[« Billet du Président », Français dans le Monde n° 432]
Au cours de la crise du coronavirus, on a pu lire dans les journaux que grâce au confinement l’enseignement numérique (l’e-learning) avait pu faire un progrès de plusieurs années en seulement quelques mois. Il est vrai que les TICE (Technologies de l’Information et de la Communication Éducatives) ont été exploitées à plein rendement – au point de saturer les connexions et les plateformes –, et que de nouveaux outils ont rapidement été créés et diffusés pour permettre d’assurer en ligne l’enseignement que l’on ne pouvait plus organiser dans les classes. La presse, peut-être pour rassurer les parents, a fréquemment vanté les opportunités offertes par l’Internet ainsi que le zèle des enseignants qui apprenaient à y recourir au plus vite.
Il est indiscutable que l’enseignement numérique comme le télétravail et les réseaux sociaux ont permis de limiter la propagation du virus et les conséquences dramatiques des mesures de distanciation sur les activités indispensables au bon fonctionnement de la société, en particulier l’éducation. Nous avons déjà rendu plusieurs fois hommage aux professeurs de français qui ont fait preuve d’un dévouement, d’une expertise et d’une créativité admirables pour maintenir leur enseignement coûte que coûte, et surtout le contact avec leurs élèves ou étudiants grâce aux TICE !
Mais il ne faudrait pas croire que cette utilisation de plus en plus systématique du numérique n’a que des avantages, et surtout qu’on devrait continuer à en user et abuser tout autant après la crise. On trouve en effet également dans la presse d’autres articles moins optimistes à ce propos : « L’éducation numérique à l’ère du COVID-19 : opportunité ou catastrophe ? » (one more espresso, 04/05/2020), « Enseignement à distance : loin des yeux, loin du cœur des missions de l’Université » (Le Soir, 4/07/2020) ou encore « Professeurs, nous sommes en train de devenir ces ouvriers d’usine qui vivent au rythme de leur machine. » (Marianne, 26/11/2020)
Chacun d’entre nous a d’ailleurs pu constater par lui-même que l’enseignement à distance, même avec les ressources technologiques les plus sophistiquées, a provoqué de nombreux décrochages scolaires, a aggravé les inégalités sociales entre les différents élèves ou étudiants, a réduit la qualité de l’apprentissage et l’implication des apprenants : bref, on a maintenant la preuve que l’on ne pourra jamais se passer du « présentiel », de convivialité, de spontanéité, d’authenticité, dans l’enseignement où l’initiative, l’engagement, le contact personnels sont essentiels.
Les TICE ne sont pas en cause : elles ont rendu d’indispensables services et continueront à le faire. Le problème est leur usage intensif, voire invasif et intrusif qui s’est développé à la faveur de la crise sanitaire et qui risque de persister après, à en croire les intentions des institutions et entreprises qui y trouvent de sérieux avantages. L’emprise que le numérique exerce maintenant sur des professions comme la nôtre donne l’inquiétante impression que cet outil est moins à notre service que nous à la sienne, puisque nous devons de plus en plus souvent satisfaire ses contraintes comme ses objectifs.
Compte tenu des enjeux politiques et économiques de l’extension de l’e-learning, qui ne correspondent pas toujours à la vocation qui anime les enseignants, nous devrons être très vigilants concernant les conditions dans lesquelles nous allons être amenés à exercer notre métier à la suite de cette profonde crise qui n’est pas que sanitaire.