En ce qui concerne mes motivations personnelles, il faut probablement commencer par mon attachement profond à la langue française et à la littérature qui m’ont toujours passionné, dont j’ai approfondi ma connaissance au cours de mes études philologiques à l’université et que je suis parti aussitôt après enseigner à l’étranger, avant de revenir en Belgique – une douzaine d’années plus tard – pour former de futurs professeurs de français langue étrangère. Au cours de cette expérience internationale, j’ai pu constater qu’on ne pouvait pas se contenter d’enseigner le français mais qu’il fallait également le défendre et l’illustrer pour convaincre les étudiants et les responsables éducatifs de l’intérêt de l’apprendre comme de l’enseigner. J’ai par ailleurs aussi vite compris que la langue française a un statut particulier aux yeux des étrangers, qu’elle les séduit par son charme, par son prestige, et aussi en raison de quelques représentations idéalisées qu’il ne faudrait certes pas décevoir mais qu’il faut surtout contraster et diversifier.
L’enseignement de la langue française et surtout la diffusion de la diversité culturelle qu’elle met à l’honneur m’ont aussi donné l’occasion de manifester mon aversion tout aussi instinctive pour toute forme de normalisation, de standardisation et d’aliénation. D’abord en répétant que je ne suis pas français mais belge, et que le français que l’on parle et la littérature que l’on écrit dans mon pays, mais aussi en Suisse, au Canada, en Afrique, sont aussi légitimes, belles, riches que dans l’Hexagone. Ensuite en insistant sur le fait que le français convient tout autant que l’anglais pour mener des relations internationales, des affaires commerciales, des études et de la recherche scientifique, et que le monopole d’une langue unique risque de conduire à une pensée et à une culture uniques, donc à un appauvrissement sinon à une dégradation de l’humanité.
Le français et la francophonie ont donc été naturellement des chevaux de bataille dès le début de ma carrière d’enseignant, puis d’universitaire, de chercheur, de responsable de département et de projets internationaux : le souci de promouvoir et d’articuler identité et diversité par et dans les langues, les cultures et leur enseignement restera toujours le principe même de mes activités professionnelles. Même s’il y a bien des combats à mener à ce propos, peut-être conviendrait-il également d’évoquer le plaisir : plaisir que donnent la langue, les langues, les cultures, leur apprentissage, leur enseignement, les collaborations avec les collègues d’ici et d’ailleurs pour des projets qui inspirent, stimulent et rassemblent. La présidence de la FIPF serait avant tout l’occasion pour moi de poursuivre le même engagement avec le même engouement, mais de les partager avec encore davantage de collègues en faveur d’encore plus d’élèves, d’étudiants, d’apprenants.
Je connais bien la FIPF pour l’avoir souvent fréquentée à l’occasion de projets internationaux, pour avoir participé à plusieurs de ses colloques et congrès, à Tokyo, à Prague, à Durban, pour avoir beaucoup collaboré avec ses responsables et ses membres, au Japon, au Costa Rica, au Chili, en Roumanie, entre autres exemples, ainsi que pour faire partie du Conseil d’Administration de l’Association Belge des Professeurs de Français. Mais c’est sans aucun doute l’organisation du congrès mondial à Liège qui m’a permis de bien comprendre les enjeux et le fonctionnement de notre fédération, ses relations avec les associations nationales et avec ses partenaires institutionnels, l’enthousiasme et les attentes qu’elle suscite auprès des professeurs de français du monde, le soutien et les ressources qu’elle peut leur apporter, mais aussi les diverses et multiples difficultés – croissantes, semblerait-il – qu’elle rencontre pour mener à bien cette importante mission, en dépit de la patience et l’opiniâtreté d’un Président tel que Jean-Pierre Cuq et d’une Secrétaire générale comme Fabienne Lallement auxquels il faut rendre hommage.
C’est entendu, il faut avoir un petit grain de folie pour se proposer de prendre la barre après de tels prédécesseurs, surtout par une mer aussi instable et une météo aussi incertaine, si on n’avait confiance dans la bravoure de l’équipage et la solidité du navire. Car c’est un sacré paquebot qu’est devenue la FIPF depuis sa création en 1969, il y a 47 ans! On sait bien – mais cela vaut tout de même la peine de le rappeler – qu’elle touche environ 80.000 professeurs dans 140 pays différents, à travers un réseau de 186 associations, grâce à des outils aussi renommés que les revues Le Français dans le Monde, Francophonies du Sud, Recherches et applications, Dialogues et cultures, et le site Franc-parler, avec des partenaires aussi prestigieux de l’OIF, l’AUF, l’Alliances française, les Instituts français, les ambassades, et différents ministères de l’Éducation et des Relations internationales. Sans parler de l’activité inlassable de présidents (comme Jean-Pierre Cuq), de secrétaires généraux (comme Fabienne Lallement), de vice-présidents (comme Raymond Gevaert et Anuradha Wagle), de présidents de commission qui ont tant fait pour informer, aider, encourager, défendre, rassembler leurs collègues de par le monde. Le succès des congrès régionaux et mondiaux de la FIPF, comme celui de Liège, confirme la force centripète que la FIPF exerce, et ne laisse aucun doute sur les effets positifs de la force centrifuge qui en résulte en réaction, quand chaque participant ramène chez lui les idées, les contacts, les ressources qu’il aura engrangés lors de ces manifestations.
On sait combien cette dynamique est vitale aujourd’hui que les circonstances ne sont pas favorables aux professeurs de français, ni aux professeurs de langues et de cultures d’une manière générale, qui traversent des temps aussi difficiles que cruciaux dans chacun de leur pays, chacune de leur institution et chacune de leur classe. Face à l’uniformisation linguistique et culturelle due à la mondialisation économique, aux restrictions budgétaires provoquées par la tyrannie du profit, à l’instrumentalisation de l’enseignement – en particulier celui des langues – entraînée par une société de plus en plus matérialisme, c’est effectivement devenu un sacerdoce que de promouvoir la diversité non programmée, les échanges non commerciaux, les valeurs non marchandes, bref l’humanisme. En ce qui concerne la langue française, partant les cultures francophones, le défi n’est pas seulement – par leur enseignement – de les maintenir vivantes et attrayantes dans des pays où elles sont étrangères ou secondes, mais aussi résistantes et entreprenantes dans les pays francophones où leur échappent des domaines d’activités aussi fondamentaux que l’économie, la diplomatie, la science, voire l’enseignement supérieur. Un défi encore plus important est de replacer la culture, les cultures, que la langue, que les langues, véhiculent, associent, enrichissent, au centre du vivre-ensemble sous peine de voir s’aggraver les replis et les conflits identitaires.
La nouvelle équipe au gouvernail de la FIPF, le prochain président mais aussi les nouveaux-nouvelles secrétaire général-e, vice-président-e-s, président-e-s de commissions et autres collaborateurs avec lesquels il travaillera en étroites concertation et collaboration, aura pour tâche de traduire cette finalité ultime en termes d’objectifs, et de fixer des priorités parmi les dossiers aussi nombreux et importants qu’urgents qu’ils auront à traiter : les financements et les ressources ; le fonctionnement interne et les infrastructures ; l’articulation entre l’enseignement du français langue maternelle, seconde et étrangère, entre les associations du nord et celles du sud ; l’enseignement/apprentissage du français en situation de plurilinguisme et de multiculturalité ; la-l’(in)formation des enseignants isolés et désavantagés ; le développement et le renouvellement des cadres associatifs ; le recours aux TICE ; le français sur objectifs scolaires, universitaires ou professionnels ; l’enseignement du français dans les écoles bilingues, aux apprenants analphabètes, aux nombreux et divers publics des immigrés ; la réaction aux préjugés handicapant la diffusion du français ; la réforme de l’orthographe… Je me contenterai ici de présenter seulement trois perspectives qui me semblent essentielles.
1. Priorités
Avant tout, cette équipe – qui interagira de manière systématique –, après avoir analysé les divers rapports de et sur la FIPF, en particulier Le Livre Blanc et les conclusions du congrès de Liège, après avoir consulté les partenaires institutionnels et des personnes ressources privilégiées, devra élaborer et formuler une politique pour la FIPF durant les quatre prochaines années, comprenant une série de projets à court, moyen et long termes. Comme elle n’a cessé de le faire, la FIPF doit continuer à s’adapter aux nouvelles conjonctures, revoir sans cesse ses priorités, se fixer de nouveaux objectifs, rechercher de nouvelles ressources, recourir à de nouvelles stratégies, créer de nouvelles synergies. Le Livre blanc insiste sur la complexité des situations dans les différents pays, les différents niveaux d’enseignement, les différents publics, les différentes associations de professeurs de français, et de l’inquiétude concernant l’avenir, voire le futur très proche, de ces situations sociolinguistiques, éducatives, institutionnelles variées : plus que jamais, c’est en se montrant flexible, modulable, précis que la FIPF sera la plus performante. Bien sûr sans pourtant tempérer son militantisme auprès des apprenants, des enseignants, des associatifs, des administratifs, des politiques, des diplomates à qui il faut rappeler sans relâche que sans un enseignement du français accessible, dynamique, compétent, crédible dans le monde, il y aura peu d’espoir à terme pour une francophonie vivante ni contre une uniformisation stérilisante.
2. Réseau
Ensuite, toujours dans le prolongement des efforts de l’équipe précédente, il convient – grâce à une communication efficace, à des projets communs, à des rencontres conviviales – de développer et de stimuler le réseau des associations et des professeurs de français, la véritable force de frappe et raison d’être de la FIPF. Plus précisément, la question que doivent poser et se poser chaque jour les responsables de la FIPF est de savoir comment être le plus utiles possible aux enseignants de français via leurs associations, non seulement en interagissant avec chacune mais aussi en suscitant et en permettant les échanges entre elles. Un réseau, donc, où l’interactivité, l’enrichissement, la solidarité doivent se décliner de manière multilatérale sur tous les plans, tant pédagogique que stratégique. Le sort de la francophonie dans le monde dépend en effet de l’association de ses forces vives, du partenariat, de la confraternité, de la solidarité politiques, économiques, sociales, culturelles, que ces acteurs peuvent organiser entre eux. Ce sont probablement les enseignants en premier lieu qui peuvent en faire et en donner la preuve au travers de la FIPF qui, en tant que fédération, se nourrit autant de leurs initiatives qu’elle y contribue.
3. Partenariat
Pour m’en tenir ici à ce dernier point, je pense qu’il faudra à la FIPF, dont les ressources ne sont pas illimitées, établir sans tarder un ordre de priorités parmi les actions à entreprendre, en privilégiant les missions qui relèvent directement de son « cœur de métier ». Cette expertise professionnelle spécifique porte sur plusieurs niveaux : pédagogique (par exemple : à propos des ressources et des méthodes d’enseignement), didactique (ex : à propos des formations aux enseignants, aux responsables d’association), culturel (ex : à propos de l’image du français et de la francophonie dans le cadre de l’enseignement), stratégique (ex : à propos de la place de l’enseignement du français dans les programmes scolaires ou les offres de cours). À chacun de ces niveaux, la FIPF peut intervenir de différentes manières, en analysant, en informant, en formant, en associant, en conseillant, en appuyant, en diffusant…, mais le gage de réussite de ces actions est qu’elles soient menées toujours au travers des associations nationales et autant que possible en partenariat avec des institutions ou organismes locaux et/ou francophones. Le partenariat, maître-mot d’un politique cohérente et efficace, doit également se faire – compte tenu des circonstances et des réalités locales – non seulement de concert avec tous les acteurs de la francophonie, mais aussi avec les enseignants d’autres langues, comme avec les autres métiers de la langue, par exemple dans les domaines de la traduction et de l’interprétation, des technologies de l’information et de la communication, des relations internationales, de la médiation interculturelle, de la recherche scientifique…
Il faut terminer par l’importance de convaincre les décideurs comme le grand public, mais peut-être les enseignants de langues et de cultures eux-mêmes, du rôle essentiel qu’ils sont appelés à jouer dans les orientations du monde de demain, partant de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs élèves qui ne doivent pas subir la mondialisation mais être capables de l’envisager et de la construire selon leurs idéaux. Car c’est bien au travers des programmes scolaires, des méthodes d’enseignement des langues et des cultures, des pratiques de classe que se forment les prochaines générations de la mondialisation, et que se constituent les sentiments, les représentations, les attitudes, les réactions des jeunes face à leurs actuels ou futurs parents, amis, partenaires, correspondants, collègues, voisins étrangers. La classe de langues est en quelque sorte un laboratoire multilingue et interculturel où l’on expérimente et interroge ses rapports avec les Autres comme avec nous-mêmes qui sommes tout autant des étrangers à leurs yeux. C’est à mon avis un rôle essentiel de la FIPF que d’encourager et d’aider les professeurs de français langue maternelle et étrangère à assumer ces responsabilités cruciales dans et pour leur classe, dans et pour la société, aujourd’hui et pour demain. Peut-être estimera-t-on que c’est bien utopique, mais n’est-il pas plus urgent aujourd’hui de retrouver le sens et la force de l’utopie que de tenter de s’adapter à tout prix à une réalité qu’on nous impose ? On devra vraiment s’inquiéter pour l’avenir le jour où les enseignants ne prépareront plus leurs élèves pour un monde meilleur et borneront leurs ambitions à leur faire atteindre des « objectifs spécifiques ».