Prof aphone

Comme cela m’arrive de temps à autre, souvent dans les circonstances les plus embarrassantes, j’avais perdu ma voix. Je n’étais pas seulement rauque, mais complètement aphone. Le médecin consulté dès la première heure m’avait interdit de prononcer un mot de peur de compliquer l’inflammation des cordes vocales. Je ne pouvais plus que chuchoter !

J’ai donc décidé de reporter les quelques réunions prévues dans le courant de la matinée qui pouvaient bien attendre, mais j’étais très ennuyé de devoir remettre une séance d’un cours de didactique des langues qui avait déjà assez souffert de plusieurs absences en raison de missions à l’étranger. J’ai finalement décidé de le maintenir coûte que coûte.

J’ai alors préparé quelques diapositives que j’ai projetées dès le début du cours à la soixantaine d’étudiants qui composaient mon auditoire, assez intrigués que je reste silencieux en arrivant dans la salle alors que je suis d’habitude loquace et convivial.

Mes diapos, après avoir présenté les données médicales et logistiques de la situation et mon souhait de ne pas décevoir (!?) mes étudiants en annulant simplement le cours, leur  annonçaient qu’ils allaient  avoir l’occasion exceptionnelle de participer à un grande première mondiale : un cours de langue donné par un prof aphone.

Ce n’est pas aussi paradoxal qu’il n’y paraît : on connaît des peintres mal voyants, des compositeurs sourds et des savants fous. Mais l’expression me rappelle surtout la figure du « Maître ignorant » érigée en modèle par Jacques Rancière à qui j’ai déjà eu l’occasion de rendre hommage dans une de mes dernières chroniques, et dont les principes ne sont pas si éloignés de ce qui va suivre.

Bref, amusés et encouragés par les diapos – et mes gesticulations – qui tournaient en dérision mon infirmité passagère, les étudiants ont rapidement et résolument pris en main l’organisation des deux heures de cours que nous devions passer ensemble : ils ont constitué des petits groupes, choisi entre eux des animateurs, des secrétaires, veillé au bon déroulement des discussions, approfondi les questions soumises à leur appréciation, pris scrupuleusement des notes  pour confronter les avis lors de la mise en commun finale très réussie. Et moi d’assister silencieusement et passivement à tout cette activité en me contentant de passer de groupe en groupe en souriant et acquiesçant.

En fait, la difficulté n’a pas été pour eux de prendre en charge le cours mais plutôt pour moi de ne pouvoir y participer. Je ne les ai jamais trouvé aussi dynamiques et intéressés, et je pense qu’ils ont tous apprécié car ils ont applaudi au moment où ma dernière diapo signalait la fin du cours en les remerciant pour leur travail. Ils n’étaient pas reconnaissants de ce que j’avais pu faire, mais de ce que – forcé par mon état de santé – je leur avais laissé faire.

Faut-il en tirer la conclusion que les enseignants sont inutiles? Bien sûr que non, car un maître ignorant ou un prof aphone n’est pas un enseignant absent, mais au contraire bien présent, bien vivant. Son handicaps le rend en quelque sorte plus disponible, intéressant, encourageant pour les apprenants. Confronté à ses limites, il doit en effet s’en remettre à eux, à leurs ressources, à leur motivation, à leur perspicacité, alors que lorsqu’il est trop sûr de lui et de son savoir, il en impose à son public à qui il laisse peu d’initiatives, que ce soit concernant le contenu ou la forme de la leçon.

Cette heureuse mésaventure permet de démontrer, si besoin était encore, que les apprenants peuvent et doivent assumer leur apprentissage, et qu’ils n’attendent que ça, pourvu qu’un climat de confiance et de solidarité mutuelles se ressente entre eux et avec l’enseignant, tous sur le même bateau, climat que j’ai pu apprécier avec bonheur au cours de cette leçon…. que je n’ai pas donnée.

Je pense que cela est principalement dû à l’authenticité de la situation et la sincérité des personnes impliquées. Il ne s’agissait pas d’un de ces jeux de simulation, de ces tâches à effectuer ou de ces problèmes à résoudre inventés et programmés par de rusés pédagogues. Un prof empêché par son ignorance du sujet ou par un problème de santé, c’est du vécu : « Bon! Et qu’est-ce qu’on fait maintenant? Comment allons-nous nous débrouiller ? »

J’ai promis que je tomberai plus souvent sans voix !