parents de ma compagne sont venus d’Italie il y a septante ans, son père originaire des Marches, sa mère de Toscane. On peut supposer qu’ils ont d’abord dû se familiariser avec les dialectes l’un de l’autre, en adoptant un italien plus standard. C’est dans la mine que lui a appris le français, avec des Polonais, des Espagnols, des Flamands ; et elle, dans les familles où elle était domestique ou fille de ferme ; langue française qu’ils ont préféré parler ensuite à leurs enfants pour faciliter leur intégration, prévoyaient-ils. La culture italienne est cependant restée vivace à la maison et avec leurs voisins et amis compatriotes eux aussi immigrés, même si personne de la famille ne revendique une identité culturelle particulière ou n’envisage de retourner en Italie. Ma compagne, qui a suivi des cours d’italien le samedi matin pendant toute son enfance, parle cependant le français avec sa maman, qui lui répond à elle en italien, mais en français à tout le reste de la famille. Ses petits-enfants comprennent un peu l’italien, ses arrières petits-enfants pas un mot. Peut-être voudront-ils l’apprendre plus tard ? Plusieurs parlent l’anglais puisqu’ils vivent en Écosse où une partie de la famille a poursuivi la migration.

Je me suis permis de prendre en exemple ces cas personnels de plurilinguisme et de multiculturalité, l’un en situation endogène, l’autre exogène, pour montrer qu’il n’y a pas besoin de provenir du Cameroun (200 langues parlées) ou de Papouasie-Nouvelle-Guinée (820 ; cf. Diamond, 2013) pour connaître des situations et des histoires de plurilinguisme ou de multiculturalité, dans des circonstances différentes, cela s’entend. Depuis Babel, il est évident que ces cohabitations ou mixités de langues et de cultures, qui se font et se défont au rythme de forces centripètes et centrifuges qui se succèdent, sont partie intégrante de la condition humaine, de son évolution, de sa survie. Faut-il souligner que la langue et la culture uniques sont des situations ou des concepts – contre nature, pourrait-on dire – assez récents dans l’histoire et limités dans l’espace, et que dans le monde, la plupart des gens – sans avoir été à l’école pour cela – pratiquent depuis toujours plusieurs langues et participent de plusieurs cultures. C’est seulement avec la montée des nationalismes, la constitution des états modernes, que les souverains ont pensé qu’il fallait unifier et uniformiser pour régner. Le mouvement serait donc en train de s’inverser.

Pour ne prendre qu’un exemple qui nous est proche, les contrées qui allaient devenir la France étaient naguère riches de langues et de cultures diverses, certaines très prestigieuses, jusqu’à récemment encore. C’est le centralisme politique – avant l’arrivée de la télévision – qui a laminé largement cette variété au cours d’une histoire jalonnée de décrets et autres mesures pour imposer progressivement mais inexorablement le francien – langue parlée au départ par une minorité, essentiellement à la Cour royale – à l’ensemble des régions qui allaient finalement constituer le territoire national. Les révolutionnaires ont suivi le même exemple que les rois puisque, quand ils ont revendiqué la liberté, notamment la liberté de parole, ils ont exclu la liberté de l’exercer dans d’autres langues que le français, au nom de l’égalité paradoxalement. Le cas de la France, qui est caractéristique vu le principe très centralisateur de sa composition et de son organisation, n’est qu’un exemple d’un phénomène courant dans les grandes nations, alors que les petits pays européens sont généralement restés ou redevenus plurilingues : le Luxembourg, la Suisse, Andorre, la Belgique.

Faut-il aussi rappeler également que l’école, que l’on presse aujourd’hui de rendre les nouvelles générations plurilingues et multiculturelles, a été l’outil principal, avec l’administration publique et le service militaire, de l’élimination des autres langues en France (sans parler des colonies, françaises ou belges), et du plurilinguisme que l’on pratiquait naguère souvent spontanément dans les Provinces. Il faut relire Parler croquant de l’espiègle Claude Duneton (co-auteur également d’un roboratif Anti-manuel de français) pour se rappeler les mauvais traitements psychologiques mais aussi physiques que devaient endurer dans les classes et dans la cour de récréation les petits écoliers qui osaient parler une autre langue que le français. Avec cet ouvrage militant, publié en 1973, Duneton a été un des premiers à défendre et à illustrer auprès du grand public non pas la culture occitane en particulier, mais la richesse des langues et des cultures de France, et la chance d’être plurilingue et multiculturel comme lui l’était, d’autant plus concerné qu’il a commencé sa carrière comme professeur d’anglais, avant de devenir le célèbre écrivain et promoteur de la langue française que l’on sait.

Il faut donc partir du principe que l’intérêt et la publicité dont bénéficient actuellement le plurilinguisme et la multiculturalité ne représentent qu’un nouvel épisode d’une longue histoire qui dépasse celle de la didactique des langues et des cultures étrangères, et que les enseignants ne font que rendre à la société, à ses décideurs, à ses membres les services qu’ils réclament d’eux pour leurs propres desseins à tel endroit et à telle époque. Il suffit de revenir sur les soixante, septante dernières années pour constater que non seulement les objectifs pédagogiques mais aussi les méthodes sont conditionnés par les systèmes économiques, politiques, idéologiques ambiants. C’est avec la même conviction que la nôtre que nos professeurs de langues, quand j’étais à l’école, nous enseignaient toutes les subtilités de la grammaire et du lexique pour nous permettre de traduire des textes littéraires avec l’espoir de faire de nous de parfaits bilingues et des intellectuels éclairés, mais aussi des personnes responsables et épanouies. Même s’ils ne nous ont guère appris à communiquer dans la vie quotidienne au moyen des langues étrangères concernées, ce qui n’était pas prévu dans leur cahier des charges, ils étaient pourtant eux aussi persuadés de contribuer à l’avenir de la société et de l’humanité. C’est d’ailleurs ainsi, les « Humanités », que s’appelaient alors les études secondaires.

Avant d’aller plus avant, rappelons que plurilinguisme et multiculturalité sont des mots et des concepts qui peuvent désigner ou couvrir des phénomènes ou des situations très variés, et que chacun – aussi bien scientifique que politique – peut les utiliser à sa façon pour servir sa cause. Il faut d’abord distinguer plurilinguisme et multiculturalité sociaux (un pays, une communauté, une ville plurilingues et multiculturels) et individuels (sur le plan familial ou professionnel), ce qui ne va pas toujours de pair, loin s’en faut. Inutile d’insister sur le fait que des gens peuvent cohabiter dans le même pays plurilingue et multiculturel, dans le même quartier, dans les mêmes bureaux, sans (beaucoup) communiquer, ou même en communiquant, mais sans (vraiment) se comprendre. Par ailleurs, le plurilinguisme et la multiculturalité sont toujours à géométrie variable, en fonction des contextes et des usages : les intéressés changent – sans toujours s’en apercevoir – de langues comme de registres linguistiques (code switching) au cours de la même conversation, de même que de représentations, d’attitudes, de pratiques culturelles non seulement au cours de leur vie, mais de la même journée ou de la même situation, de manière contradictoire et problématique parfois. Raison pour laquelle il faut envisager la question en termes de profil, d’environnement et de parcours personnels, avant de fixer ou même de conseiller des politiques éducatives pour longtemps, pour partout et pour tout le monde.

Est-ce que le plurilinguisme est seulement une question de nombre de langues (et de cultures) ? Le bilinguisme, a fortiori le trilinguisme relèvent du plurilinguisme,  mais la conception et l’approche de l’apprentissage des langues est différente, et nous touchons ici, me semble-t-il, le cœur de la question. Sans entrer dans les différentes discussions théoriques que les termes « bilinguisme », « multilinguisme », « bilinguisme » suscitent, nous noterons seulement que l’enseignement-apprentissage d’une langue et d’une culture étrangères « classique » (je n’ai pas dit « traditionnel » ni « ancien ») vise, même si c’est seulement à long terme, une appropriation complète, profonde, durable de la langue et de la culture cibles, et une modification conséquente, intime et pérenne, de la personne, de la personnalité de l’apprenant. Tous les bilingues reconnaîtront qu’ils ne sont pas exactement les mêmes dans l’une ou l’autre langue, non pas qu’ils sont devenus schizophrènes, mais que l’apprentissage intense d’une langue et d’une culture étrangères est une expérience humaine qui les a transformés, enrichis, multipliés.

Le plurilinguisme tel qu’il est actuellement plébiscité est à la fois moins et plus ambitieux. Plus ambitieux dans la mesure où il cherche à préparer les personnes, des jeunes en particulier, à vivre dans un monde devenu un village, dit-on, à s’y adapter, à s’y débrouiller, à y jouer un rôle professionnel, social, selon la perspective de l’approche actionnelle actuellement recommandée par le Cadre européen commun de référence pour les langues. Le citoyen du monde mondialisé devrait pouvoir communiquer, voyager, s’installer, étudier, travailler, entreprendre partout sur la planète. Pour cela, les objectifs de cette préparation ne sont pas la langue ou les langues proprement dites, mais leurs utilités fonctionnelles, professionnelles : parler à un collègue en anglais, à un fournisseur en allemand, à un client en chinois. Ce n’est pas sans rapport avec cette fameuse « employabilité », une finalité qui, d’après moi, fait injure aux éducateurs qui se respectent. Cette conception du plurilinguisme est de ce point de vue moins ambitieuse puisqu’on peut raisonnablement estimer qu’il est préférable de connaître utilement, même imparfaitement, plusieurs langues qu’une seule même parfaitement. Certains peuvent estimer que c’est seulement une question de dosage, d’autres que c’est un complet renversement de perspectives. Quant à la culture, on risque probablement, pressé par le temps et les moyens, de sacrifier une familiarisation subtile et patiente avec la culture de l’Autre au profit d’une interculturalité mondialisée prêt-à-porter.

Cette approche est fondée sur une représentation idyllique du plurilinguisme, comme s’il était non seulement la solution à tous les problèmes politiques, socioéconomiques, culturo-ethniques, géostratégiques que pose la mondialisation, mais qu’il est toujours bénéfique pour les enfants concernés. Les spécialistes que nous sommes doivent pourtant signaler aux non-spécialistes que s’il ne se développe pas dans de bonnes conditions, le plurilinguisme peut avoir au contraire des effets pervers dramatiques sur les jeunes apprenants. Un phénomène bien connu sous le nom de « plurilinguisme soustractif » ou de « semi-linguisme » (Hagège, 1996, p. 262).

En souffrent par exemple trop souvent les enfants immigrés dont la scolarité a plusieurs fois commencé puis été interrompue dans différentes langues avec lesquelles ils finissent par se débrouiller vaille que vaille, sans qu’aucune d’entre elles ne soit cependant suffisamment apprise et maîtrisée pour servir de base non seulement à leur évolution linguistique mais aussi cognitive. Le problème apparaît aussi avec des publics sédentaires, quand des responsables politiques et éducatifs, des directeurs d’établissement scolaire, voire des parents, tous certainement bien intentionnés, commettent d’irréparables erreurs en imposant l’apprentissage à l’école, du jour au lendemain, au nom du progrès ou de la tradition, soit d’une langue étrangère, soit d’une langue patrimoniale, à des enfants qui n’y avaient pas été préparés, dans un système scolaire qui n’avait pas été adapté.

Il ne suffit pas d’exposer des élèves ou des étudiants à plusieurs langues entre les quatre murs d’une classe ou de les envoyer en stage à l’étranger, pour les rendre plurilingues et pluriculturels. Le risque, souvent avéré, est que sans une langue (éventuellement deux) de référence solide, résultat d’un apprentissage intense, assidu et cohérent, l’apprentissage de chaque nouvelle langue reste instable et limité, et même porte préjudice aux précédentes langues (mal) assimilées comme aux fondations intellectuelles de l’enfant et conséquemment à la réussite de son parcours scolaire. Il faut le dire et redire : les langues ne sont pas des disciplines interchangeables et emboîtables comme les autres. Leur apprentissage engage des processus cognitifs d’acquisition et requiert des investissements socio-affectifs beaucoup plus longs, complexes, subtils, exigeants que les autres apprentissages, et leurs enjeux et implications sont plus déterminants pour la personnalité et l’avenir de l’apprenant.

C’est le danger que la mondialisation et la surenchère linguistique font courir aux jeunes citoyens du monde. Et cela concerne autant les cultures que les langues. Après de nombreuses années à l’étranger, après plusieurs transplantations, changements de contextes, d’entourages humains, on a constaté chez des enfants mais aussi des adultes divers problèmes causés par le manque ou la perte de repères identitaires, de liens vitaux, de sentiment d’appartenance dus à ces déracinements successifs. Ces troubles de la personnalité, auxquels on donne le nom de « syndrome de l’expat », prouvent que nous avons tous besoin – comme d’une langue maternelle ou première avant d’en apprendre d’autres – de bases socioculturelles authentiques et significatives avant ou pendant une exposition (précoce), multiple et changeante à d’autres cultures et d’autres environnements. Les architectes expliqueront simplement qu’il faut que les fondations d’une maison soient solides avant de construire des étages et des annexes, sous peine que l’édifice ne devienne instable et ne risque de s’écrouler finalement.

Qui refuserait de souscrire à cette citation très stimulante de Claude Hagège selon laquelle « l’avantage de parler plusieurs langues est la découverte d’autrui, la réaction contre cette forme de racisme qu’est l’ignorance de l’altérité dont on n’a pas pris la peine d’apprendre la langue. L’apprentissage des langues est une très bonne formation à l’ouverture à l’autre » ? (2001, p. 265-269) Par contre, le célèbre écrivain italo-hispano-argentin, Hector Bianciotti, qui a connu un parcours de vie, de langues et de cultures difficile avant de devenir grand écrivain français, membre de l’Académie, parle aussi par expérience quand il déclare que « chaque langue nous fait mentir, exclut une partie des faits, de nous-mêmes ; […] plusieurs langues à la fois nous désavouent, nous morcellent, nous éparpillent en nous-mêmes. » (1985, p. 45). Entre ces deux extrêmes, les enseignants doivent se rappeler et rappeler que le plurilinguisme et la multiculturalité peuvent être la meilleure mais aussi la pire des choses ; le tout est de savoir comme on la vit ou on la fait vivre aux autres… car c’est bien de la vie que nous parlons ici !

Pour aborder maintenant la question d’un point de vue plus professionnel, plus pédagogique, il semblerait que beaucoup considèrent le plurilinguisme comme une méthode d’enseignement de langues à part entière, et certainement bien meilleure que toutes les autres. Si le plurilinguisme et la multiculturalité, sous une forme ou une autre, sont bien des objectifs pédagogiques tout à fait légitimes, voire souhaitables, ils ne représentent pas pour autant des méthodes en tant que telles. La confusion semble d’ailleurs problématique, voire dommageable, mais aussi significative d’un certain état d’esprit. On peut en effet y voir un déni de méthode quand on laisse entendre qu’il suffit d’exposer aux langues et cultures, et de contraindre les apprenants à les pratiquer, pour qu’ils y arrivent. C’est le principe de l’apprentissage « immersif » qui repose sur le principe qu’il n’y a pas de meilleur moyen pour apprendre à nager que de se jeter à l’eau, ou d’y jeter les autres ; et des méthodes CLIL ou EMILE (Enseignement d’une Matière par Intégration d’une Langue Etrangère) selon lesquelles c’est en enseignant autre chose qu’on enseigne le mieux les langues.

Cette confusion entre la fin et les moyens en matière de plurilinguisme et de multiculturalité est comparable avec celle qu’entraîne aujourd’hui aussi le recours massif et systématique aux technologies. Il semblerait en effet que les TICE, qui ont envahi et transformé l’enseignement, s’y soient substituées à toute méthode, et qu’elles aient rendu obsolètes les débats comme si on croyait – ingénument et dangereusement – que la technologie est neutre, objective, désintéressée – universelle, qui plus est – et qu’on ne doit pas la mettre en question ou en garder la maîtrise, qu’il n’y a aucun risque d’y assujettir l’enseignement comme toutes les autres activités humaines. Si beaucoup d’innovations technologiques sont sans aucun doute opportunes, toutes devraient cependant être discutées, relativisées, adaptées, diversifiées dans le cadre d’une pédagogie responsable.

Pour en revenir à l’enseignement plurilingue, il est entendu qu’il devra s’articuler autour de trois axes : premièrement, l’enseignement DES langues et des cultures, aussi spécifique et indispensable que les autres, qui doit être confié à des spécialistes en la matière ; deuxièmement, l’enseignement EN langues, c’est-à-dire d’autres disciplines encadrées dans la ou les langues étrangères concernées par d’autres spécialistes, initiés tout de même à l’apprentissage des langues et des cultures étrangères ; troisièmement les expériences, notamment scolaires, universitaires, professionnelles, À L’ÉTRANGER, dans la langue et la culture locales. La combinaison entre ces trois vecteurs de l’apprentissage non seulement linguistique mais aussi disciplinaire et culturel devra être envisagée en fonction du profil de l’apprenant et planifiée en fonction de son parcours, et des objectifs qu’il s’est fixés. Cet enseignement devra donc être conçu comme un dispositif à géométrie variable, au cas par cas.

La formation des enseignants devrait accompagner ce mouvement, notamment de façon à ce que tous les enseignants disciplinaires soient préparés dorénavant à compter des apprenants allophones, de différents niveaux, dans leur classe, et les professeurs de langues à travailler davantage en collaboration avec leurs collègues disciplinaires pour répondre aux besoins des élèves ou étudiants dont ils s’occupent ensemble. Les programmes de cours devraient d’ailleurs être assouplis pour permettre, d’une part, aux apprenants concernés d’améliorer leur maîtrise linguistique si nécessaire, sans que ce soit au détriment des enseignements disciplinaires, au contraire, et, d’autre part, pour permettre aux enseignants de se concerter pour assurer les transitions nécessaires, pour organiser des activités communes ou connectées, et surtout pour suivre plus étroitement l’évolution des apprenants, de plus en plus nombreux, en difficultés linguistiques ou culturelles.

Mais avant tout il est nécessaire d’assurer une bonne articulation entre l’enseignement des langues étrangères et celui de la langue (et de la culture) maternelle que l’on appelle maintenant « première ». Oserais-je confesser que j’ai toujours préféré l’ancienne dénomination « langue maternelle » qui gêne pourtant les spécialistes : « première » n’est jamais qu’un chiffre pour moi, un ordre de passage, tandis que « maternelle », ou « paternelle » d’ailleurs, évoquent l’amour qui porte le même nom et qui est indissociablement lié à cette langue, ou à ces langues dans les famille plurilingues, l’amour qui est indispensable à leur apprentissage mais également, à mon avis, à l’apprentissage de toutes les langues – je parle d’apprentissage authentique et personnel, avec conviction, avec passion, sans les limites d’un cadre de référence ou d’un objectif spécifique.

Si cet enseignement plurilingue est incontestablement un avantage pour beaucoup d’enfants et d’adolescents, pour la plupart peut-on espérer, il faut aussi craindre comme nous l’avons dit, que d’autres, ceux qui ne sont pas aidés par les circonstances ou un talent particulier, puissent en être victimes. Les enseignants sont les premiers à se rendre compte de la détresse réelle et des graves difficultés de ces élèves qui risquent de ne bien maîtriser aucune langue à terme, et d’en payer chèrement les conséquences. Une nouvelle forme d’illettrisme peut donc apparaître qui pénalisera des catégories entières de personnes sur base de ce seul critère au détriment de multiples autres dimensions et qualités.

En tant qu’enseignant de langues et de cultures étrangères ou aux étrangers, je me fais donc toujours un devoir de plaider ardemment en faveur des langues et des cultures maternelles que chaque enfant doit s’approprier et chaque adulte cultiver avant tout autre chose, sans se priver bien sûr de les critiquer, de les modifier, de les enrichir, mais que l’on ne doit en aucun cas sacrifier sur l’autel du plurilinguisme et de l’interculturalité au nom de la mondialisation, sous peine de devenir et de form(at)er des êtres sans racines ni repères, de mener des vies hors-sol dans une humanité virtuelle.

Faut-il souligner les préjudices que peuvent représenter autant pour un individu que pour une communauté, l’inaptitude à décrire et à communiquer la complexité, la subtilité, la relativité des choses et des idées, partant à les percevoir et à les concevoir. Nous devons craindre que cette inaptitude soit d’autant plus grave que nous entrons dans une « société de connaissance » où les capacités cognitives vont être de plus en plus décisives. Comme l’intelligence artificielle, de plus en plus en plus performante et accessible, sera bientôt exploitée dans tous les secteurs d’activités, l’intelligence humaine va être soumise à rude épreuve pour l’accompagner ou pour s’en distinguer (Cf. Alexandre, 2017). Sans parler des enjeux démocratiques : les langues, quand elles peuvent être maniées avec finesse, possèdent un pouvoir subversif. Ne pas encourager à dépasser le stade de leur maîtrise élémentaire reviendrait à terme à limiter la capacité à penser librement (cf. Winand, 2018).

Les enseignants de langues et de cultures, et leurs élèves, risquent de faire les frais d’une politique mondialisée où les plus favorisés estiment et proclament qu’il suffit d’être plurilingue et « interculturel » pour réussir sa carrière… et sa vie. Les politiques, réticents à prendre des décisions concernant la gestion du plurilinguisme dans la vie sociale et professionnelle de peur d’ouvrir la boîte de Pandore, préfèrent laisser le soin aux enseignants de langues (et de cultures) de trouver des compromis sur le terrain malgré toutes les différences, les résistances, les frustrations. Au-delà des objectifs pédagogiques et des référentiels linguistiques en termes d’acquis d’apprentissage, il faudrait envisager – avec les enseignants dont la vocation est aussi et surtout celle d’être des médiateurs inter-générationnels et inter-culturels (dans le sens propre, cette fois) – des finalités sociétales ou éducatives. Chaque communauté doit s’interroger sur les principes et les modalités du plurilinguisme et la multiculturalité qu’elle envisage à terme, et des moyens qu’elle compte mettre en œuvre pour y arriver progressivement. Il ne manque pas de responsables politiques et éducatifs qui, face aux défis personnels, sociaux, communautaires que représentent l’intensification et la complexification des situations de plurilinguisme et de multiculturalité à tous les niveaux, proclament qu’il n’y a qu’à enseigner plus de langues étrangères et plus vite, et que si cela ne suffit pas, il n’y a qu’à en faire le reproche aux enseignants qui ne sont pas suffisamment performants et innovants, les deux mots d’ordre de la pédagogie contemporaine.

Les enjeux de la didactique de langues et des cultures sont désormais, avant de mettre au point ces méthodes les plus performantes et innovantes possibles, de discuter, de concevoir, de mettre en œuvre, jusque dans la classe, les conditions d’une pratique « durable » et « équitable » des langues et des cultures, y compris maternelles, qui restent privilégiées, nous insistons, non seulement pour la communauté mondiale, mais aussi pour les communautés nationales ou locales et chacun de leurs membres. Même si certains pensent que ce débat dépasse la didactique des langues, les enseignants doivent justement rappeler que le plurilinguisme n’est pas seulement un problème pédagogique lié aux méthodes d’enseignement ou à la formation des maîtres, mais qu’il relève avant tout du fonctionnement de la société ainsi que des conditions de notre épanouissement, et qu’il engage l’avenir de chaque humain comme de l’humanité.

Bibliographie :
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