Mon ami humain

UNE SAISON DE TRIBULATIONS ET ÉLUCUBRATIONS

 

I. LE TOUR DES ALENTOURS

Mon ami me doit la découverte des collines où nous avons maintenant pris l’habitude de nous balader dès le lever du soleil. Il habite depuis longtemps à proximité de ces anciens crassiers sans s’être auparavant douté qu’ils s’étaient transformés en de véritables réserves naturelles, fréquentées que par quelques riverains et flâneurs égarés. Avec le temps, ces montagnes de charbon et de poussière accumulés près des charbonnages se sont couvertes d’arbres, de buissons, de fougères et d’herbes folles saupoudrées de fleurs sauvages (certaines, très rares, sont protégées). La terre noire d’origine n’affleure que sur les sentiers tracés par les promeneurs occasionnels. On s’y croirait en pleine campagne. De leur sommet mon ami ressent chaque matin un grand apaisement à voir ainsi la ville et la vie de haut, comme si elles étaient l’une et l’autre en suspens. Lors de ces moments bénis, il pense que, tout compte fait, il n’a pas à se plaindre… ce qui n’est pas le cas le reste de la journée.

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Ils sont tous à lui rappeler son âge, comme s’il ne savait pas calculer ! Il est vrai que mon ami n’avait auparavant jamais mesuré le temps, convaincu qu’il lui était donné comme l’eau d’une source intarissable, ou qu’il pouvait le réamorcer à chaque changement de caps, ou le piéger dans le labyrinthe d’une vie chaotique. Le temps l’avait pourtant poursuivi à son insu pour le rattraper au tournant et lui donner un coup de poignard dans le dos. Le temps, son fidèle allié, qui avait toujours joué en sa faveur, est devenu son pire ennemi ! Mon ami constate maintenant avec effroi que non seulement le temps est compté, mais qu’il avance dorénavant à reculons, tourné vers le passé, au risque de trébucher à tout moment, au moindre contretemps. Sa viscérale espérance en un avenir meilleur a laissé la place à la crainte du lendemain ; le temps est devenu un défi, une menace, un sursis ; et « toujours » n’est désormais plus qu’un mot.

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« Carpe diem ! », recommande-t-on à toutes les occasions. Effectivement : que faire d’autre devant la folie et l’âpreté du présent, et surtout dans la perspective d’un avenir pire encore ? Mon ami a lui aussi appris, sans toujours y réussir, à apprécier les charmes aussi ordinaires qu’extraordinaires, quand on en prend conscience, de l’existence quotidienne. Mais il lui semble malgré tout vivre contre nature quand ce n’est pas pour demain. « Ici » et « maintenant » n’ont de sens que si on les dépasse, si on les surpasse, si on les « sublime », dirait Freud. Vivre, c’est se projeter, sinon on ne fait que survivre, estime mon ami – ce qui n’est déjà pas mal, à mon avis, en ces temps difficiles ! En outre, comme de toute recommandation bien intentionnée, mon ami méfie de celle de ne pas se préoccuper de l’avenir : n’est-ce pas que d’autres veulent s’en charger à notre place ? Quant au passé, pourquoi se priver des souvenirs qui se laissent enjoliver à volonté et qui offrent ainsi une précieuse consolation en cas de déprime entre deux moments parfaits ?

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Mon ami ne comprenait pas que goûter aux fruits de l’arbre de la connaissance puisse avoir été un péché, et que cette gourmandise intellectuelle ait définitivement coûté le paradis aux humains ! Enfant, étudiant, jeune enseignant, il était convaincu que le savoir ne peut être qu’un bien qui ne peut conduire qu’à un mieux, pour chacun comme pour tous. Jusqu’au jour où la conscience progressive des catastrophes, indignités et atrocités commises et répétées au nom du progrès l’a obligé à réviser son opinion. En fait, les méninges, comme les muscles, ne valent que par ce à quoi ils servent. Si l’intelligence a permis aux humains de le devenir, ils risquent aujourd’hui de ne plus l’être longtemps à cause d’elle. La science, aveuglée par ses prouesses, rend stupide et dangereux, tel un hercule de foire abruti par les applaudissements du public. C’est maintenant avéré : la connaissance ne mène manifestement pas à la sagesse, la Genèse l’avait annoncé et Rabelais – désapprouvant la « science sans conscience » – l’avait confirmé.

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Après avoir longtemps partagé le même toit avec diverses personnes, parfois difficilement, mon ami habite maintenant seul avec son chien et son chat dans la plus parfaite harmonie. Le chat mène sa vie à part, vient le retrouver ou s’en va au gré de son humeur ; inutile de l’appeler, d’essayer de le retenir ou de le chasser. Même si mon ami oublie occasionnellement de remplir son écueil, ou qu’il trouve parfois des poils sur un oreiller, ni l’un ni l’autre n’en tient rigueur à l’autre. Moi, en revanche, je réclame toute son attention, et mon ami m’en sait gré. Si, accaparé par son ordinateur, son livre ou de déprimantes pensées, il me néglige trop longtemps, je lui rappelle à raison qu’il est l’heure de câliner, de jouer ou de partir en promenade. Contrairement au chat discret et pudique, qu’on ne croise généralement que la nuit, je ne cache jamais mon bonheur, mon impatience ou mon désaccord. Ses deux animaux en tout cas le consolent du commerce de nombreuses personnes qui ne cultivent pas la même convivialité.

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On a tort d’opposer rêve et réel – en faveur du second, le seul à être « vrai », croit-on ! – alors qu’ils sont imbriqués l’un dans l’autre au point de ne plus pouvoir les différencier. L’histoire du papillon du sage Tchouang-tseu prouve d’ailleurs qu’ils sont interchangeables. L’histoire a démontré que les rêves, de penseurs, de scientifiques ou de psychopathes, peuvent radicalement transformer le monde, pour le meilleur parfois, ou pour le pire plus souvent. Dans ce dernier cas, ce sont aussi les rêves qui permettent aux victimes de supporter l’insupportable réalité, de survivre à l’oppression, à l’enfermement, à la torture, même sans espoir d’en sortir vivants. Plus communément, le rêve donne à tout un chacun la possibilité d’échapper à l’ennui, à la servitude, à la déchéance de la banale réalité de l’existence quotidienne, dont ne sort pas non plus vivants. Comme dit mon ami, il vaut donc mieux apprendre à voler de ses propres rêves que de se laisser encager par les illusions que nous imposent les autres.

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À la suite d’un problème ophtalmologique, mon ami a pris une semaine à s’habituer à de nouveaux verres au travers desquels il a commencé à voir double. Une expérience troublante à plus d’un titre, m’a-t-il raconté. Le pire a été de se sentir tout ce temps incertain, maladroit, étranger au monde où il évoluait en décalage, comme s’il se trouvait dans une autre dimension. Devenu extraterrestre, il se demandait comment désormais interagir avec les humains, se saisir des objets à portée de main, se rendre aux endroits habituels, qu’il percevait sous différences facettes. Il s’est ainsi rendu compte que la réalité n’était pas une, mais foisonnante, mouvante, relative, comme l’enseigne la physique quantique. Devant une maison, un arbre, une tasse de café, mon ami discernait à l’œil nu – si on peut dire – les ondulations improbables des particules qui les composent. Le plus intéressant se produisait quand il cherchait à déchiffrer un texte puisque chaque mot multiplié se prêtait à de surprenantes interprétations. Sa vue s’est heureusement rétablie, mais le monde lui semble encore différent.

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Alors que son coiffeur lui coupait les cheveux en lui racontant sa vie comme à son accoutumé, mon ami – contraint de se regarder de face dans le miroir sans bouger de peur de se faire entailler une oreille – s’est soudainement trouvé défiguré. Non pas qu’il ait la prétention d’avoir un jour été beau, même dans son jeune temps. Il a cependant toujours pensé que son physique, en particulier son visage, donnait aux autres une image de lui assez fidèle à l’idée qu’il se faisait de son caractère, pas trop déplaisant tout de même. En se rasant chaque matin, il n’avait pas remarqué, les années passant, que ses traits s’étaient progressivement décomposés pour finalement ne plus lui ressembler. Devenu Silène, les apparences étaient désormais contre lui : quel rapport entre ce portrait raviné, empâté, déchevelé, disgracieux, et ses émotions, ses sentiments, ses réflexions, ses convictions qui n’ont pas pris une ride… Du moins, le croit-il, car la conscience peut tout autant trahir qu’un visage !

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Un jour, mon ami s’est réveillé avec le sentiment qu’il avait perdu le fil de sa propre histoire sans qu’il ne s’en soit rendu compte, comme un trop long roman dont on finit par oublier l’intrigue. Rien de tragique, l’existence ne s’est pas arrêtée pour autant ! Il continue jour après jour à vivre les mêmes évènements, à accomplir les mêmes actions, à méditer les mêmes questions, ou d’autres, avec le même bonheur, parfois. Mais ses faits, gestes et pensées ne sont plus reliés les uns aux autres comme naguère, composés, articulés, justifiés par le récit d’une vie qui suivrait son cours, par la logique d’une destinée, aussi modeste soit-elle. Maintenant, chaque journée qui commence ressemble à une nouvelle mosaïque à créer à partir de ces fragments disparates. S’il y trouve une certaine beauté, harmonie ou utilité, elles s’effaceront cependant le lendemain, et même leur souvenir. Sans histoire, reste la poésie, s’encourage mon ami.

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Quelle autre évidence qu’il y a trop d’humains sur terre, dans les villes, à la campagne, dans les bus, sur la route des vacances, dans les bidonvilles, dans les prisons, dans les petits hôtels sympas, dans les centres commerciaux, dans les écoles de quartier, sur les plages de sable fin, aux urgences des hôpitaux, dans les tribunaux, dans les parcs d’attractions, aux concerts, aux terrasses de café, dans les villages de montagne, aux stations de métro, dans les restaurants typiques, sous les ponts et à l’abri des portes cochères, devant les guichets, dans les parkings, dans les universités, lors de tests de recrutement, sur les bateaux d’immigrés désespérés, devant les écrans de télévision, dans les camps de réfugiés, dans les stades de football, dans les aéroports, sur les chemins buissonniers, dans les cabinets des psychologues, des cancérologues, sur les îles désertes, sur les réseaux sociaux, dans les maisons de retraites,… de plus en plus, partout, jusqu’aux crématoriums où l’on doit faire la file pour se faire incinérer. La solitude, comme l’air pur et l’eau fraîche, est devenu un luxe, conclut mon ami. Le paradoxe étant, ajoute-t-il, qu’on ne s’est jamais senti aussi seul sur cette terre.

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Mon ami a assisté récemment à un éblouissant concert de musique de chambre – un quatuor de Chostakovitch – dont il est revenu à la fois fasciné et perplexe. Quand elle est de cette qualité, de cette subtilité, de cette puissance, il a l’impression que la musique caresse, épouse et absorbe son âme pour la fondre à celle du monde. Grâce à elle, hors du temps et de l’espace, son cœur et son esprit libérés de toutes entraves s’envolent vers d’incroyables infinis harmonieux. Mon ami me dit se sentir alors partout et nulle part à la fois, suspendu au murmure d’un violon ou au grondement du violoncelle. C’est au moment où il atteignait le pinacle de cette plénitude extasiée que l’a saisi l’envie quasi irrépressible de faire subir les pires sévices à cet autre spectateur, deux rangs plus loin, qui, rompant le silence absolu et le charme indicible régnant jusque-là dans la salle, s’est mis à toussoter, de plus en plus fort, de plus en plus souvent, puis à chuchoter à sa voisine, qui a consciencieusement fouillé son sac à main à la recherche du bonbon que le tousseur a ensuite entrepris de déballer d’autant plus bruyamment qu’il tentait de le faire discrètement. Deux leçons à tirer pour mon ami de cette soirée : on tombe rudement du haut des sommets, et l’harmonie universelle n’encourage pas à l’indulgence.

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Malgré de nombreuses chimères qui ont fait long feu, mon ami rêve toujours de paysages enchanteurs où s’installer pour toujours, de journées tranquilles dont savourer le lent écoulement sans autre préoccupation, et évidement d’un dernier amour dont les précédents n’auraient été que des ébauches. Il se demande tout de même s’il n’est pas préférable que ces rêves ne se réalisent pas trop vite, et même pas du tout. Non seulement parce que la réalité n’est jamais à la hauteur de ce qu’on espère d’elle et qu’un imprévu, ne serait-ce qu’un mouvement de mauvaise humeur ou n’importe quel autre caillou dans la chaussure, peut contrarier le bonheur auquel tout devrait pourtant concourir. Mais aussi parce qu’il est doux de rêver sans s’inquiéter des effets éventuels voire improbables que ces songes auraient dans les faits. Le rêve, comme la poésie, représente une vie et un monde en soi, auquel la réalité sert seulement de prétexte, pas de finalité.

Nb : « Il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre, ce soit encore la rêver », Marcel Proust, Les plaisirs et les jours

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Les étapes successives de la vie d’un enfant ont chacune leurs bonheurs, leurs exigences, leurs difficultés, également pour les parents qui essaient de les accompagner avec autant de sagesse que d’amour. Ce sont bien des étapes : tous parents aspirent à voir leurs enfants grandir et devenir finalement eux aussi des adultes autonomes, lucides, responsables, avec leur personnalité, leurs opinions et leurs choix. La relation équilibrée d’adulte à adulte doit donc petit à petit prendre le pas sur celle, inégale et instable, d’enfant à parent. Et devenir adulte, c’est notamment accepter les contraintes de l’existence qui valent aussi pour les enfants, qui ne sont pas des rois, mais aussi accepter les faiblesses des parents, qui ne sont pas des héros. D’où la frustration de certains parents de perpétuels adolescents rancuniers, provocants, distants, qui ne parviennent pas à passer le cap, et qui croient devenir adultes en désavouant leurs parents dont ils se croient bien sûr meilleurs.

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De retour d’un savant colloque, de ceux auxquels il participait naguère assidûment, mon ami m’a avoué sa déception concernant les divers collègues qu’il y a retrouvés ou rencontrés. Pressés par l’âge de la retraite, les plus anciens déploient plus que jamais une activité fébrile qui ressemble surtout à de l’agitation, probablement plus pour (se) convaincre de leur importance et de leur vitalité que pour apporter leurs dernières contributions à une discipline à propos de laquelle ils ont déjà tout dit et rabâché depuis longtemps. Quant aux jeunes scientifiques, mon ami s’attriste de ne pas les voir plus critiques à propos de ces anciens qu’ils s’efforcent de satisfaire et d’imiter. Et qu’ils sacrifient leurs belles années à lire d’interminables bibliographies, à collecter une infinité de détails, à échafauder d’improbables théories qui sont autant de châteaux de cartes, dans l’espoir de voir un jour eux aussi leur nom s’afficher dans ces bibliographies et finalement sur la liste des éminents professeurs d’un quelconque département universitaire.

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La semaine dernière, mon ami a reçu des nouvelles d’une ancienne condisciple qu’il n’avait pas revue depuis quarante ans. Il l’a reconnue aussitôt qu’elle est entrée dans le café où ils s’étaient donné rendez-vous, mais quelle surprise quand elle lui a raconté sa vie au cours de la soirée ! Il se souvenait d’une jeune fille originale, intrépide, un peu arrogante, qui n’hésitait pas à contester les professeurs dans les salles de cours (quand elle s’y rendait) et qui était la première à organiser des virées dans les bars aux alentours de l’université. Boute-en-train, tout le monde l’appréciait pour sa spontanéité et sa vivacité ; on la voyait bien devenir artiste, globe-trotteuse, anarchiste.  Elle a mené son existence tout autrement : enseignante au départ, elle est ensuite devenue fonctionnaire et est monté dans la hiérarchie en passant d’un service administratif à l’autre. Elle a épousé son amour de jeunesse, un homme tranquille qui ne voulait pas avoir d’enfants ; elle n’en a donc pas eu. Ils ont acheté la maison où elle louait une chambre durant ses études, lui y a installé son commerce au rez-de-chaussée, et ils n’en ont jamais bougé. Elle a tout de même avoué une brève aventure extraconjugale. Elle semblait heureuse, et mon ami l’a enviée.

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Invité à une soirée mondaine qu’il n’a pas pu cette fois éviter, mon ami s’en est enfui dès que possible après avoir remercié ses hôtes de l’avoir invité, et salué les quelques notables, politiciens et autres célébrités locales, qu’il connaît ou qui le reconnaissent, sans qu’il ne se souvienne toujours pourquoi. Les discours protocolaires, les conversations convenues, la bonne humeur de façade, les sourires crispés, les surprises feintes, les bruyantes embrassades, les rires intempestifs, les toilettes et parfums indiscrets, la camaraderie congratulatoire, la quête éperdue de bons contacts, les manifestations impudiques d’autosatisfaction… pourquoi ce spectacle de la réussite sociale lui semble-t-il maintenant – paradoxalement – aussi pitoyable ? Mon ami ne s’est jamais senti à l’aise lors de ces cérémonies qu’il a d’abord recherchées, puis patiemment supportées, quelques fois organisées au cours de sa carrière, mais il constate aujourd’hui – un peu surpris et gêné – qu’il y est devenu un étranger, comme s’il avait oublié les gestes, les mimiques et mots convenus. Serait-il devenu sage ou asocial ?

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Mon ami s’est scandalisé à entendre des experts à la télévision discuter longuement et savamment de crimes de guerre à propos d’obus que sont en train de s’envoyer mutuellement des pays voisins et dont font les frais des populations civiles. Car les crimes de guerre présupposent que la guerre, en elle-même, n’est pas considérée comme un crime, pourvu que ce soit de simples troufions que l’on bombarde et massacre. Comme si ces hommes avaient demandé à se déguiser en soldats et à se tirer les uns sur les autres au nom d’intérêts politiques, économiques ou géostratégiques qui leur sont complètement étrangers, quelle que soit leur nationalité. Quand bien même ils auraient été entraînés à diverses exactions sous l’emprise de leurs politiciens et sous les ordres de leurs généraux, les soldats ne sont guère plus coupables que les victimes civiles. La guerre est un crime contre l’humanité, point barre ! De toute manière, le concept de crimes de guerre n’encourage à la paix les politiciens ou les généraux à l’abri dans leur bureau, d’autant qu’ils échangeront leur place de juges et de coupables au conflit suivant.

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Mon ami, s’il n’a rien perdu de son amour pour les mots, ne leur accorde plus la même confiance qu’auparavant. Il pensait naguère que le mot juste était l’alpha et l’oméga de la perception, du raisonnement et même de l’action justes. La langue, la pensée et la vie étaient inextricablement associées, s’engendrant, s’expliquant et se motivant l’une l’autre. Peut-être est-ce à force de les tourner dans tous les sens qu’il s’est rendu compte qu’on pouvait finalement faire dire tout et son contraire aux mots, et qu’ils risquaient à tout moment de nous trahir : « amour », « vérité », « beauté », « liberté »… ne sont précisément que des mots qui renvoient à des réalités ou à des notions – aussi fondamentale soient-elles – dépendantes des personnes qui y recourent et des circonstances dans lesquelles elles y recourent. Il faut se méfier des mots qui divisent autant qu’ils unissent ! Le malentendu est toujours possible, la communication toujours précaire ; le dictionnaire ni la grammaire n’y peuvent rien ! Le langage est comme de la terre glaise que chacun modèle à sa façon pour en faire un monde à lui, avec ou malgré les autres.

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En balade ensemble, mon ami constate tous les jours que les animaux restaurent la convivialité naturelle et spontanée que les humains ont perdue en s’enfermant dans leurs appartements et en s’isolant devant leurs écrans. Combien de fois s’arrête-t-il sur le chemin ou dans la rue pour parler avec un autre promeneur de leur chien respectif, d’abord, du monde comme il va et d’eux-mêmes qui n’y comprennent plus rien, ensuite. La conversation peut s’en tenir à quelques banalités, mais aussi se prolonger bien plus longtemps, et se conclure sur la perspective d’une autre rencontre. Comme les promenades de chiens sont généralement rituelles, pas besoin de se fixer rendez-vous ; il suffit de passer un autre jour plus ou moins par le même endroit au même moment. Mon ami a ainsi remarqué que par l’entremise de ces bêtes chéries, on en arrive rapidement à des sujets plus intimes, à des confidences qu’on ne ferait peut-être pas à un proche. Si les chiens portent le titre d’« animaux familiers », c’est aussi parce qu’ils rendent familiers leurs compagnons humains.

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Il suffit à mon ami qu’il entende de temps à autre les informations à la radio pour avoir la confirmation que le navire coule. Non seulement les nouvelles sont de plus en plus mauvaises concernant la planète à cause des catastrophes écologiques, économiques, sociales, alimentaires, militaires que les humains continuent à provoquer jour après jour. Mais en outre les réactions et les commentaires que ces agissements suicidaires suscitent, dans les médias, dans les assemblées politiques, dans les conférences internationales, démontrent – tout aussi manifestement – l’affolant niveau d’aveuglement, d’imbécillité, d’indignité atteint par le genre humain. Nous sommes en train de sombrer autant dans l’abrutissement que dans l’anéantissement : pendant que les soutes s’inondent, les passagers hébétés regardent du sport, des séries et des jeux à la télévision, et l’équipage incompétent se dispute la responsabilité de l’accident.  Heureusement que les musiciens de l’orchestre continuent à jouer malgré tout pour sauver ce qu’il peut rester d’humanité à bord !

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Le besoin obsessionnel, voire vital de liberté qui a tenaillé mon ami toute sa vie peut être assimilé à une forme de réaction instinctive à la claustrophobie. Il a effectivement toujours été angoissé à l’idée d’être enfermé dans des endroits ou dans des situations d’où il ne puisse s’échapper, dans un ascenseur en panne, dans un avion en plein vol, du milieu de la rangée dans une salle de concert bondée, mais aussi lors d’une cérémonie inévitable où il ne se sent pas à sa place, à l’occasion d’un projet auquel il s’est vu contraint de participer, dans un rôle qu’il est forcé par autrui ou par les circonstances à tenir contre son gré. Même une habitude, une relation, un cadre de vie qu’il aurait librement choisis mais où il se sentirait à la longue enserré peuvent avoir le même effet. Alors, il ferait n’importe quoi, même des erreurs et des maladresses qu’il regrettera aussitôt après, pour en sortir au plus vite, comme s’il était physiquement en état de panique. Antidote de tous les enfermements, le rêve est pour lui une fenêtre large ouverte, et la mort la porte de sortie dès qu’il se sentira à l’étroit dans la vie.

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Une expérience extraordinaire est arrivée à mon ami il y a quelques jours. Se préparant à vider la lessiveuse, il a manipulé trop brusquement la poignée du hublot qui s’est fracturée. Devant la machine irrémédiablement bloquée, il s’est maudit pour son impatience et sa maladresse. Car cet incident n’était qu’un nouvel exemple d’actes manqués qu’il accumulait ces derniers temps, qui empoisonnaient sa vie quotidienne et qui le faisaient douter du bien-fondé de son existence sur terre. Toujours avec la même précipitation, il a appelé séance tenante le premier réparateur des environs affiché sur l’écran de son téléphone. La voix qui lui a répondu était si douce et fluette qu’il a failli demander : « Je peux parler à ton papa ? ». Mais c’était bien le réparateur lui-même – d’origine vietnamienne, d’après son nom et l’accent – qui lui a promis de venir deux heures plus tard. Premier miracle : l’homme de métier est arrivé à l’heure ; deuxième miracle : c’était une personne aussi courtoise que ponctuelle ; troisième miracle : il a remplacé la poignée en quinze minutes à un tarif tout à fait raisonnable, et est reparti aussi discrètement en remerciant pour la confiance qu’on lui avait accordée. Cette visite a réconcilié mon ami avec le monde !

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Coincé au milieu des embouteillages, mon ami a tout le loisir de se demander pourquoi, contre toute raison, les gens achètent des voitures de plus en plus grosses alors que les villes sont de plus en plus encombrées, les bouchons de plus en plus fréquents, les rues de plus en plus étroites, les places de stationnement de plus en plus rares, les limitations de vitesse de plus en plus strictes, le prix du carburant de plus en plus élevé, l’impact sur l’environnement de plus en plus grave ? La réponse tient en un mot : vanité ! Et l’enflure des voitures, comme celle des pectoraux, des fortunes, des égos, ne sont que les manifestations les plus caricaturales et ridicules de cette irrépressible prétention à devenir plus gros que le bœuf voisin. Comment expliquer autrement l’aberrante concurrence économique, technologique, stratégique, militaire… que se mènent les petites communautés et les grandes puissances alors que l’humanité aurait tout pour vivre heureuse et en paix si leurs efforts servaient plutôt à collaborer entre elles qu’à rivaliser. Et le monde en crèvera comme la grenouille de la fable !

 

II. DU CÔTÉ DES COTEAUX

Quand des personnes de l’âge de mon ami se rencontrent après ne s’être plus vus depuis longtemps et échangent de leurs nouvelles, elles se mettent inévitablement à énumérer et à comparer leurs faits et gestes, et ainsi à dresser de curieux inventaires à la Prévert : les succès professionnels, les échecs sentimentaux, ou inversement, les prouesses sportives, les mérites des (petits-)enfants, les voyages exotiques, les engagements altruistes, les maladies endurées, les déménagements successifs, les passions artistiques, les anecdotes inoubliables, les passetemps originaux, les lectures bouleversantes,… Le but est moins de se faire valoir aux yeux des autres que de se convaincre soi-même que l’on a bien profité de la vie depuis la dernière rencontre. Mon ami, qui ressent autant que les autres le besoin de justifier son emploi du temps, revient cependant déprimé par ces conversations. La vie est bien peu de chose, ainsi réduite à une simple liste. Tout ce qu’il a pu apprendre, concevoir, éprouver, entreprendre, apprécier, espérer, défendre… : que des souvenirs, que des rêveries, que des mots ! Et qu’est-ce qui va prendre la place de ces illusions, maintenant ?

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Mon ami n’a jamais eu de graves problèmes de santé ; son corps a toujours été un partenaire loyal qui ne lui a jamais donné que des satisfactions. Sans avoir jamais fait de lui un champion, ce serviteur discret s’est toujours plié à ses quatre volontés et lui a laissé l’esprit tranquille pour se livrer à toutes ces élucubrations qu’il affectionne. C’est seulement depuis peu de temps que mon ami se rend compte qu’il habite un corps – en locataire seulement – composé de diverses dépendances qui ont leurs propres exigences et défaillances. Les articulations, les organes, les neurones, dont il connaissait à peine le fonctionnement, se rappellent maintenant à son bon souvenir, et commencent à réclamer ménagements et indulgence. Même si l’inquiètent ces manifestations qui annoncent tout de même le déclin, il y trouve par ailleurs l’occasion d’enfin faire la connaissance de ce compagnon dont il partage la vie depuis si longtemps et dont il doit maintenant à son tour prendre soin. Un corps qui vieillit, peine, endure n’a certainement pas moins à enseigner à l’âme que lorsqu’il fonctionne sans qu’elle ne s’en rende compte.

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À part moi, mon ami a peu d’amis qu’il fréquenterait assidûment. Il n’y aspire pas. Quand on se rencontre trop souvent, ne finit-on pas par se lasser ou tomber à court de sujet de conversation, à moins de détailler la vie quotidienne, les problèmes de santé ou l’actualité sportive ? Trop de familiarité autorise aussi les indiscrétions, les jugements, les rivalités, même si c’est à doses homéopathiques. Mais les amis intimes ont surtout l’inconvénient d’être prévisibles ; ils ont une image définitivement établie l’un de l’autre, sans mystère, sans surprise, à laquelle ils se condamnent mutuellement à se conformer. La rengaine « Ah ! C’est bien toi, ça ! » est aussi rassurante que décourageante. Les soirées sont alors consacrées à endosser les mêmes rôles, à rappeler les mêmes souvenirs, à répéter les mêmes blagues, ou à projeter de prochaines rencontres aussi convenues que celle qui est en train d’avoir lieu. Aussi mon ami préfère-t-il faire la connaissance d’inconnus, avec qui ils parleront librement, sans pudeur, sans préjugés, sans scrupules, puisque la conversation sera sans doute sans lendemain.  C’est ainsi qu’il a rencontré ses meilleurs amis.

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Il ne faut pas s’appeler Proust pour faire l’expérience de ces saveurs, de ces sonorités, de ces situations qui nous rappellent soudainement des moments privilégiés du passé et qui nous y replongent aussitôt corps et âme, comme à la suite d’un court-circuitage du temps et de neurones. Mon ami a récemment connu un tel instant de grâce quand, se promenant au hasard dans la ville, il a longé sans le savoir les hauts murs d’une école primaire au moment où la sonnerie a retenti et où tous les enfants sont sortis dans la cour de récréation en criant et riant. Il s’est immédiatement arrêté, pétrifié devant les dizaines d’années qui le séparent de l’époque où il attendait impatiemment ses enfants devant l’école, ou de l’époque où lui-même se précipitait joyeusement dans le préau en hurlant avec ses petits condisciples. Pour diverses raisons, le bruissement d’un envol de pigeons vers le ciel bleu, le premier appel du muezzin au petit matin, la montée d’un sentier à la sortie d’un village familier à la campagne, les premières mesures de la Moldau de Smetana, par exemple, ont le même effet de lui faire venir infailliblement les larmes aux yeux.

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Mon ami prend tous les jours davantage conscience de la fragilité et de la précarité du monde, des objets, des êtres et des relations qu’il entretient avec eux. Il remarque par exemple cette nouvelle fissure sur le mur de la cave, ou les difficultés récurrentes à démarrer sa vieille voiture, ou l’olivier du jardin qui commence à dépérir, ou cette douleur au dos chaque matin quand il se lève, ou sa mémoire qui le trahit de plus en plus souvent, ou cette vague indifférence dans le regard de son amie, ou cet ami qui ne lui a plus donné de nouvelles depuis longtemps…  Il y a quelques années, il aurait tout fait pour y remédier, pour combattre les dommages du temps qui corrompt tout si on le laisse faire. Ce n’est pas qu’il se soit résigné, mais il a aujourd’hui l’impression que ces usures, ces défauts, ces incidents – tout en annonçant inévitablement le début de la fin – font intégralement partie de la vie, lui donne sa patine, sa valeur, et sa seule réalité. D’un certain côté, il en aime davantage des objets, les êtres, les sentiments pour leur fragilité que pour leur vaine perfection.

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Mon ami profite de toutes les occasions, ou les provoque, pour s’attabler et s’attarder aux terrasses de café, de préférence là où il est connu et a ses habitudes. Quel plaisir de voir poser devant soi par un serveur attentionné un café-croissant ou une bière-cacahouètes, selon l’heure, sans avoir dû passer commande. S’il est accompagné, la terrasse lui convient autant pour le joyeux coq-à-l’âne avec son interlocuteur, que pour une conversation intime si ce dernier à des malheurs à lui confier. Seul, s’il n’a pas de journal ou de livre sous la main, il rêvasse devant le spectacle du va et vient des passants, parmi lesquels il finit toujours par reconnaître un visage familier ; il saluera et se demandera ensuite longuement de qui il pouvait bien s’agir, en fait ? S’il a de la chance, il pourra écouter d’une oreille indiscrète les discussions philosophiques menées à la table voisine. Il adore entendre l’avis des quidams – pas moins avisés que de nombreux spécialistes – sur l’existence de Dieu, sur la fin du monde ou sur le score du dernier match de foot de l’équipe locale.

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Mon ami se demande pourquoi la plupart de ses contemporains se sentent obligés de faire une telle publicité de leur bonne humeur, de leur resplendissante santé, de leur réussite sociale, de leur bonheur familial, de leurs innombrables amis, de leurs passionnantes occupations, de leurs vacances ensoleillées, etc. sous peine de passer pour des paumés, des dépressifs, des reclus. C’est entendu qu’il vaut mieux faire envie que pitié, mais plus on insiste, moins cette félicité étalée semble crédible. Car on répète par ailleurs que tout va mal, au contraire : la chute du pouvoir d’achat, la précarité du marché de l’emploi, le déclin de la démocratie, la destruction de l’environnement, le risque de nouvelles guerres…. et la multiplication des dépressions et des surmenages. Est-ce une forme de diversion, de fuite en avant ou d’autosuggestion d’ainsi exhiber publiquement cette prétendue joie de vivre ? Devant cette débauche d’euphorie collective, mon ami recherche plutôt la compagnie des solitaires, la conversation des taiseux, la rencontre d’inconnus, ce qui – par principe – n’est sans poser problème !

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Mon ami est revenu bouleversé d’une mission dans la ville sainte. La beauté et l’ardeur des lieux sont saisissantes quand on s’y trouve, mais impossible de ne pas ressentir aussi fortement, derrière la convivialité des badauds, des échoppiers, des guides, la pesante tension qui règne depuis toujours entre ses épaisses murailles. Les soldats aux aguets aux coins des étroites ruelles, sur les places antiques, au pied des monuments saints, ne sont que les successeurs d’une interminable série d’autres armées, hordes, phalanges qui ont envahi, martyrisé, massacré, détruit, reconstruit, repeuplé, re-massacré, re-détruit, re-reconstruit, re-repeuplé… la ville, sans répit depuis sa fondation, sous tous les prétextes religieux ou politiques. La ville-martyre est heureusement aussi une ville-phénix, qui renaît du sang et de la poussière où elle s’est trouvée anéantie – d’où probablement son caractère sacré ! – jusqu’aux prochains conflits et carnages. La tragique, cynique et lancinante histoire de l’humanité semble s’être enkystée dans cette ville emblématique, les vainqueurs et les vaincus, les ennemis et les alliés, les bourreaux et les victimes échangeant sans cesse leur rôle. On en revient avec l’impression que cette histoire n’est qu’un jeu dément mené par des gens qui le sont tout autant.

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Selon les météorologues, il n’aurait jamais fait aussi chaud en nos latitudes à pareille époque. À cause du dérèglement climatique que plus personne ne peut maintenant contester, les températures ont atteint des records depuis quelques jours. Alors que tout le monde s’en plaint, s’éponge et se ventile, se terre chez soi, volets fermés, ou rôde à l’ombre à la recherche du moindre courant d’air, mon ami se sent au contraire comme un poisson dans l’eau. Après une journée ou deux à s’adapter à la fournaise, il se sent ensuite comme porté, voire transporté par la chaleur. Cette singulière légèreté – presque comme s’il était en lévitation – ne le soulage pas seulement du poids de son corps, mais également de l’encombrement de son esprit. La canicule oblige à se ménager, à se délester, à économiser ses gestes comme ses réflexions, et de s’en tenir à l’essentiel que l’on doit discerner et circonscrire. C’est lors de ses longs séjours méditerranéens, africains, asiatiques qu’il a appris à apprivoiser et à apprécier la chaleur, au profit d’une certaine forme de sérénité qui le gagne chaque fois que le thermomètre grimpe.

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N’y a-t-il pas plus grand bonheur pour un musicien que son enfant le devienne à sa suite, pour un jour le surpasser, idem pour un artisan, pour un agriculteur, pour un médecin, qui aiment leurs enfants et leur vocation ? Et même sans suivre la même carrière, quelle satisfaction de trouver chez ses enfants, aussi différents soient-ils, les valeurs essentielles qu’on a cultivées, ou plutôt recherchées sa vie durant parce qu’on estime qu’elles ennoblissent l’homme et l’existence ! Mon ami compte parmi ces valeurs, qu’il a lui-même héritées de ses parents, l’aspiration à la liberté et à l’indépendance, l’intérêt pour autrui et pour ailleurs, le souci de comprendre et de chercher, l’esprit critique et créatif, le goût d’entreprendre et de collaborer, le sens de la responsabilité et de la loyauté, … Il admet volontiers qu’il n’a pas toujours été à la hauteur de ces exigences, que les moments de paresse, de lâcheté, d’aveuglement, de faiblesse, n’ont pas manqué, et, avec le recul de l’âge, qu’il y a plus des propos, d’actions et de décisions qu’il regrette que d’autres dont il pourrait être fier. Mais ces valeurs l’inspirent toujours, et il serait rassuré de voir qu’elles lui survivront.

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Mon ami a trouvé un jour dans sa boîte aux lettres un avis de la firme électrique lui annonçant que son compteur est défectueux et qu’il est urgent de le réparer. Absent au moment de la visite des techniciens, il devait téléphoner sans délai au numéro indiqué. Quand il a enfin pu parler à un interlocuteur, après trois quart d’heure d’attente en compagnie de Vivaldi, il a appris que le problème soi-disant urgent avait été détecté depuis une année déjà (!). Mais comme pour tous les cas classés « urgents », le système informatique ne permet pas de prévoir la prochaine visite – imminente, bien sûr ! – des réparateurs (dans une autre année ?), au risque qu’ils trouvent de nouveau la porte de bois. « C’est ainsi, rien à faire ! Vous aurez peut-être plus de chance la prochaine fois ? », a conclu le standardiste rogue avant de raccrocher. Cette expérience, comme tant d’autres du même genre, laisse mon ami songeur quant à ces logiciels qui conditionnent la vie quotidienne. Depuis lors, il a tout de même pris l’habitude de donner un nouveau coup de téléphone chaque mois à cette firme pour le seul plaisir de réentendre leurs sornettes, et les Quatre Saisons par la même occasion.

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Mon ami m’emmène souvent me promener dans le parc le long des remparts de la citadelle surplombant la ville. Le lieu est connu pour avoir abrité la kommandantur où les soldats nazis emprisonnaient, torturaient et fusillaient leurs victimes, militaires ou résistants. On vient encore fleurir leurs tombes alignées par centaines dans le cimetière au pied des murs où sont visibles les impacts laissés par balles lors des exécutions. Les lieux évoquent toujours la souffrance, la guerre, la barbarie à ceux qui se souviennent de ces terribles années. Étonnamment, c’est derrière les mêmes murs qu’a été édifié quelques dizaines d’années plus tard le plus grand hôpital de la ville. Là où on martyrisait et on assassinait, maintenant on soigne et on donne naissance ! Il y a certainement de nombreuses raisons pratiques pour justifier le choix de ce site, mais mon ami se demande si ce n’est pas aussi pour exorciser ce sombre passé qu’y a été installée une institution vouée à la vie, comme pour démontrer qu’elle a toujours l’avantage – même provisoire – sur la mort ?

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Mon ami s’inquiète que le temps qu’il fait quand il se lève le matin a de plus en plus d’effets non seulement sur son humeur, donc sur ses sujets de réflexion et de méditation, mais aussi sur son envie, donc sa volonté de prendre des initiatives, de rencontrer des gens, de se plonger dans un livre, de se mettre à écrire, ou simplement de se débarrasser de corvées quotidiennes. Si ces changements extérieurs, le soleil ou la pluie, conditionnent davantage sa vie contre son gré, voire à son insu, c’est qu’il en a de facto de moins en moins le contrôle, en conclut-il. L’expérience ne rend donc pas plus courageux pour surmonter ses caprices, notamment ses déprimes, ni plus philosophe pour comprendre et relativiser les circonstances qui les suscitent, et pour cultiver l’équanimité. Mais peut-être devient-on en échange plus poète, c’est-à-dire plus sensible à l’harmonie du monde dont on fait partie intégrante. Et humble : il faut accepter que nous échappe cette alchimie complexe et subtile qui opère secrètement dans notre esprit comme les aléas incontrôlables de la météo sur la nature.

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« T’es-tu bien amusé ? », demandait d’abord le père de mon ami quand, enfant, il revenait de l’école, d’un week-end chez ses cousins ou de vacances en colonie. Bien s’amuser, se donner du bon temps, trouver de l’agrément à toutes expériences ou dans toutes situations, n’est-ce pas ce qu’il y a de mieux à faire de sa vie, de la naissance qui n’est visiblement pas une partie de plaisir, jusqu’à la mort qu’on n’envisage rarement de gaîté de cœur ? Mais s’amuser demande de la légèreté, de l’imagination, de la sincérité, une forme d’ingénuité et de modestie que la plupart des adultes raisonnables ont perdues. Si l’humanité entière limitait pourtant son ambition à s’amuser et amuser les autres, le monde s’en porterait mieux. Il a bien sûr mille manières de s’amuser, y compris les plus avilissantes, perverses, destructrices, surtout chez les adultes. Mais mon ami et son père ne les imaginaient même pas, et le premier des deux, à l’heure du dernier souffle, aimerait pouvoir répondre au second, au moment d’aller le rejoindre : « Oui, Papa, je me suis bien amusé ! ».

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C’est devenu une véritable angoisse chez mon ami, depuis qu’il a l’impression ne plus avoir toute la vie devant lui, de ne pas employer intensément ou au moins utilement le temps qui reste à sa disposition, ne serait-ce qu’une heure à attendre un rendez-vous, ou une soirée devant un mauvais programme à la télé, ou une journée consacrée à des corvées ou, pire, gaspillée par l’ennui. Une mauvaise conscience le tenaille alors : comment peut-il manquer à ce point de détermination ou d’imagination pour ne pas mieux profiter de l’existence ? Et ce sentiment de culpabilité de lui pourrir encore davantage la vie, à regretter tout ce qu’il aurait pu entreprendre ou apprécier durant ces heures perdues. Comme si le Bon Dieu allait débarquer à tout moment pour lui demander des explications : « Je t’ai fait cadeau d’une nouvelle journée, et c’est tout ce que tu en as fait !?! Tu n’as pas honte ? Tu crois que ça va continuer ainsi longtemps ? ». Ou bien comme s’il pouvait arrêter le temps ou au moins le ralentir en marquant chaque journée écoulée d’une pierre blanche, d’une belle expérience, d’une action accomplie, d’un événement inattendu. Il suffit même de peu de chose : écrire quelques lignes, par exemple !

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Avec le recul, mon ami s’étonne que son sens critique exacerbé, son incorrigible caractère frondeur et son irrépressible tempérament d’empêcheur de tourner en rond ne l’aient pas davantage pénalisé dans sa vie sociale et surtout professionnelle. Toutes les théories et tous les systèmes, surtout ceux qui semblent bien huilés, sont suspects à ses yeux, et il se méfie de toutes les modes et tous les consensus qui, selon lui, cachent généralement des conformismes, des compromissions et des manipulations discutables. S’il ne peut s’empêcher de débattre de tout, c’est d’abord pour démontrer que rien n’est aussi simple et facile qu’on le croit ou essaie de le faire croire. S’il est rétif à toute forme d’autorité, surtout si elle est exercée au nom d’une institution, d’un règlement ou d’une idéologie, c’est qu’il ne veut à aucun prix perdre sa liberté de penser et d’agir, quitte à se faire des ennemis et se créer des ennuis, ce qui a quelques fois été le cas. Il tremble parfois à l’idée que dans certains pays, les gens se retrouvent actuellement au chômage ou en prison pour moins que ça.

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« Tu as tout pour être heureux ! » Combien de fois mon ami s’est-il rappelé ce poncif, ou se l’est entendu répété par un tiers quand il s’est senti déprimé ou se posait des questions en espérant une autre réaction de son interlocuteur. Cette constatation est aussi contraignante, voire (auto-) destructrice, que stimulante. En invoquant « tout », on (s’)oblige à dresser l’inventaire – la santé, les enfants, la maison, le travail, l’argent, les amis, des projets pour le week-end ou pour les prochaines vacances – des raisons qui rendent généralement les gens heureux, ou malheureux a contrario. À supposer que chacune des cases puisse être cochée, rien ne garantit que le bilan soit positif. Le serait-il, c’est alors retourner le couteau dans la plaie que souligner le paradoxe qu’on n’en est pas moins malheureux. Et en plus d’être malheureux, on passe pour un ingrat à l’égard de la vie qui nous gâte, ou bien un idiot de ne pas savoir en profiter. « Tu as tout pour être heureux ! » est une terrible injonction à être heureux, typique de notre époque où les états d’âme ne sont pas admis, où nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes si nous ne profitons pas de la félicité universelle.

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Comme l’amour, mais de manière diamétralement opposée, ce qui fait perdre ses moyens à mon ami, et plus précisément la tête, c’est l’arrogance. Pour le mettre en rage, rien de telle qu’une insulte, un haussement d’épaule, un regard haineux de la part d’un sous-chef mesquin, d’un flic méprisant, d’un petit caïd insolent, ou d’un de ces abrutis qui s’excitent de plus en plus souvent en public pour faire valoir leur bon droit, mais surtout leur petite personne…  Serein par nature, pacifiste par conviction, mon ami s’est toujours senti démuni, sans voix ni recours devant cette arrogance brute, imbécile, absolue, qui décourage toute tentative de conciliation. Impuissant, il doit alors se taire et tourner les talons, mais il peut comprendre la violence irrépressible – même physique – que cette arrogance haineuse peut susciter en retour, peut-être même davantage quand c’est de la part d’un proche, d’un ami déloyal, d’un parent indigne ou d’un enfant odieux, d’une maîtresse abjecte ou d’un amant méprisant. Car les gens que vous aimez connaissent vos faiblesses !

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Dans ce monde de bruits et de cris, de confusion et de conflits, de harassements et de harcèlements, il semble à mon ami que la quiétude, le silence, la solitude sont devenus synonymes de désolation pour ses contemporains, la preuve que l’on ne sait pas profiter de la vie. L’agitation et l’excitation sont tellement devenues addictives qu’il faut sans cesse augmenter la dose pour supporter encore plus de pressions et de tensions, à l’instar d’un alcoolique qui boit chaque jour davantage pour oublier qu’il est alcoolique. Le salut serait-il de s’engager dans des programmes de méditation, de gestion du stress et de développement personnel comme le font tant de monde pour trouver en eux la paix impossible dans le monde ? Mais c’est alors pour s’exposer à de nouvelles allégeances, exigences et angoisses puisque ces disciplines prônent que chacun est finalement responsable de son malaise et doit mériter la tranquillité d’esprit à laquelle il aspire. Le paradoxe est verrouillé, le cercle vicieux bouclé. Prise entre les feux croisés des fracas du monde et des tourments intérieurs, la colombe déplumée n’a plus qu’à rentrer au pigeonnier jusqu’au le prochain déluge… qui ne peut tarder vu les inquiétants pronostics des météorologues !

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Quand le moment présent ne semble justifiable d’aucun tenant ou aboutissant, qu’il imagine que son existence pourrait être mieux ceci ou plus cela (belle, utile, heureuse, paisible, amoureuse, …), mon ami se répète comme un slogan que « c’est SA vie » et que sa vie, « c’est LA vie », ou vice versa, c’est-à-dire qu’il n’y en a pas d’autres pour lui, ni plus ni moins. Comme pour chaque individu sur terre, il ne serait rien sans elle, mais elle ne serait rien sans lui non plus. En toute modestie, n’est-ce pas lui qui crée la beauté du ciel en le regardant, le tracé du chemin en le parcourant, la saveur du fruit en le mangeant, l’utilité de son travail en se donnant de la peine, l’intérêt des livres en les lisant, le confort de sa maison en l’aménageant et s’y sentant bien, la douceur de son chat en le câlinant, le bonheur de son chien en le promenant, la fidélité de son ami en prenant de ses nouvelles, le réconfort du sommeil en s’y plongeant, la réalité d’un projet en le concevant, etc. ? Mais alors c’est également lui qui crée les difficultés d’un problème, la tristesse d’une situation, la laideur d’un geste ou d’un objet, l’hostilité d’une personne, les risques pour l’avenir… en leur accordant trop d’importance ? Aussi arrive-t-il souvent que ces réflexions roboratives aggravent sa mélancolie plutôt qu’elles ne le rassurent.

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Il paraît que je n’en fais jamais qu’à ma tête, même si j’ai l’air attentif et docile, toujours prêt à faire plaisir. C’est connu, les chiens intelligents font tout ce que leur maître veut ; les chiens surdoués – comme moi, incontestablement – font faire à leur maître tout ce qu’ils veulent. Est-ce un mal si je ne peux rester sans rien faire, que je cours tout le temps et partout seulement pour me dépenser, sans raison apparente ? C’est vrai que j’aime la compagnie, quand on s’occupe de moi, qu’on me câline, qu’on me taquine, sans quoi je se me sens exclu. J’ai alors appris à adresser à mon ami de pitoyables regards de chien abandonné propres à lui briser le cœur. Pourvu que ce soit loin des voitures et du tintamarre des villes, j’adore l’amener en balade, de préférence sans laisse. Malgré les efforts de mon ami pour m’apprendre à marcher sagement aux pieds, je suis bien obligé de le tirer vers la destination que, moi, j’ai décidé de prendre. Libre dans les prés et les bois, je m’en donne alors à cœur joie, tourne et saute autour de mon ami, m’amuse à me cacher pour revenir dare-dare lui rapporter un bâton en le harcelant pour qu’il veuille bien jouer avec moi. Même s’il s’en plaint souvent, mon ami a finalement un chien qui lui ressemble beaucoup.

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Comme tout le monde, mon ami a consulté quelques psychologues au cours de sa vie, pour divers motifs, seulement circonstanciels ou carrément existentiels. Certains d’entre eux lui ont été utiles, d’autres moins ; quelques-uns l’ont même exaspéré, comme ce conseiller conjugal ventripotent et prétentieux chez qui l’avait entraîné une compagne insatisfaite. En revanche, le psychanalyste qu’il rencontre de loin en loin depuis un an est probablement le plus pittoresque et sympathique de tous. Retraité de longue date, il ne reçoit plus que rarement, probablement quelques anciens patients pour terminer une analyse ou assurer un suivi. Il a malgré tout accepté de rencontrer de temps à autre mon ami qui n’en demandait pas plus. Chaque fois qu’ils se voient, après quelques questions d’usage, leurs conversations prennent rapidement une tournure philosophique (le vieux praticien ressemble d’ailleurs davantage à Aristote qu’à Freud), plus intéressante pour l’un comme pour l’autre que l’exploration de la déprime finalement assez banale de mon ami. Comme l’heure est toujours trop courte, ils se reverront dans un mois…  si l’octogénaire n’oublie pas de nouveau le rendez-vous.

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À une certaine époque, il était impensable de croiser quelqu’un dans la rue, serait-ce un inconnu, sans le saluer. Mon ami regrette amèrement que l’usage se soit perdu. Un souvenir : adolescent, en route vers un quelconque sommet, il avait reçu une belle leçon d’un vieil alpiniste lui reprochant de l’avoir croisé sans s’être arrêté pour échanger au moins quelques mots avec lui, lui demander d’où il venait, où il allait, quel temps on annonçait… Le vétéran lui avait appris qu’en montagne, on se salue aussi pour son salut au cas où, victime d’un accident, on serait recherché par les secours à l’aide des témoignages des autres randonneurs. Maintenant, on se fiche des autres promeneurs, et si ce n’est pas de la mauvaise éducation, c’est à cause de ces écouteurs qu’ils sont de plus en plus nombreux à se mettre sur ou même dans les oreilles pour ne plus rien entendre du monde, y compris les salutations d’un passant, le chant des oiseaux,  ou le vrombissement de la voiture qui s’apprête à les renverser. Emmurés entre leurs écrans (numériques) et les enceintes (acoustiques), les contemporains ne risquent pas de s’égarer comme en montagne, mais de sombrer dans l’anonymat, dont les abîmes ne sont pas moins profonds !

 

III. D’UNE COLLINE L’AUTRE

 Mon ami constate qu’il n’y a pas aux alentours un seul quartier qui ne soit en chantier, encombré par la destruction d’un ancien pâté de maisons, l’édification d’un nouvel immeuble, l’installation de rails pour un tram, le remplacement des égouts, ou des câblages électriques, ou des conduites de gaz, le renouvellement du revêtement de la chaussée, la construction d’un rond-point supplémentaire, le renforcement d’un pont… Sur tous les axes, à tous les coins de rues, sur toutes les places, des décombres, des barrières, des chicanes, des déviations, des impasses… et d’interminables embouteillages. Le pire est que ces travaux se multiplient, se généralisent, s’enchaînent, s’éternisent : quand un chantier se termine ici, un autre commence ailleurs, pour réparer, améliorer, remplacer, moderniser, réparer de nouveau, et ainsi de suite. Mon ami se dit que c’est le monde, pas seulement la ville, qui est définitivement entré dans une ère de chaos de toutes sortes, économiques, sociaux, politiques, écologiques… au milieu desquels ses contemporains vont devoir s’habituer à vivre comme au milieu de ces routes et ces bâtiments à moitié construits et à moitié détruits.

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Le bonheur, le malheur, comme l’amour, sont bien des états d’âme, pas des états de fait, c’est un fait ! À proprement parler, on ne devrait pas dire que l’on « est » (mal)heureux, mais que l’on « se sent » (mal)heureux, que les circonstances le justifient ou non. Ces sentiments n’ont pas besoin de preuve ni de raison ; chacun les construit comme il les éprouve, et vice versa. Ce sont donc des images de la réalité, abstraites, subjectives, relatives, mais qui se concrétisent tout de même par le plaisir et la souffrance incontestables qu’elles provoquent. En échange, s’ils sont sincères, ces sentiments finissent par façonner la réalité à leur image par une sorte de projection mentale. Selon Emile Coué (et mon ami lui donnerait bien raison), il suffit d’y croire avec conviction pour être bien portant, perspicace, entreprenant… et finalement performant. Au contraire d’essayer d’éradiquer ces vraies illusions au nom d’une illusoire vérité, ne vaudrait-il pas mieux les cultiver en s’adonnant à la fiction positive et à l’autosuggestion? Notamment en se convainquant qu’on est heureux… malgré tout. Le seul problème est que, lorsqu’on vieillit, ce que l’on gagne en lucidité, on le perd en illusions, à commencer par celle que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Tout le paradoxe est là !

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Mon ami se moque de mes comportements qu’ils estiment bizarres, mais c’est seulement parce qu’il est trop sérieux, même pour jouer. Par exemple, en promenade, si je ne lui rends pas tout de suite le bâton qu’il m’oblige à lui rapporter, c’est pour le seul plaisir de le taquiner : l’aura, l’aura pas, l’aura… J’aime bien aussi déchiqueter le bout de bois avant de le lui laisser, tout mâchouillé et baveux, pour le voir faire sa mine de dégoût. Un fois qu’il l’a finalement en main, je m’amuse à m’enfuir aussitôt à toute allure me tapir dans les broussailles, derrière une motte de terre ou sous un arbre, de sorte qu’il ne sait plus dans quelle direction lancer le bout de bois. Il a beau m’appeler, je ne me montre pas ; j’attends en cachette le retour de bâton. Or, comme mon ami n’est pas trop futé, il envoie l’objet tellement loin d’où que je me cache, qu’il est obligé d’aller ensuite le rechercher lui-même, sans toujours le retrouver ! Il me fait parfois tellement pitié qu’il m’arrive de laisser pointer mes oreilles ou battre ma queue au-dessus des hautes herbes pour qu’il puisse me repérer, ou bien de faire semblant de fouiller avec les taillis avec lui. Décidément, les humains ne savent pas s’amuser comme les chiens !

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Même les événements les plus heureux ont un petit goût d’amertume pour mon ami. Par exemple, il vient de réunir comme à la fin de chaque année les membres de son équipe et leur famille. Il est ravi comme chaque fois d’être entouré du groupe qu’il a formé, côtoyé, orchestré si longtemps, et de pouvoir les remercier du travail accompli, de leur souhaiter de bonnes vacances et de leur fixer rendez-vous la rentrée prochaine pour de nouvelles aventures. Il revoit avec plaisir année après année les enfants, qui grandissent, les maris et les épouses, qui changent parfois ; il se sent concerné par les bonnes et mauvaises nouvelles que plusieurs lui racontent de leur vie privée… il a ainsi le sentiment que cette équipe est aussi une famille. En même temps qu’il se rend compte de sa chance d’avoir pu susciter cette bonne ambiance autour de lui, il sent un petit pincement dans le creux de l’estomac et entend une petite voix dans le creux de l’oreille lui rappeler qu’il fait bien d’en profiter encore aujourd’hui car la retraite arrive et le privera bientôt de ces satisfactions, ne lui laissant que de bons souvenirs à ressasser. Ce sera déjà ça !

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Comme tous les enfants, mon ami a toujours eu de la peine à répondre à l’assommante question qu’on ne cessait de lui poser dès son plus jeune âge concernant « ce qu’il voudrait être quand il serait grand ». Cosmonaute, pompier, docteur… ? Arrivé au terme de sa carrière professionnelle, mon ami ne sait toujours pas répondre à cette question de savoir ce qu’il va devenir plus tard ? Comme si tout ce qu’il avait appris, découvert, accompli entretemps n’avait été que préparatifs, exercices, simulations de ce qu’il ferait enfin sérieusement et définitivement une fois qu’il aura fait son choix. Est-ce à un irrémédiable manque de maturité qu’il doit ce sentiment qu’il n’a pas encore pris de décision, que sa vie réelle n’a pas encore commencé et qu’il ne faut pas prendre au sérieux ce qu’il a fait jusqu’à présent… en attendant, mais quoi ? Il est vrai qu’il a souvent l’impression de faire semblant – d’être un adulte responsable, ou un professionnel expert, ou un citoyen convaincu, etc. – et qu’il craint qu’un jour ses amis, ses collègues, les autorités finiront par démasquer la supercherie. Mon ami est un imposteur ; je suis actuellement le seul à le savoir, mais je ne dirai rien !

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Rien n’exaspère et ne désespère plus mon ami que de ne pas recevoir de réponse d’une personne qui lui a promis de le recontacter bientôt. On dirait d’ailleurs que ce genre d’engagement n’a maintenant plus guère de valeur : un plombier, un médecin, un collègue, un employé, un ami… peuvent rester longtemps sans donner les nouvelles qu’ils avaient annoncées sous peu, et s’offusquer si on leur fait l’affront de le leur rappeler. Quelle idée de les avoir pris au mot et d’avoir vraiment attendu leur appel téléphonique ou leur courrier ! C’est en tout cas devenu la règle chez les hommes de métier que de faire fi de la parole donnée : on a de la chance qu’un électricien sollicité plusieurs fois daigne finalement venir et proposer un devis, mais le délai qu’il fixera – la main sur le cœur – n’a aucune importance à ses yeux ; il ne donnera signe de vie que bien plus tard, ou jamais si des travaux plus intéressants se présentent. Surtout ne pas essayer de reprendre contact avec lui : il vous accuserait de le harceler et vous condamnerait à un retard supplémentaire. Mais c’est bien pire avec un enfant qui ne donne plus de nouvelles, pour reprocher ensuite au père ingrat de l’avoir négligé !

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Même s’il ne parvient pas toujours à l’atteindre, mon ami sait qu’il y a un endroit particulier dans la jungle de son âme compliquée où il peut trouver à tout moment la paix. Pas au sommet d’une colline d’où il pourrait voir de haut sa vie extérieure et intérieure, et conclure à la futilité de toutes ses agitations et cogitations. Ni au pied d’un vieil arbre noueux auquel il pourrait s’adosser en toute sérénité et dont le mouvement des branches au vent le bercerait. Ni non plus au creux d’un vallon, le long d’un ruisseau qui le rafraîchirait et le réconforterait de son murmure à l’unisson du chant des oiseaux. Non, rien de tout cela ! C’est en suivant méthodiquement les différentes étapes d’une démonstration logique, comme en gravissant les escaliers d’une construction intemporelle, qu’il accède finalement à un point d’équilibre, à un moment suspendu, à un espace d’apesanteur. Au centre de toutes les pensées foisonnantes, de tous les organes palpitants, de toutes les substances virevoltantes, toutes les orbites tournoyantes, il y ressent, comme dans l’œil d’un cyclone, le vide et le silence d’où tout vient, où tout retournera, sans que rien ou vraiment pas grand-chose n’ait eu lieu entre-temps. C’est alors que mon ami s’endort enfin, comprenant qu’il n’y a rien à regretter ou espérer, que la réalité n’est qu’une vision de l’esprit.

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Mon ami constate que les amours deviennent plus compliquées avec l’âge. Quand deux jeunes gens ou adultes se rencontrent, ils comprennent vite, et se font savoir réciproquement aussi vite, l’intérêt et le désir qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. C’est ensuite spontanément, sans devoir s’interroger ni s’organiser longuement, qu’ils passent avec plaisir le plus de temps ensemble, qu’ils commencent à faire des projets pour le lendemain, pour les jours, les semaines, les années qui suivent si affinités, et qu’ils réinventent la vie à leur mesure. Alors que leur temps leur est au contraire compté, mon ami a l’impression que les personnes plus âgées font la fine bouche devant le bonheur qui, par chance, se présente à elles, pesant le pour et le contre d’une relation sentimentale. Ne faut-il pas se protéger du risque de souffrir encore ? Que faudra-t-il changer dans ses habitudes d’existence solitaire ? Que faudra-t-il sacrifier du programme établi d’activités et de loisirs ? Les enfants, les petits-enfants, les amis, le chien, le chat, ne vont-ils pas en pâtir ? Le temps de se poser toutes ces questions, voici le charme rompu et manquée l’occasion de pouvoir encore bouleverser sa vie ! Mais on se tiendra compagnie une soirée, un dimanche après-midi, de temps à autre. C’est curieux, se dit mon ami, comme l’âge, qui devrait libérer et stimuler, entrave et décourage ?

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Mon ami se souvient qu’il ne s’est jamais senti aussi bien chez lui que dans des maisons compliquées, où l’on commence par se perdre. Probablement parce qu’elles lui ressemblent. Il est en effet convaincu que les maisons, en tout cas celles qu’il apprécie, ont une âme, comme le chat qui y vit généralement. Une âme qu’a nourrie les différents habitants inconnus pourtant intimes qui l’y ont précédé. Il ne lui est jamais venu à l’idée de faire construire ou d’acheter une maison neuve, où il n’aurait trouvé aucune vie à laquelle accrocher la sienne. Une âme qui – comme l’animal domestique précité – circule entre les portes dérobées, les couloirs alambiqués, les épais murs de pierre, les escaliers en colimaçon, les pièces en gigogne, les entresols inattendus, les greniers haut perchés, les caves humides, les placards en désordre, tous les coins et recoins. Une âme qui profite du dédale pour donner l’occasion de se retrouver. D’ailleurs, si mon ami recherche aujourd’hui une nouvelle maison, encore plus ancienne que les autres – la dernière, dit-il –, c’est peut-être pour renouveler son âme qui est en train de battre de l’aile.

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Quand on est jeune, on pense que seuls comptent les résultats des projets pour lesquels on est prêt à tous les efforts et sacrifices. Peu importe les moyens, pourvu qu’on atteigne au plus vite la fin qui est, croit-on, essentielle à la réussite, au progrès, au bonheur. Avec le recul de l’âge, on constate que c’est exactement l’inverse : l’objectif en point de mire n’a jamais été qu’un prétexte. Le plus important reste l’expérience qu’on a menée, les rêves qu’on a nourris, les ressources qu’on s’est découvertes, les qualités dont on a dû faire preuve, les risques que l’on a dû prendre, pour y arriver. En effet, avec le temps, on a souvent oublié les résultats obtenus, ou bien on se rend compte qu’ils ont été bien moins gratifiants et définitifs qu’on l’estimait à l’époque. On a par contre gardé de la nostalgie pour la vie passionnante qu’on leur doit avant de les avoir atteints, ou pas. Car, dans le fond, les plus beaux projets, comme les plus belles histoires d’amour, ne sont-ils pas ceux où on a échoué et qui, grâce à cela, restent vivants encore dans notre cœur et notre mémoire ? Mais mon ami se sent aussitôt coupable de cette réflexion d’enfant gâté !

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C’était pourtant une promenade matinale qui s’annonçait bien : le soleil, le silence, la solitude, et moi, bien sûr, qui m’impatientais d’être bientôt lâché dans la nature. Au bord de la route qui me sépare de la liberté, je m’arrête soudain devant ce qui me semble être une balle abandonnée que je renifle avec circonspection : un hérisson ! Mon ami s’approche à son tour pour se rendre compte que le pauvre animal est mort. Il gît inerte sur le côté ; son pointu museau de velours émergeant des piquants est ensanglanté. Mon ami sent son cœur se briser devant cette pauvre bête sacrifiée. Avec ses armes dérisoires, elle n’a rien pu faire pour se défendre de l’agression de la voiture criminelle qui ne l’a même pas remarqué. On sait que les hérissons sont tous en train de disparaître de la planète qui leur est devenue hostile. Mais de voir cette petite victime pelotonnée à ses pieds, à deux, trois mètres à peine des bois où elle aurait pu se protéger quelque temps encore des humains, de leurs machines, de leurs pesticides, lui inspire un inconsolable désespoir et une rage folle. Son âme se met en boule et dresse ses épines ; également en vain, probablement !

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Plus jeune, mon ami a toujours pensé et proclamé que vivre, c’était comme faire du vélo, qu’il faut pédaler pour avancer, et avancer pour ne pas tomber. Mieux encore : que plus on va vite, meilleur est l’équilibre. Avec le même risque que si l’on tombe malgré tout, d’autant plus douloureuse sera la chute et difficile de remonter en selle. Il se souvient d’ailleurs de quelques échecs et d’un dangereux surmenage qui l’avait laissé KO au sol pendant longtemps. S’il est toujours un adepte de la petite reine, mon ami sourit maintenant de cette philosophie aussi élémentaire que périlleuse qu’il professait naguère. Il a entretemps découvert – mieux vaut tard que jamais ! – que l’on peut à tout instant descendre de son vélo et aussi bien continuer à pied. On ainsi le temps d’admirer le paysage, de rencontrer d’autres promeneurs, d’emprunter des charmants détours, et si l’on n’arrive pas à l’heure, ni même à la destination prévues, c’est peut-être parce que l’on a compris, l’âge aidant, qu’il est parfois préférable de rater certains rendez-vous.

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Comment les voyageurs bavards ne se rendent-ils pas compte que leurs récits n’intéressent qu’eux ! Mon ami trouve de plus en plus insupportables ces globe-trotteurs poseurs qui racontent dans les moindres détails leurs exploits touristiques – passés ou à venir – au plus loin sur la planète, au plus haut des sommets, au plus profond des récifs, au plus isolé sur les îles, au plus luxueux dans les palaces, au plus torride dans le désert, au plus dangereux dans les dictatures, au plus écologiste dans la jungle, au plus pitoyable dans les bidonvilles, etc. En les voyant ainsi rivaliser d’originalité, d’intrépidités, de budgets, on se demande quel défi ils sont prêts à relever pour pouvoir ensuite se flatter de vacances sensationnelles. Mais la question essentielle est de savoir si leur vie est à ce point ennuyeuse qu’ils sont obligés à de telles pérégrinations pour lui donner du sens. La – vraie – aventure n’est-elle plus au coin de la rue ?

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Sur un fauteuil de plastique décati, la vieille dame opulente trône fièrement devant son potager. Elle s’est donné beaucoup de peine pour, pas à pas, en faire faire le tour du propriétaire à mon ami. Elle retrouve petit à petit son souffle alors qu’il la complimente pour ses légumes et ses fleurs. Elle l’oblige à accepter quelques courgettes et un sac de haricots verts qu’elle choisit elle-même malgré son embarras à se déplacer entre les plates-bandes. Il y avait bien longtemps qu’il n’était plus venu la voir. C’est un peu difficile depuis que sa fille et lui sont brouillés. Nonna n’y fait pas la moindre allusion ; c’est comme s’il faisait toujours partie de la famille. Avant la visite du potager, elle lui avait servi un café serré (de l’encre!) dans la cuisine et raconté par le menu des histoires de visites médicales, de voisins déménagés, de beaux bulletins scolaires, de commerçants indélicats, de régimes alimentaires absurdes, de téléviseurs facétieux, d’enterrements déchirants, du mauvais temps, trop chaud ou trop froid pour la saison, etc. Et pendant leur conversation, les chats – qu’elle appelle ses bébés – se frottaient à ses jambes ou se boulaient sur ses genoux. Mon ami avait l’impression n’être resté absent qu’une semaine, et qu’on l’attendrait la semaine suivante. Nonna un jour, Nonna toujours !

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Mon ami classifie – scientifiquement ! – les automobilistes en trois catégories bien distinctes selon leur attitude vis-à-vis des motards (comme lui, occasionnellement) quand ceux-ci remontent les files de voitures à l’arrêt dans les embouteillages. Les conducteurs distraits ou indifférents ne bougent pas, laissant les motards se débrouiller pour se faufiler entre les voitures, ce qu’ils savent très bien faire sans qu’on les y aide. Les conducteurs sympathiques se serrent de l’autre côté pour leur laisser plus de place pour passer ; certains replient même obligeamment leur rétroviseur et leur adressent un signe de connivence par la fenêtre ouverte. Mais il y a une troisième catégorie : les chauffards frustrés qui se poussent au contraire vers le centre de la chaussée dès qu’ils voient arriver un motard derrière eux, pour l’empêcher de poursuivre son chemin. Mon ami s’est souvent demandé quel plaisir ces tristes sires y trouvaient, si ce n’est la mesquine compensation d’infliger à d’autres l’infortune qu’ils ont à subir ? C’est connu, on est moins malheureux quand on constate que les autres le sont aussi ! Mon ami se dit que ce n’est pas seulement sur la route que se manifestent ces trois catégories de citoyens.

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Mon ami vient d’apprendre la mort, de l’autre côté du monde, d’un fermier excentrique qui, il y a presque un demi-siècle, l’avait accueilli dans sa famille durant une année sabbatique. Adolescent, mon ami avait été fasciné par ce géant roux aux longues moustaches – globe-trotteur et militant politique à ses heures – qui lui a appris à tondre les moutons et à conduire les tracteurs, et surtout à se sentir libre, à prendre des risques, à inventer sa vie. Il ne l’avait plus revu souvent, depuis lors, mais maintenant qu’il le sait disparu, mon ami se demande s’il a retenu toutes les leçons de ce sage turbulent ? On n’a pas souvent la chance de rencontrer des personnages comme George, et quand cela arrive, on ne comprend pas toujours qu’ils ont plus à apprendre par leur exemple que tous les traités de philosophies par leur raisonnement. Mon ami se sent un peu coupable d’avoir trahit George en choisissant les livres, d’y avoir non seulement trouvé ses modèles mais d’en avoir fait son métier. Même s’il n’est plus jamais occupé de blé ou de moutons après cette année dans la ferme de George, au moins aura-t-il suivi ses traces en voyageant autant que lui de par le monde.

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Elle avait promis à mon ami que cette fois ils ne se perdraient pas, qu’elle connaissait l’itinéraire comme le fond de sa poche et qu’elle emporterait des cartes détaillées si nécessaire. Sac au dos, il l’avait donc suivie à travers les forêts, les prés, quelques villages, gravissant et dévalant les collines de part et d’autre de la rivière sinueuse qu’il suffisait de suivre pour retrouver le soir le point de départ du matin, et moi de vadrouiller autour d’eux. Jusqu’au moment où ils se sont rendu compte qu’ils avaient raté un chemin de traverse et qu’ils marchaient dans la mauvaise direction depuis trop longtemps pour revenir sur leurs pas. Ils s’étaient donc égarés comme chaque fois qu’ils se promènent ensemble, alors que cela ne leur arrive pas séparément ou en d’autre compagnie. C’est le destin : il y a des gens avec qui on se perd, d’autres avec qui on s’y retrouve, sans savoir pourquoi. Cela n’empêche pas de passer du bon temps ensemble, ce qui est somme toute le principal. Mon ami s’est tout de même dit qu’il devrait rester sur ses gardes avec les guides trop sûrs d’eux. Quant à moi, pourvu qu’on me laisse flâner à ma guise…

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Mon ami était embarrassé que le copain qu’il avait invité au cinéma ce soir-là en soit sorti à ce point exaspéré. « Il n’y a pas d’histoire, aucune explication ! », ce dernier s’est-il plaint après cette heure et demie de projection qui lui a semblé interminable, a-t-il ajouté en rageant. Il est vrai que c’était un film d’ambiance – selon l’expression consacrée – dont tout le charme – selon mon ami – provenait des fascinantes images tournées dans de somptueuses montagnes embrumées où vivent en ermites quelques bergers, ainsi que dans les profondes grottes labyrinthiques qu’une équipe de spéléologues y explorent pas à pas.* Mon ami avait bien proposé à son copain quelques interprétations pour tenter de le convaincre des qualités du film, mais c’était peine perdue. Devant cette véhémente frustration, mon ami s’est demandé si ce n’était pas parce que l’existence n’a pas d’histoire (cohérente) ni d’explication (logique) que la plupart des gens attendent précisément que l’art – au même titre que la science, la politique ou la religion – lui en donne. Sans histoire ni explication, la vie est insupportable, et un film ou un livre qui en fait la démonstration, malgré des compensations esthétiques, ne l’est pas moins.

*Il buco de Michelangelo Frammartino (2022)

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Mon ami suppose que les politiciens ont toujours été de grands mystificateurs, l’hypocrisie étant une exigence professionnelle à l’instar du mensonge pour les arracheurs de dents. La politique repose en effet sur des contradictions intenables pour des gens honnêtes, sensés, responsables. Il n’est effectivement pas donné à tout le monde de faire de fausses promesses, de renier ses engagements, de trahir des amis pour se compromettre avec des rivaux, de tromper la confiance des plus faibles au profit de quelques privilégiés, de feindre sur commande la compassion, l’indignation, la conviction, de s’enrichir à l’insu et au détriment de la collectivité… toutes ces exactions au nom du jeu politique ou de la raison d’État. Rien de nouveau, bien sûr, sauf peut-être qu’aujourd’hui cette mystification patentée est paradoxalement associée à l’exhibitionnisme le plus éhonté. Les politiciens, plutôt que tenir discrètes leurs pantomimes, se donnent en spectacle sans réserve ni scrupule devant les médias ravis, cumulant le statut de grands seigneurs et de pitoyables bouffons. Peut-être est-ce une nouvelle forme – ultime – de mystification, selon le principe que plus c’est gros, mieux ça passe ?

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Il arrive parfois à mon ami d’être surpris par les cloches d’une église quelconque au loin, à un moment où leurs tintements entrent en singulière harmonie avec ce qu’il est précisément en train de faire ou de penser. Par exemple à l’instant même où il s’installe à sa table pour travailler, où il s’arrête en promenade pour regarder un paysage, où un souvenir ému lui vient en tête. Aussi trivial que ce concours de circonstances puisse paraître à son esprit mécréant, il se demande tout de même si on ne peut y voir le signe de l’importance secrète de certains détails de la vie. À moins que ce soit au contraire ces échos imprévus et lointains qui donnent soudainement une autre dimension à nos faits et gestes quotidiens. Le son des cloches, comme le chant du muezzin qui a longtemps rythmé les journées de mon ami dans d’autres contrées, n’a-t-il pas d’abord vocation de réveiller régulièrement l’attention de chacun pour qu’il puisse apprécier le caractère sacré, en tout cas extraordinaire, de l’existence qu’il mène souvent de manière distraite et routinière ? Mon ami y entend lui comme un appel à la poésie.

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Mon ami prétend qu’on se met à vieillir quand on pense d’abord à se ménager au lieu de s’éprouver comme auparavant. Ménager sa santé, ses efforts, son temps, ses intérêts, sa réputation, sa quiétude, son budget, ses goûts, son entourage… On était loin de songer à toutes ces précautions quand on était jeune et qu’on vivait passionnément, à ses risques et périls ! Ce n’était pas seulement de l’insouciance : les jeunes doivent se mettre en danger pour découvrir leurs propres limites et par la même occasion celles du monde dans lequel ils s’aventurent avec curiosité et enthousiasme. Une fois arrivé à l’autre bout, quand on estime bien se connaître et le monde aussi, qu’on a heureusement surmonté certaines limites et malheureusement dépassé d’autres, on devient plus raisonnable, plus sélectif, plus tranquille ; c’est la sagesse même. Mon ami redoute cependant que ce « bénéfice de l’âge » justifie aussi la paresse, la lâcheté ou la résignation. Il faudrait profiter de toutes les occasions – des plus triviales aux plus compromettantes – pour sortir de sa zone de confort de peur qu’elle ne rétrécisse comme peau de chagrin et qu’on ne s’y enfonce progressivement. Vaut mieux mourir d’épuisement que d’affaissement !

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Lors d’une petite fête de quartier, mon ami s’était attablé à une terrasse de café pleine de monde où il s’est retrouvé assis par hasard à côté d’un vieil homme vouté, décharné et édenté qui faisait un peu peine à voir. En savourant sa bière, mon ami s’est mis à échanger quelques mots avec ce brave voisin. Le vieillard, heureux de faire connaissance, avait manifestement du plaisir à faire un brin de causette à propos de la pluie et du beau temps, et de la bonne ambiance qui régnait à l’occasion de ces réjouissances. Jusqu’au moment où il s’est excusé de devoir partir. Mon ami avait le cœur un peu serré de le voir se lever péniblement de sa chaise et s’éloigner cahin-caha du café, vers quelle retraite triste et solitaire, se demandait-il ? Comme au bon vieux temps, les organisateurs de la fête avaient prévu un bal populaire, et une estrade attendait des musiciens. Quelle surprise ce fut pour mon ami, plus tard dans la soirée, d’y retrouver au milieu de l’orchestre jazzy le vieillard de tout à l’heure, hilare et fringant, en train de jouer de l’accordéon avec autant d’énergie que virtuosité ! Lui aussi avait reconnu mon ami, à qui il a lancé un clin d’œil, comme pour l’inviter à se joindre à la danse.

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Mon ami a toujours entretenu des rapports complexes avec la solitude, qu’il redoute autant qu’il la recherche. Enfant unique, il n’a évidemment pas dû partager l’attention de ses parents, ni rivaliser pour la gagner. Même avec des cousins et des copains à proximité, il s’est habitué à s’occuper, à raisonner, à rêver, à vivre seul, sans en souffrir, au contraire, mais en idéalisant probablement le frère ou la sœur qu’il n’avait pas à ses côtés. Pour conjurer la solitude familiale, il n’a ensuite jamais cessé de rejoindre, d’animer, de former des groupes, des équipes, des associations, pas seulement pour le plaisir d’être entouré et d’interagir, mais aussi parce qu’ils lui permettaient paradoxalement d’assumer sa solitude sans se retrouver seul. Ce n’est pas un hasard si, par différents concours de circonstances, il s’est fréquemment retrouvé le meneur ou au contraire le rebelle, de manière à garder son autonomie parmi les autres. C’est cependant dans le couple qu’il a cherché le meilleur équilibre entre le soi et l’autre, avec des succès divers, ses partenaires lui reprochant d’être tantôt trop présent, tantôt trop distant, à moins que ce ne soit lui qui le leur reproche. Un simple phénomène d’électricité statique, peut-être ?

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Ces matins-là, mon ami ne les passe pas le nez dans ses livres. Le temps pour lui de préparer son sac à dos, nous nous mettons aussitôt en route. Après un dédale de ruelles étroites, nous arrivons au pied de la colline dont nous gravissons le sentier entre les prairies et les bosquets, et où il peut me laisser courir librement, après m’avoir fait promettre de ne pas poursuivre les joggeurs, ce que j’adore pourtant faire. Au sommet, nous descendons l’autre versant jusqu’au centre de la ville. J’aime moins m’y promener, tenu en laisse, sur l’asphalte ou les pavés, entre les voitures et les passants. Nous nous arrêtons parfois à une terrasse pour un café et un croissant, et pour une écuelle d’eau fraîche de la part des garçons sympas. Puis nous continuons notre pérégrination en ville, au fil de ses quartiers, de ses parcs, de ses carrefours pour arriver finalement au bord du fleuve. Nous suivons alors le quai en regardant passer les péniches, en comptant les ponts qui se succèderont jusqu’à destination, en contournant ces différents monuments érigés en l’honneur d’anciens rois ou des victimes de guerres. Je ne peux m’empêcher de tirer de plus en plus sur la laisse quand nous approchons de l’immeuble, puis devant l’ascenseur, puis devant la porte que la vieille Maman de mon ami ouvre au premier coup de sonnette et nous accueille comme si nous venions de traverser l’Égypte pour lui rendre visite.

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Mon ami a entendu récemment une célèbre pianiste* raconter qu’à la suite d’un concert qu’elle avait accepté de donner dans une prison, elle avait été interpellée par un détenu qu’il lui avait demandé des conseils concernant une sonate de Mozart qu’il avait de la peine à jouer. « Elle est difficile même pour les pianistes professionnels ! », l’avait rassuré la virtuose, étonnée de rencontrer un musicien aussi averti en des lieux aussi austères. Sans qu’il ne soit question des raisons pour lesquels il s’y trouvait, son interlocuteur lui a expliqué qu’il ne connaissait pas la musique, ni a fortiori Mozart, avant son incarcération. Profitant de son temps libre (tout l’enjeu de la question est dans ce mot !) et de la compréhension du directeur et des gardiens de la prison, il s’était mis à apprendre assidument le piano dans son cachot. À force de travail, et probablement doué sans le savoir, il en est arrivé après des années et des années de détention à jouer des pièces de plus en plus difficiles, jusqu’à cette sonate redoutable aussi pour les virtuoses. Il a confié à la pianiste qu’il avait eu de la chance d’être enfermé sans quoi il n’aurait pas connu Mozart. Au prix de quel enfermement, s’est demandé mon ami, tout un chacun apprend-il à se sentir complètement libre ?

*Anne Queffélec, radio « Musique 3 », dimanche 10 juillet 2022 après-midi

 

IV. SUR L’AUTRE RIVE

Le bouddhisme décompose l’existence en trois périodes : celle de l’apprentissage, celle de l’activité et enfin celle du recueillement. À l’âge atteint par mon ami, les Chinois ou Japonais de naguère quittaient leur village pour aller vivre en ermites au sommet d’une montagne ou au milieu des bois, y méditer et y recevoir les plus jeunes à qui ils transmettaient leur sagesse. Mon ami souscrirait volontiers à cette vision de la vie même s’il estime que l’apprentissage et le recueillement devraient avoir lieu à tout moment car beaucoup pensent avoir tout appris trop tôt alors que d’autres s’agitent plus qu’ils n’agissent leur vie durant, incapables de prendre du recul pour penser. Mais le plus grave est que notre époque n’accorde plus aucune importance à cette ancestrale sagesse qui réclame patience et expérience, et qui n’a rien à voir avec la philosophie clé-sur-porte que professent de vaniteux blancs-becs à la télévision ou dans des best-sellers. Coupables d’être vieux, les anciens s’acharnent aujourd’hui à combattre ou à dissimuler leur âge plutôt que de profiter de ses bénéfices et d’en faire profiter les autres, dans l’espoir de « faire jeune » le plus longtemps possible, et d’ainsi retarder le moment d’être parqués dans une maison de repos.

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Se concentrer sur un tout petit point au loin, pendant de longs instants ; oublier progressivement tout le reste ; ne plus voir que ce point devenu le centre du monde ; se l’approprier et s’y absorber, comme devant une étoile unique dans un ciel d’encre ; s’immobiliser sans se figer une fois qu’on l’a bien en vue ; s’installer dans la contemplation tranquille de ce point ; puis, comme pour le toucher, allonger le bras mais sans le raidir, en gardant ce point à l’ultime sommet de son attention qui s’intensifie ; maintenir son alignement avec le cran de hausse et le guidon ; calmer et amplifier sa respiration, puis la retenir paisiblement ; et commencer – à peine – à plier insensiblement l’index, sans autre intention ; sentir délicatement sur la pulpe du doigt la résistance de la détente qui suit imperceptiblement le mouvement, ou peut-être pas encore ; durant cet instant infiniment bref et démesurément long, la pupille du tireur, la bouche du canon et le centre de la cible ne font plus qu’un même trou noir ; soudainement la balle part comme de sa propre initiative pour atteindre son objectif. Mon ami garde la pose quelques secondes encore, le temps de constater qu’un deuxième point s’est maintenant posé sur la cible, comme une grosse mouche, juste à côté de son centre.

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Même s’il a longuement et scrupuleusement pesé le pour et le contre depuis des mois, s’il s’est dûment informé et s’est enquis de l’avis de plusieurs personnes, même s’il a mesuré les risques et pris de nombreuses précautions, même s’il a prévu des solutions alternatives en cas de problème, mon ami frémit à l’idée de contracter un nouvel engagement pour les dix ou quinze prochaines années, celles qui lui restent à vivre. Il y a des moments dans une existence où – comme aujourd’hui – des choix définitifs, des changements radicaux, des décisions irréversibles prennent la forme d’un « oui », d’un « non », ou d’une signature au bas d’un document, sans se douter de tous les enjeux inconnus ou de toutes les suites inattendues. La lancinante et troublante pensée « Mais quoi si… ? » gâche le soulagement de s’être enfin résolu et le plaisir d’envisager tous les avantages de l’initiative. Le déclin annoncé du corps et de la tête, qui peuvent le lâcher d’un coup entre-temps, ne le rassure pas. Mais n’est-ce pas précisément pour conjurer cette fin, lente ou soudaine, mais inéluctable, qu’il prend encore de tels risques qui sont autant de défis ? Qu’il ne vienne donc pas se plaindre !

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Il suffit de parcourir la presse ou les programmes de télévision, de considérer les questions auxquelles s’intéressent la majorité des gens, d’entendre les politiciens et autres preneurs de décisions ou faiseurs d’opinion, pour avoir la confirmation – même s’il est politiquement incorrect d’en faire état – que le niveau baisse. Certes, mais le niveau de quoi, en fait ? Pas du quotient intellectuel (qui accuse tout de même un léger fléchissement, dit-on), pas des ressources intellectuelles (l’information est plus accessible que jamais), pas de la liberté intellectuelle (en nos contrées, dans les principes, en tout cas). Alors quoi ? Si mon ami s’en réfère à l’évolution qu’il a pu constater dans ses auditoires universitaires au cours des quarante dernières années, c’est la curiosité intellectuelle qui décline nettement et dangereusement : la volonté, partant l’aptitude de décoller de la réalité, du cas particulier, de la vie quotidienne ; plus précisément la capacité d’analyser, d’induire, de conceptualiser, de modéliser. Plus dommageable encore, l’extinction de l’esprit critique sous les effets du pragmatisme, de l’opportunisme, du consensus ambiants.

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Les couples sont aussi difficiles à décrire que l’amour à définir ; les deux choses ne sont d’ailleurs pas liées : il arrive fréquemment que des personnes passionnément amoureuses échouent à former un couple alors qu’y réussissent bien d’autres qui ne s’aiment pas, ou plus. À croire que l’amour n’a rien à y voir, qu’il représente même un sérieux handicap à comparer avec le pragmatisme et l’accommodement qui contribuent davantage à la longévité des unions. Mais ce n’est pas à mon ami qu’il faut demander des conseils à ce propos. Quand on l’interroge, il se contente de raconter que, dans le quartier où habitait sa famille pendant son enfance, ils avaient pour voisins un vieux couple d’infirmes, de charmantes personnes, toujours de bonne humeur. Tous les deux boitaient, le mari de la jambe gauche, sa femme de la droite. On les voyait descendre la rue en se serrant le bras pour se retenir mutuellement de chavirer chacun de son côté. Leur arrangement et leur progression étaient parfaites, même s’ils prêtaient à sourire. Ils auraient changé de côté, ils se seraient au contraire gênés et cognés, et seraient finalement tombés. Faut-il seulement connaître ses infirmités et s’adapter à celles de l’autre !

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Tout compte fait, pense mon ami, la vie ne se résume-t-elle pas en une longue partie d’échecs avec le Bon Dieu ou le Destin, appelez votre vis-à-vis comme vous voudrez ? Une partie que l’on perdra, à coup sûr, mais qu’il faut jouer sans tenir compte de son issue fatale si on veut tout de même en profiter. Dans l’un et l’autre cas, on peut y distinguer une ouverture, un milieu et une fin de partie. Les ouvertures, qui font l’objet de catalogues (sicilienne, scandinave, des quatre cavaliers…) ne laissent guère de place à la créativité du joueur. Mieux vaut évidemment commencer avec une disposition des pièces favorable (grande famille, beaux quartiers, bonne éducation), mais tout se joue lors du milieu de partie qui dépend du bon usage que le joueur fait de ses atouts, de la stabilité des tours, de l’inventivité des fous, de l’adresse des cavaliers, de l’opiniâtreté des pions, du prestige de la reine. Le joueur doit également savoir prévoir, attaquer, se défendre, risquer, sacrifier…. Et surtout éviter de se faire clouer par un problème professionnel, sentimental, médical… Si le joueur tient jusqu’à la fin de partie, quand il ne reste que quelques pièces sur l’échiquier, il recherchera désespérément le pat, tout en sachant que le mat l’attend inévitablement… pourvu que ce soit le plus tard possible ! Et il n’y aura pas de revanche !

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Qu’est-ce que cette anxiété qui habite et anime mon ami, presque une seconde nature ? Elle n’a pas que des inconvénients car cet état d’âme aiguise la sensibilité, favorise l’introspection et inspire de subtiles émotions, mais mon ami se passerait volontiers de cette lancinante inquiétude qui, sans cause apparente, lui étreint fréquemment le cœur, comme un élastique dans la poitrine. Sans que ce soit de l’angoisse, il ne sait pas ce qu’il redoute alors et qui résiste à toute tentative d’explications et de diversion. Car ce malaise peut le surprendre autant à des moments heureux que plus stressants, à l’évocation de souvenirs ou de projets à venir, seul ou en compagnie. D’accord, il a toujours été soucieux, mais s’il avait des raisons de l’être plus jeune quand il s’exposait au jour le jour aux défis, aux risques, aux imprévus, qu’a-t-il à craindre à son âge où les jeux sont faits, qu’il ne reste plus qu’à profiter de tout ce que la vie lui a offert ? Mais n’est-ce précisément cela qui le tourmente, l’idée qu’il ne mérite pas cette bonne fortune qu’il devra rembourser tôt ou tard, sa mauvaise conscience chronique tenant lieu d’acomptes qu’il verse épisodiquement pour ménager son bailleur ?

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À son bras, la mère de mon ami progresse à petits pas vers le columbarium où reposent depuis quinze ans les cendres de son mari. Elle en caressera le marbre en chuchotant des mots tendres à son amour parti, en lui confiant son ennui de lui avoir survécu si longtemps déjà, en lui promettant de ne plus tarder à aller le rejoindre. Mon ami est à la fois attendri par une telle fidélité amoureuse et attristé par cette désespérance secrète qu’elle manifeste à chacune de leur visite au cimetière. Malgré les désagréments du vieil âge et d’une santé défaillante, elle semble pourtant vivre assez sereinement, voire allègrement ses années de veuvage, peut-être pour faire honneur à la mémoire de son cher disparu qui a profité d’une heureuse nature jusqu’à ses derniers jours. Après le cimetière, mon ami et sa mère iront manger dans le restaurant dont elle a gardé tant de souvenirs. Légèrement pompette, elle se mettra à raconter de nouveau à son fils une série d’anecdotes qu’il connaît par cœur, sans qu’il n’ose le lui dire. Il n’ose pas non plus lui recommander de ne pas se presser pour rejoindre son père car il ne sait pas ce qu’il ferait sans elle.

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L’expression « sens de la vie » ne semble ne plus avoir… de sens. Les grands-parents, les parents de mon ami, lui-même quand il était plus jeune, pouvaient dire ce qu’ils attendaient de leur existence et pourquoi ils faisaient des efforts et des sacrifices tous les jours : un avenir meilleur, pour eux-mêmes comme pour les autres, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. Après les guerres mondiales, après les injustices sociales, après les oppressions politiques, après les aveuglements idéologiques dont ils avaient souffert, ils étaient convaincus que le genre humain ne pouvait que progresser si chacun apportait sa contribution, même aussi modeste que la leur. Ils étaient surtout heureux d’avoir l’éducation pour pouvoir y réfléchir et la liberté pour pouvoir en décider, contrairement aux générations précédentes. Puis cette espérance a été cassée, comme à la suite d’une crise morale. Mon ami se demande ce que pourraient bien répondre de nos jours la plupart des personnes, surtout les plus jeunes,  que l’on interrogerait sur le sens qu’ils donnent à la vie, ou à leur vie. Déjà lui-même serait bien embarrassé d’être questionné aujourd’hui à ce propos !

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Est-ce manière de revenir aux fondamentaux devant le chaos de futilités et de désastres que nous avons à subir quotidiennement, que de donner au sexe et à la nourriture tant d’importance, dans les médias particulièrement, se demande mon ami ? Comme une grande bouffe (Marco Ferreri,1973) « politiquement correcte », démocratique, encadrée et sophistiquée ! Alors qu’il ne devrait y avoir rien de plus simple, spontané et gratifiant que de manger et de faire l’amour, l’image exagérée et affectée que l’on donne actuellement de ces activités naturelles a de quoi décourager les bons vivants. Mon ami, qui a en quelque sorte profité de l’émancipation hippie et soixante-huitarde de la génération précédente à la sienne, a cultivé une sexualité certes assidue, mais détendue, pas plus obsessionnelle qu’étriquée, avec des compagnes qui partageaient le même bonheur d’être au lit pour ne pas y dormir. Sans banaliser ni sanctifier cette douce sensualité l’enchante, alors que l’érotisme l’embarrasse et la pornographie l’ennuie. De même pour manger : peu importe que ce soit dans une brasserie ou dans un trois étoiles pourvu que la compagnie soit de choix !

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C’est étonnant que mon ami, qui n’est pas plus obèse qu’anorexique, a estimé toute sa vie qu’il avait quelques kilos en trop. D’aussi longtemps que remontent ses souvenirs, il n’a jamais souhaité comme tous ses copains de devenir grand et musclé, mais mince. Il se rappelle qu’enfant il se lamentait devant le miroir de la salle de bain où il examinait son tour de taille à peine enrobé, et il n’aimait guère se montrer torse nu de peur d’exposer au monde des bourrelets pourtant pas être bien épais. La minceur était pour lui le signe d’une élégance aussi spirituelle que corporelle, d’une aristocratique aisance à se mouvoir et à se comporter dans la vie. Le bide, c’est laid et vulgaire ! Plus tard, la pratique régulière du sport et quelques rares régimes l’ont parfois rendu heureux de pouvoir palper la dureté des os quand il se mettait les mains aux hanches et resserrer d’un cran la ceinture de ses jeans. Mais son poids et son tour de taille ont toujours été fluctuants, sans excès cependant, et la minceur reste toujours pour lui un idéal inatteignable et son poids une source de quelques tracas intimes. Car il n’ose pas en parler ; ses amis ne croiraient pas qu’il se préoccupe pour si peu !

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Est-il vrai que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Et s’ils n’ont pas d’histoire, est-ce parce qu’ils ont la sagesse de se contenter de ce qu’ils (s)ont ? Mon ami ne pense pas que ce genre de personnes puissent vraiment exister et, quand bien ce serait le cas, qu’elles constitueraient la « normalité » par rapport à laquelle on taxerait tous les autres, lui y compris, d’être des insatisfaits pathologiques. Non seulement la frustration relève de la condition de l’humain depuis qu’il est conscient de lui-même et de la mort, mais la contradiction est le principe même de son identité et le moteur de sa créativité. S’il naissait et restait satisfait, l’humain – le genre comme l’individu – n’entreprendrait rien, ne chercherait rien, n’évoluerait pas. L’histoire de l’un comme de l’autre retrace les tentatives, aussi désespérées qu’indispensables, tantôt triviales, tantôt géniales, de concilier l’inconciliable, à commencer par les limites de la réalité et leur besoin illimité de liberté. Il n’existe donc pas plus de bonheur sans désillusions que de vie sans histoire, pour quiconque d’un peu lucide.

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Une des pires désolations que mon ami ait connues au cours de sa vie, a été d’assister à la démission des universitaires de sa génération. Peu se sont inquiétés, et encore moins ont manifesté et résisté devant l’envahissement, l’aliénation et finalement l’assujettissement de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique par la bureaucratisation, l’informatisation et la marchandisation. Cette « règle de trois » des sociétés contemporaines régit désormais cette noble institution naguère vouée à la libre pensée, à l’esprit critique, au progrès social et à l’humanisme. Alors qu’au cours de sa longue et tumultueuse histoire, l’université a lutté opiniâtrement contre le pouvoir religieux et le pouvoir politique pour gagner puis sauvegarder son autonomie, la voici qui baisse les armes et sa culotte devant le pouvoir économique, et qui se soumet servilement aux exigences du marché et de la clientèle. En une décennie, elle a adopté les modes de fonctionnement les plus caricaturaux du capitalisme au moment même où on mesure avec effroi tous les défauts et les dangers de l’obsession du profit pour l’avenir de l’homme et de la planète. Dernier bastion contre la barbarie économique et technologique après la déchéance de la politique, de la presse, de l’art, l’université a perdu à son tour son âme en vendant la science au diable au nom de l’excellence, de la compétitivité, du progrès. Sera-ce la dernière trahison des clercs ?

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Il s’est enfin décidé : mon ami est retourné au centre zen qu’il n’avait plus fréquenté depuis des années, alors qu’il en avait été longtemps un membre fidèle. Il a le plaisir d’y revoir d’anciens compagnons, de faire la connaissance de jeunes gens sympathiques, mais surtout de retrouver l’ambiance feutrée du dojo, le tatami de paille tressée qu’on ne foule que pieds nus, tous les cousins colorés alignés le long des murs, le centre de la pièce encombrés de bambous en pot, de différents bols de méditation avec leur maillet, et de quelques livres écornés. Déjà en position assise, les yeux fermés, mon ami apprécie le bruit familier des derniers arrivés qui s’installent furtivement autour de lui, disposent leur cousin à leur convenance, s’étirent ou toussent une dernière fois avant que le silence ne s’établisse définitivement. Résonne alors l’interminable écho du bol que le maître de séance vient de faire tinter, avant de chuchoter quelques mots de bienvenue pour inviter les méditants à accueillir le Bouddha que chacun a en soi et à sourire comme lui au bonheur d’être en vie et d’être ensemble. Mon ami en fut ému presque aux larmes, comme si le monde entier lui souriait soudainement !

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Alors que le Christ et les saints martyrs grimacent de douleur dans toutes les églises catholiques du monde, Bouddha sourit ! D’innombrables commentaires ont été inspirés par ce sourire énigmatique, sans pouvoir percer son mystère ni, heureusement, rompre son charme. Un sourire d’inépuisable bienveillance pour les hommes et les femmes qui subissent tous peu ou prou la misère, la maladie, la mauvaise fortune, ou tout simplement la tragique condition humaine. Un sourire d’apaisement de celui qui, après avoir longtemps médité, sait… qu’il n’y a rien à savoir – vérité ultime ! – et qui indique par ce signe d’intelligence à ceux qui se préoccupent en vain qu’il n’y a rien à espérer, ni à craindre. Un sourire de confiance dans la vie qui, tout et rien à la fois, participe d’une indicible harmonie suspendue hors du temps et du monde. Un sourire de complicité avec ses pairs qui ont compris comme lui que tout n’est finalement qu’illusion sans consistance, les objets comme les êtres vivants, les sentiments comme les réflexions, les joies comme les peines, y compris le bouddhisme qui n’est qu’un mirage évanescent parmi les autres. Ne reste alors que ce sourire…

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On a l’habitude de concevoir et de représenter le monde qui nous entoure sous forme de contours, comme si les choses se réduisaient à des lignes qui les distinguent les unes des autres, et que leur contenu n’était finalement que du remplissage, du coloriage sur la feuille de dessin. Un artiste a récemment fait remarquer à mon ami que les lignes n’existent pas dans la réalité, qu’elles ne sont qu’une vue de l’esprit, une solution de facilité pour l’œil et la main, et qu’il faut apprendre à s’en passer pour peindre vraiment le monde, un paysage par exemple. Pas facile de reproduire directement sur le papier la masse des corps et des objets, leurs creux et leurs bosses, leur souplesse et leur texture, leurs éclats et leurs ombres, en ignorant leur contour ! Une belle leçon cependant quand on voit et on établit des périmètres partout pour tenter d’appréhender le monde ainsi que la vie. Car si une maison, un arbre, le corps d’une femme ne se bornent pas à leurs bords extérieurs, n’est-ce pas aussi le cas des sensations, des sentiments, des idées ? Ne faudrait-il pas aussi en gommer les limites pour mieux en saisir la substance et les nuances ?

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Chaque fois qu’un artiste dessine au fusain, il reproduit le geste même du premier homme qui a retiré des cendres tiédies une brindille carbonisée et a eu l’idée de la frotter sur une paroi de la grotte pour y tracer quelques signes qui témoigneraient de son existence et de sa vision du monde. A-t-on parcouru tant de chemin depuis lors ? La plume, le stylo, le feutre n’ont rien changé à ce geste que ne tardera malheureusement pas à amputer le clavier. Notre œil n’est probablement plus aussi pénétrant que naguère, et notre regard aussi sincère. Cela réclame d’ailleurs du talent et des efforts à l’artiste pour retrouver cette authenticité pourtant naturelle à l’enfant avant qu’on ne lui apprenne à dessiner. Maculer la feuille blanche d’un bout de charbon pour y créer des ombres, des formes, des figures est en quelque sorte un retour aux sources de l’expression, partant de la civilisation, conscient de leur vanité et de leur précarité. Il suffit d’un souffle ou d’une maladresse pour que les traits ne redeviennent poussière et que l’illusion soit éventée.

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La lecture d’un essai, ancien mais malheureusement actuel, sur le système concentrationnaire nazi* a récemment bouleversé mon ami qui ne parvient toujours pas à concevoir, malgré sa répétition depuis lors, et même sa banalisation, qu’une telle barbarie, froide et précise, ait été possible. On n’a d’ailleurs toujours pas pu répondre de manière satisfaisante à la question de savoir comment des êtres humains peuvent être amenés à infliger des traitements aussi inhumains à leurs semblables, ce que des animaux ne feraient pas entre eux. Mais une seconde question taraude tout autant mon ami : comment des êtres humains peuvent-ils être attachés à ce point à la vie, dans sa forme la plus élémentaire, pour supporter des traitements aussi insupportables psychologiquement que physiquement, sans espoir d’en jamais sortir vivants ? À une époque où l’on estime que l’existence ne vaut pas d’être vécue après une déception amoureuse, un revers de fortune ou un coup de déprime, on aimerait savoir ce qui a encouragé ces martyrs à survivre quand ils n’avaient apparemment pas plus de raisons que de forces pour résister à l’horreur.

* Bruno Bettelhiem, Le Cœur Conscient, Robert Laffont, 1972 (trad.)

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Quand mon ami se lève le matin et qu’il prévoit anxieusement tout ce qu’il devra faire ce jour-là, les personnes à rencontrer, les initiatives à prendre, les problèmes à régler, sa première pensée est que cette journée sera de nouveau un parcours du combattant, et qu’il ne pourra s’estimer heureux que si toutes les étapes sont franchies les unes après les autres avant de pouvoir conclure qu’il n’a pas perdu son temps. Il appréhende forcément que les choses ne passent pas comme elles devraient ou qu’il ne les gère pas comme il le devrait, ce qui sera probablement le cas. En revanche, si – grâce à un heureux changement de perspective – il ne raisonne pas en termes de « devoir », mais de « chance »… de rencontrer des gens, de prendre des initiatives, de régler des problème, les choses se présentent alors sous un tout autre jour : les risques deviennent des opportunités, les contrariétés des alternatives, les imprévus des promesses. La journée sera même réussie d’avance si on la prend dès le réveil comme un nouveau cadeau à déballer.

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Il y a des questions qui tiennent éveillé mon ami, non qu’elles l’angoissent mais qu’elles l’intriguent. Par exemple, il s’est demandé tard cette nuit s’il était possible d’être heureux sans le savoir. Pour beaucoup de gens, c’est dix ou vingt ans plus tard, quand leur existence ne sera plus la même, qu’ils découvriront qu’ils étaient alors en train de vivre leurs plus belles années. En prendre conscience séance tenante les aurait-il rendus plus heureux encore, ou est-ce précisément parce qu’ils ne se posaient pas de question qu’ils étaient heureux ? Il vaut peut-être mieux de ne pas s’interroger sur les raisons de se réjouir : « À cheval donné on ne regarde pas les dents ». L’inverse n’est pas vrai : quand on est malheureux, pas de doute, on s’en rend vite compte et on se torture longtemps pour savoir pourquoi. Deuxième question aussi intéressante : est-il possible d’être heureux sans le faire savoir ? On prétendra que c’est pour partager son bonheur qu’on le montre, mais la raison moins avouable est qu’on a besoin de témoins ou même d’envieux pour profiter pleinement de sa chance. Car un autre principe est qu’il ne suffit pas pour beaucoup d’être heureux, mais plus heureux que les autres.

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La soupe est un des rares plats que mon ami puisse cuisiner sans suivre mot à mot les instructions d’un livre de recettes. Au contraire, il a la conviction que la soupe doit se préparer au petit bonheur la chance, quasi les yeux fermés, en fonction des légumes qu’il aura pensé ramener de l’épicerie ou qu’il aura oublié dans le fond du frigo et qui n’auront pas encore tout à fait pourri. Il se fie davantage au hasard qu’à ses talents culinaires pour la composition du brouet ; plus précisément, il compte sur cette harmonie secrète que les légumes révèlent une fois qu’ils se trouvent dans la même marmite. Si ce principe a occasionné de tristes expériences à mon ami et à ses convives, ils lui doivent aussi de mémorables dégustations, malheureusement uniques puisqu’on ne se souvenait plus de l’impromptue formule du nectar. La soupe est à l’art culinaire ce que le jazz est à la musique : l’improvisation, exquise à ses meilleurs moments, peut à d’autres n’avoir aucune saveur ou même rebuter. Mon ami préfère en tout cas ces risques à un gueuleton programmé dans un restaurant renommé !

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À la fin d’une longue et pesante journée, mon ami m’a emmené en promenade, bien méritée après l’avoir attendu seul à la maison. Tous deux heureux de retrouver un peu de nature et d’air frais, nous suivions un sentier familier au milieu d’un petit bois voisin que nous parcourons fréquemment ensemble. À cette heure tardive, il commençait à faire plus sombre, plus frais, et surtout plus calme : les promeneurs étaient rentrés chez eux et on entendait à peine au loin les rumeurs de la ville aux alentours. D’abord distrait par le souvenir des événements aussi divers qu’insignifiants de la journée, mon ami s’est soudainement arrêté, et moi itou à ses pieds, surpris comme si c’était la première fois que nous nous trouvions là. Mon ami connaissait pourtant tous les détours du chemin, tous les arbres qui le longeaient, toutes les perspectives vers la ville entre leurs frondaisons. Mais il a ressenti tout à coup dans les fibres de son être la fragilité de cette végétation sauvage qu’il voyait déjà – une sorte de pressentiment – détruite par la pollution, les détritus, la sècheresse, l’abandon, le béton, une série de fléaux de plus en plus menaçants. Mon ami aurait bien eu envie de prendre un des arbres dans ses bras pour le remercier d’avoir résisté jusqu’à aujourd’hui et s’excuser pour l’avenir qu’on lui réserve. Moi, je l’ai arrosé, pour les mêmes raisons.

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Mon ami s’étonne et s’inquiète que le « fun » s’impose à tout propos, partout, tout le temps, à tout le monde, même s’il ne parvient pas à traduire le mot – « amusant », « plaisant », « drôle », « divertissant », … ? –, ni davantage à cerner le concept – une sorte excitation euphorique addictive, qui ne tolère ni délai, ni nuance, ni analyse. Cette exigence est aussi absolue et universelle que triviale ! La moindre chose, de la plus banale à la plus grave (si jamais cela existe encore), doit être « fun », selon les injonctions de la publicité ou du développement personnel : acheter une paire de chaussettes, trier ses ordures, attendre son tour chez le dentiste, mais également l’éducation, le travail, la pensée, l’amour, la culture, l’engagement, la société, etc. Autant s’amuser dans la vie – à la bonne heure ! – si ce n’est que toutes les valeurs se réduisent à la « fun-itude », à consommer séance tenante. Sinon, pas la peine d’aller d’attendre, d’approfondir, de persévérer ; on zappe alors en quête d’autres activités certainement plus « fun ». Comme si le monde était devenu un parc d’attraction où chacun passe d’un stand à l’autre en quête de sensations fortes pour se distraire… mais de quoi ?

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C’était une soirée comme les autres. Ils avaient parlé de tout et de rien à leur accoutumé, et notamment du bon vieux temps qu’ils avaient partagé, quand ils vivaient ensemble. Leur amour s’est, après les années et les expériences qu’ils avaient vécues chacun de son côté, transformé en amitié. Il leur avait fallu du temps pour qu’ils puissent se revoir sans se reprocher mutuellement la fin de leur relation, sans l’évoquer en termes d’échec, mais comme une histoire qui s’était terminée comme elle avait commencée, naturellement, même s’ils en ont souffert au moment de se séparer autant qu’ils s’en étaient réjouis à son début et pendant son déroulement. Est-ce parce qu’ils sont aussi exigeants l’un et l’autre qu’ils n’ont pas pu accepter des sentiments mitigés ou émoussés après en avoir ressentis d’aussi forts en s’aimant ? Ni l’un ni l’autre n’a en tout cas connu rien de pareil par la suite. Mais c’est ainsi, il n’y a rien à faire ni à dire ! Le doux baiser qu’elle a déposé sur les lèvres de mon ami au moment de partir, qui expliquait tout cela en silence, l’a bouleversé au point qu’il n’a pas pu retenir ses larmes une fois la porte refermée.

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On pourrait se demander, comme mon ami ce matin, pourquoi les humains ne s’intéressent qu’à ce qui est concret et limité dans la vie quotidienne, alors qu’ils sont immergés dans l’invisible et l’infini, que ce soit dans le monde ou en eux-mêmes. Il suffit de regarder le ciel ou – plus difficile, peut-être ? – en soi pour s’en rendre compte. Est-ce comme pour les poissons qui ne savent pas ce qu’est l’eau parce qu’ils y vivent sans connaître d’autre milieu, avant d’en être extirpé au bout d’un hameçon ? Mais les humains devraient être plus sages ! Seuls les poètes, les amoureux, les prêtres le sont, quand ils se montrent sincères avec eux-mêmes comme avec les autres, parfois les philosophes et les scientifiques, quand ils acceptent en toute humilité les limites qu’ils savent que leur savoir ne pourra jamais franchir. Curieusement, c’est ce qu’on ne peut voir, ni comprendre qui apporte paix et dignité à notre existence, alors que nous préoccupent tant, sans nous grandir, les manifestations et gratifications matérielles qui nous aveuglent.

 

V. A TRAVERS LES TAILLIS

– M’enfin, le chien, pourquoi t’arrêtes-tu tous les cinq mètres pour renifler chaque étron qui se présente dans la rue ? Quel intérêt peux-tu trouver dans les reliquats des activités intestinales abandonnés par tes congénères qui n’ont même pas eu la délicatesse des chats de recouvrir leurs excréments, mais au contraire se complaisent à les exposer à l’appréciation du premier chien qui passe ? Quelle satisfaction as-tu de reconnaître à leur odeur les auteurs de ces témoignages intempestifs ? Y trouves-tu quelque inspiration pour déposer toi aussi tes propres – si je puis-dire ? – déjections, et ainsi apporter ta contribution à la saleté du quartier ?

– Tout doux, l’humain ! Est-ce que je te pose autant de questions quand tu perds ton temps dans toutes les librairies de la ville à renifler ces amoncellements de papiers, résidus des élucubrations intellectuelles de toutes sortes, généralement diarrhéiques, de tes pairs bipèdes ? Quel plaisir as-tu à sympathiser avec ces auteurs égotistes et exhibitionnistes qui polluent de l’environnement de leurs déjections mentales ? Et ne prétends-tu pas ajouter les tiennes aux leurs ? Heureusement que ces traces disparaitront elles aussi avec la première pluie !

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Comme à chaque retour de voyage, il faut quelque temps à mon ami pour se réapproprier sa maison – dont il commence à visiter toutes les pièces du grenier à la cave une fois la porte franchie et la valise déposée, au cas où un vilain voleur ou une secrète admiratrice le guetterait pour lui faire une surprise –, mais aussi pour reprendre sa vie quotidienne là où il l’avait laissée. Faute de voleur ou d’admiratrice, il s’occupe les premiers jours de tout et de rien sans trop savoir ni comment ni pourquoi. Si les habitudes sont de vieilles amies qui vous attendent à la maison, elles peuvent se montrer rancunières d’avoir été abandonnées et alors tarder à accueillir l’enfant prodigue qui a pourtant besoin d’être rassuré. Mon ami a ainsi l’occasion de mesurer à la fois l’utilité et la futilité de ces routines qui décident pour nous de ce que l’on doit faire de notre temps heure après heure sans devoir peser le pour et le contre, mais qui font défaut ou jouent de mauvais tours à la moindre contrariété. Il suffit cependant de deux ou trois jours pour que la vie habituelle reprenne sont cours, par paresse ou par distraction, ou parce que les vieilles amies sont les plus fidèles.

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Mon ami et moi nous sommes disputés lors de notre promenade de ce matin, parce que je tardais à revenir à lui pour qu’il m’attache en laisse avant de traverser la route. Contrairement à toutes les recommandations des instructeurs canins, mon ami s’est fâché sur moi quand j’ai finalement accepté de me laisser prendre. Rien de tel pour me décourager davantage à obtempérer la prochaine fois ! Il n’empêche que j’ai bien dû me montrer attentif et obéissant le reste de la promenade, alors que mon ami, simulant la rancune, restait distant et froid. Et de se mettre à philosopher à son accoutumé. N’est-ce pas la même chose avec ces humains qui ne respectent pas ceux qui se montrent complaisants à leur égard, mais cherchent au contraire la bienveillance de ceux qui les ignorent ou même les dédaignent ? Aimer quelqu’un, si c’est lui donner la possibilité de nous faire du bien à notre exemple, c’est aussi lui donner le droit de nous déplaire, avec l’assurance que son attitude produira son effet mais qu’elle lui sera de toute façon pardonnée. Ainsi manifester trop d’affection ne vaut guère mieux que de ne pas en témoigner assez ; c’est encore une fois une question de mesure.

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Franchement, que sont les progrès des humains s’ils ne parviennent pas à résoudre les problèmes cruciaux qui menacent la Terre et à assurer la subsistance, la protection, la sérénité de ses habitants, sans distinction, plutôt que d’envoyer quelques cosmonautes sur la Lune ? Que sont les progrès de la médecine si de moins en moins de personnes peuvent en profiter, qu’on manque de praticiens, qu’on ferme des hôpitaux et que des maladies banales continuent à tuer dans le monde. Que sont les progrès de la technologie s’ils visent à déshumaniser l’homme, à dénaturer la nature, à les asservir ou les remplacer par des machines ? Que sont les progrès de la communication si c’est pour lui substituer le tapage, la rumeur, l’étalage, le mensonge, la haine, l’exubérance, la diversion, l’insignifiance, et finalement la censure ?  Que sont les progrès de l’éducation et de l’enseignement s’ils aggravent les discriminations entre les enfants favorisés et ceux qui le sont de moins en moins, si la marchandisation, la bureaucratisation, la normalisation, la numérisation régentent la libre transmission et création des savoirs. Qu’est-ce que le progrès social s’il n’est plus qu’un prétexte démagogique pour encourager la majorité à accepter les privilèges éhontés qu’une infime minorité, en échange de quelques gratifications ?

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En balade, nous avons croisé un vieux voisin qui promenait aussi un chien pas beaucoup plus fringant que lui. Au cours de l’inévitable conversation, le brave homme a déclaré fièrement à mon ami qui l’interrogeait sur sa santé, qu’il n’avait jamais eu recours à un médecin ou à un médicament que les rares fois où il ne tenait plus sur ses jambes. De la vieille école, il estime que l’on ne peut se fier qu’à soi-même. Faut-il être fou pour faire confiance à tous ces spécialistes en ceci ou en cela ? D’autant, expliquait le personnage, qu’il n’est pas rare que ces savants se montrent incompétents, indifférents ou tout simplement distraits, quand – pire encore – ils ne se font pas remplacer par des machines et des ordinateurs. Il est vrai que l’on s’en remet aujourd’hui de plus en plus fréquemment et aveuglément à de soi-disant experts, spécialistes, connaisseurs, médiateurs, coachs, gourous à qui l’on confie sa santé, son alimentation, son sommeil, la gestion de son argent, l’organisation de sa carrière, de ses loisirs, l’aménagement de sa maison, la réparation de sa voiture, l’éducation de ses enfants, son développement personnel, ses relations avec son conjoint, avec ses collègues, etc. Le vieil homme se vante lui de ne rien devoir à personne, de pouvoir faire tout tout seul ! À mon ami qui lui faisait remarquer qu’on n’avait désormais plus beaucoup le choix, le vieil homme répondit, en partant de son côté, qu’il s’en irait de toute façon bientôt, et qu’il n’aura besoin de personne pour cela non plus !

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Il y a bien longtemps que l’on s’est habitué au spectacle, lors de reportages à la télévision, de vaches faméliques dans de lointaines contrées desséchées, escortées de paysans guère plus vaillants qui les menaient vers d’improbables herbages ou points d’eau. Mais cette fois, c’est un vieil éleveur des environs que le journaliste interrogeait et qui lui expliquait que la canicule qui perdure et se répète d’année en année transformait les prés en terrains vagues. Ses vaches, qui dandinaient paisiblement autour de lui et qu’il cajolait de ses mains caleuses pendant l’interview, n’y trouveront bientôt plus rien à manger et il faudra alors les nourrir des fourrages prévus pour l’hiver. Il évoque aussi la possibilité de devoir abattre une partie du troupeau faute de réserve jusqu’à une douteuse meilleure saison. De toute sa longue vie de fermier, il n’avait jamais connu une telle catastrophe – reconnut-il un trémolo dans la voix –, et surtout une telle désespérance face à un avenir qu’on annonce pire encore. Le reportage suivant était consacré à ces titanesques navires de croisière à bord desquels des touristes fortunés et écervelés faisaient le tour du monde en sirotant des cocktails au bord de la piscine.

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Le bon sens et les bonnes intentions ne sont guère partagés, mais bien la conviction que les autres en sont complètement dépourvus. On pourrait même avancer que la force de cette conviction est inversement proportionnelle à l’intelligence et à la bienveillance, probablement selon une subtile logique de compensation ou d’aveuglement. Les fous furieux sont certains d’être bons et sages, alors que les génies et les saints en doutent toujours. Et mon ami est chaque fois surpris de constater que la sagesse et la bonté – pour lui naturelles et universelles – puissent engendrer leur exact contraire chez d’autres : plus on essaie de raisonner l’imbécile ou d’apaiser le bilieux, plus ils seront convaincus d’être manipulés et agressés. Somme toute, il n’y a rien de plus réversible que le bon sens et les bonnes intentions : on est toujours l’idiot ou le méchant de quelqu’un d’autre, aussi difficile que ce soit à accepter ! Le pire est que la bêtise et la malveillance sont plus contagieuses que leur opposé, et que le sage et le doux doivent redoubler de patience pour le rester et finalement ne pas donner raison au fou furieux… en lui cassant la g… comme il le mérite !

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« Dieu est partout ; comment est-ce possible de douter de son existence ? », s’exclame une amie à qui mon ami ne veut ni ne peut donner tort, lui qui s’émerveille de tout. À lui aussi l’infini donne le vertige, le ciel étoilé comme la double hélice de l’ADN, les joyeux gazouillis d’un bébé comme la douce mélancolie d’un cimetière, la délicate fraicheur d’une fleur comme le sourire complice d’un quidam… Pour peu qu’on y soit attentif, toute chose, toute rencontre, tout événement relève d’une part indicible de beauté, de charme, d’étrangeté, comme l’humain, le vivant et le monde eux-mêmes dans leur essence et dans leur complexité. On peut bien sûr invoquer Dieu pour rendre hommage à cette grandeur, à cette harmonie et surtout ce mystère de l’être, et appeler « miraculeuses » leurs manifestations les plus simples comme les plus extraordinaires. Mon ami y souscrirait volontiers pourvu que ce soit seulement une interprétation métaphorique, poétique donc. Car Dieu, quel que soit celui auquel on se réfère, ne peut-être une explication à l’inexplicable, et encore moins une justification à ce qui est sans raison.

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Lors de récentes randonnées en montagne avec moi, mon ami a constaté qu’il avait peu perdu de sa vigueur ni de son endurance à escalader les versants les plus raides. Une fois passée la première demi-heure de mise en jambes, mon ami s’installe calmement dans l’effort sans plus en éprouver les peines, prêt à le poursuivre jusqu’au sommet, entraîné par le balancement de son corps et la régularité de sa respiration à chaque pas. Non seulement il ne ressent plus la souffrance de ses muscles et de ses articulations, mais leur travail efficace lui procure plus que de la satisfaction physique, une forme de plénitude spirituelle. Dans tous les sens du terme, il s’élève, il est transporté. Tout compte fait, le but de l’escalade ne lui importe plus tellement alors que le cheminement le ravit. Comme pour plusieurs autres entreprises, les plus importantes, l’objectif n’est finalement qu’un prétexte, d’ailleurs décevant une fois atteint. Mon ami le constate amèrement quand il doit redescendre sur l’autre versant : c’est alors que ses genoux et ses cuisses accusent leur âge, tandis qu’il risque à chaque pas de dégringoler dans le dangereux pierrier vers la vallée. Suivre sa pente, disait l’autre, pourvu que ce soit en la montant.

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« Du mécanique plaqué sur du vivant », c’est par cette formule que le philosophe Bergson a cru pouvoir expliquer l’énigme du rire qui, depuis Aristote, a défié et défie encore toutes les théories philosophiques, sociologiques, psychologiques qu’on tente de lui donner. Si Bergson avait eu raison, nous devrions tous être hilares de vivre dans un monde qui n’a jamais été aussi mécanisé, standardisé, automatisé, informatisé, robotisé, réglementé, contingenté, stéréotypé, normalisé qu’aujourd’hui, et où ce qui est vivant, spontané, créatif, imprévu, gratuit se réduit comme peau de chagrin ! Il est vrai que les comiques, les humoristes, les bouffons ne manquent pas, dans les salles de spectacles comme dans les médias, mais c’est précisément parce que l’humour – fécond, stimulant, convivial, libératoire, humain – disparaît de notre vie à chacun que nous sommes obligés de recourir de plus en plus à des amuseurs professionnels, de les rétribuer généreusement, d’en faire des figures emblématiques, pour rire… occasionnellement, artificiellement et superficiellement. Même dans ces conditions, on constate que le comique est de plus en plus bridé par le politiquement correct, sinon par des injonctions religieuses. Il n’est pas sûr qu’il rira bien celui qui rira le dernier !

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Il est vrai que mon ami n’a jamais beaucoup aimé les jeux de société, mais il a toujours ressenti une particulière indifférence, sinon une réelle aversion pour le Monopoly. Enfant, il ne trouvait aucun intérêt et encore moins de plaisir à prétendre acquérir des maisons alors qu’une seule suffit pour y habiter. Mater un roi, ramener des petits chevaux au plus vite dans son camp ou composer un mot avec des lettres éparses pouvaient représenter des buts légitimes, mais il ne comprenait pas l’enjeu d’être propriétaire et de gagner de l’argent, même factices. Non seulement c’est grâce à la chance (le double sens de « fortune ») et à des manœuvres (« le sens des affaires ») que le plus prospère l’emportait, mais surtout en dépouillant les autres. Mon ami s’étonne maintenant que dans la réalité, des gens – il en connaît plusieurs – puissent consacrer leur vie, exercer leur intelligence, leur créativité, leur entregent, à acheter et à vendre avec le seul objectif de développer leur patrimoine, de s’enrichir davantage, et d’être heureux et considérés quand ils y réussissent. Quand il rencontre de telles personnes, mon ami ne peut s’empêcher de se souvenir des rares mais pénibles parties de Monopoly de son enfance.

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Ce matin, mon ami s’est mordu la langue au moment où il s’apprêtait à adresser un gentiment compliment à une demoiselle qui nous cédait le passage à un coin de rue. Non pas qu’elle était particulièrement jolie, mais son sourire était tellement lumineux et joyeuse son apparence que le seul le fait de la croiser rendrait heureux pour la journée, lui a-t-il semblé. La mine triste ou seulement indifférente des gens que l’on rencontre habituellement en ville n’est guère aussi stimulante, il faut le reconnaître ! Aussi aurait-il voulu ne serait-ce que saluer la jeune femme et la féliciter pour sa belle humeur rayonnante. Mais non, il s’en est empêché au dernier instant ! N’allait-il pas passer pour un vieux pervers ? N’allait-elle pas se sentir agressée par un macho impénitent ? Les passantes féministes n’allaient-elles pas le lyncher pour outrage public ? Alors, il a passé son chemin discrètement, en gardant son bonheur pour lui tout seul. Plus loin, nous avons dû faire un écart pour éviter deux jeunes hommes et/ou femmes tatoué.e.s, percé.e.s et habillé.e.s de vêtements en lambeaux et chaussé.e.s de godillots selon la mode, qui obstruaient le trottoir pour s’embrasser goulument, à bouche que veux-tu.

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L’homme était jeune, enthousiaste, entreprenant. Quelques années plus tôt, il avait abandonné sa prometteuse carrière dans une importante société d’assurance pour ouvrir un tout petit restaurant dans la même ville, quelques rues plus loin. Passionné d’Italie, il proposait des spécialités toscanes à des clients de plus en plus fidèles qu’il recevait à une table d’hôtes où ils conversaient tous ensemble et où il venait les retrouver entre deux services. Il rayonnait, manifestement heureux de mener la vie dont il rêvait à l’époque où il épluchait d’indigestes dossiers et assistait à d’ennuyeuses réunions. Il suffisait de passer le pas de la porte de son restaurant et l’entendre présenter le menu du jour ou la carte des vins pour se sentir transporté au soleil, sur une terrasse d’un petit village près de San Gimignano, de Luca ou de Sienne. Jusqu’au jour où on l’a retrouvé pendu dans le grenier de la maison de sa mère où il avait trouvé refuge après le départ de sa femme. À la vitrine de son restaurant vide désormais, ses enfants et ses amis ont affiché cette tirade de Cyrano de Bergerac (E. Rostand) : « Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! Non ! Non, c’est bien plus beau quand c’est inutile ! »

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L’interlocutrice de mon ami – apparemment une femme solide et résolue – prétend qu’elle ne va au cinéma que pour y voir des comédies, qu’elle s’abstient de regarder les journaux à la télévision et les émissions déprimantes, qu’elle ne lit que les romans qui se terminent bien et fuient les personnes qui, à tort ou à raison, se plaignent et la démoralisent. Elle estime que la vie est suffisamment difficile pour se charger en plus des malheurs des autres, serait-ce des personnages de fiction. Il en va de sa santé mentale, dit-elle, qu’elle ménage comme d’autres leur taux de cholestérol. Mon ami a d’abord failli lui faire remarquer qu’on ne peut pas vivre ainsi la tête dans le sable (ou les paillettes), mais il s’est ravisé, non seulement parce qu’il est poli, mais aussi parce qu’il s’est dit qu’on n’avait peut-être pas davantage raison de privilégier, comme il aurait tendance à le faire, les problèmes, les désastres, le tragique sous prétexte qu’ils sont plus authentiques. De toutes manières, la multiplication des reportages sur les guerres, les maladies et les catastrophes naturelles ne décourage-t-elle pas, ou pire : n’encourage-t-elle pas à ne rien faire parce qu’il y aurait trop à faire? Une autre manière de se dédouaner, finalement !

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Alors qu’ils échangeaient des propos à bâtons rompus comme à leur accoutumé, l’amie aussi ancienne qu’intime de mon ami lui a fait la réflexion, après un moment d’hésitation, comme s’il s’agissait d’une confidence compromettante, que… les gens l’ennuyaient de plus en plus. Elle semblait bien attristée de constater ce fait indéniable, sans savoir si elle s’en affligeait pour elle-même, qui ne savait plus apprécier la compagnie de ses congénères, à commencer par les membres de sa famille ou de son entourage immédiat, ou si elle en voulait à ses contemporains qui étaient devenus des personnes lassantes, banales, prévisibles. Mon ami a néanmoins opté aussitôt pour la seconde interprétation car lui aussi, confidence pour confidence, trouve les gens – les célébrités comme les quidams, les proches comme les inconnus – non pas plus bêtes, ni plus méchants, non, mais tout simplement… ennuyeux, il n’y a pas d’autres mots ! Il est aussi vrai que quand on a vécu plus d’un demi-siècle et qu’on a forcément fait la connaissance de milliers d’hommes et de femmes, pour autant ne pas être resté enfermé chez soi, les chances de rencontrer d’authentiques originaux se réduit d’année en année. En tout cas, mon ami et son amie ne s’ennuient pas ensemble !

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« Je nage dans le bonheur ! », jubile le vieux camarade de classe devenu le dentiste de mon ami qui ne le rencontre qu’à l’occasion de la visite de contrôle annuelle. Mon ami a d’abord cru que le praticien-copain faisait de l’ironie et qu’il était confronté à quelques problèmes comme tout un chacun. Eh bien non ! Le dentiste de confirmer qu’il nageait bien dans le bonheur, avant de l’enjoindre d’ouvrir large la bouche afin d’exercer son art, et de le réduire par la même occasion au silence pour tenir son habituel soliloque tout le temps que mon ami restera cloué dans le fauteuil. Il semblerait que ce soit une exigence du métier, comme celui de coiffeur, que d’être capable de discourir seul aussi longtemps que le patient (très impatient !) est sous son emprise, sans pouvoir répondre, sans même toujours pouvoir entendre à cause du vrombissement des instruments qu’on lui fourre en bouche. Sans doute le dentiste lui a-t-il expliqué toutes les excellentes raisons qu’il avait de nager dans le bonheur, en dépit des circonstances assez moroses pour la plupart des gens peut-être moins favorisés que lui, mais certainement moins égocentriques. En tout cas, jamais au cours de la consultation, avant ou après le fauteuil, il ne s’est enquis, même brièvement, auprès de son ami si lui aussi allait bien, depuis l’année dernière. Peut-être ne voulait-il pas prendre le risque de gâcher sa bonne humeur, ou de devoir partager le bain de bonheur où il barbotait béatement ?

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La question qui harcèle jour après jour les contemporains de mon ami, les stimule ou les paralyse, de l’enfance jusqu’à leur dernier souffle – précisément au moment de le « rendre », s’ils sont encore un tant soit peu conscients – est de savoir s’ils sont, seront ou ont été heureux. En fait, plus qu’une interrogation ou une obsession, le bonheur est devenu une injonction, proférée par les médias comme par les amis bien intentionnés, les slogans publicitaires et politiques, le marché économique, les réseaux sociaux, la psychologie comportementaliste, le développement personnel, les religions et les philosophies.* Il faut être heureux, ou en tout cas le montrer, quitte à le simuler, sinon il faut se soigner, ne serait-ce que pour se rendre agréable à son entourage : le bonheur comme son contraire sont contagieux ! En fait, le bonheur, ou plutôt son concept est une invention moderne, non seulement artificielle mais intéressée, probablement née en même temps que l’industrialisation, la technocratisation, la commercialisation tous azimuts, et aussi en même temps que les aliénations, les désillusions, les dépressions qui s’ensuivirent. Les générations précédentes, par exemple les parents et grands-parents de mon ami, ne se demandaient pas s’ils étaient heureux, et l’étaient pourtant probablement davantage.

*Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle : Essai sur le devoir de bonheur, 2002

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« Que vais-je bien pouvoir lui dire, cette fois ? », se demande mon ami sur le chemin qui mène au cabinet de son psy. Ils n’ont rendez-vous que de loin en loin, plus pour maintenir le contact, lui semble-t-il, que pour que son état d’esprit évolue… car il n’évolue pas, même s’il change tout le temps. Ses sentiments sont tellement complexes, confus, instables que tenter de mettre des mots dessus revient à les réduire ou à les amplifier, à les figer ou à les exciter, à les réfuter ou à les créer, en tout cas à les trahir peu ou prou. Même s’il est à l’aise et en connivence avec le vieux psychanalyste, il a l’impression de ne pas être vraiment sincère quand il répond à ses questions : ses états d’âme, des plus banals aux plus troublants, ne seraient-ils pas que prétextes à de savants commentaires pour justifier la consultation ? Comme épingler de repoussantes araignées ou de beaux papillons rien que pour les exposer et les scruter sous une vitre. Avec toujours le risque de tomber dans son propre jeu en aggravant le mal-être en voulant l’expliquer, en le rendant réel, patent, persistant alors qu’il s’agissait d’une vague sensation passagère.

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Manifestement inquiète, la vieille dame distinguée ne cesse de tripoter une pièce de monnaie à côté de sa tasse de café vide, puis elle se lève péniblement et, debout devant sa chaise à laquelle elle se cramponne, elle se met à se parler à elle-même à voix basse, comme si elle se demandait où aller, un endroit où on l’attendrait, un époux, un parent, un ami ? À une autre table, un homme fatigué et débraillé regarde dans le vide, indifférent au monde autour de lui. On dirait qu’il revient d’un long voyage et qu’il ne parvient pas à se réadapter à la vie quotidienne. Plus loin, deux autres vieillards se disputent à propos du plateau-repas qu’on vient de leur servir. L’un des deux fait de curieux gestes saccadés, ou pour repousser sa voisine ou pour écarter une mouche. Il finit par renverser son verre qui roule à terre dans un grand fracas, et suscite les réactions les plus vives parmi les autres convives. La malade immobilisée dans sa chaise roulante secoue la tête dans tous les sens en geignant tandis qu’un centenaire étique, effrayé par le tohu-bohu, tente de s’enfuir en traînant les jambes. L’infirmière a toutes les peines à ramener le calme parmi les pensionnaires de la maison de retraite. Et mon ami, empathique avec chacun d’entre eux, se promet de ne jamais les rejoindre.

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C’est indéniable, mon ami est un mécontent né, et plutôt que de s’en faire continuellement le reproche (il ne peut de toute manière ne rien y faire!), il a décidé de cultiver sereinement cet état d’esprit. D’une part, parce que les gens contents, autant satisfaits d’eux-mêmes que du cours des choses, du sort de leurs contemporains, de l’état du monde dont ils sont probablement des prévilégiés, représentent pour lui des contre-exemples. Tant mieux pour eux si tout leur semble bien aller, mais il n’envie pas leur bonheur béat auquel il préfère résolument ses questions, ses inquiétudes, ses indignations. Ensuite parce qu’il est convaincu qu’on progresse davantage en nageant à contre-courant. Il n’a jamais oublié depuis son plus jeune âge, même s’il ne l’a pas toujours comprise ou suivie, la recommandation d’Alain selon laquelle « penser, c’est dire non ! »*. Mais il ne suffit pas de râler sur les imbéciles et imbécillités qui nous empoisonnent tous les jours, de protester contre les absurdités, les barbaries, les tragédies du monde qui avilissent l’humanité. Il faut avant tout refuser, d’une manière aussi absolue que quotidienne, de se contenter d’être et de vivre sans chercher ou donner – vainement, mais qu’importe ! – du sens.

* et qui se prolonge ainsi : « … Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. », Propos sur les pouvoirs, § 139.

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Est-ce mon ami qui devient impatient, ou bien les simples opérations de la vie quotidienne sont-elles devenues plus compliquées ? Se faire couper les cheveux, trouver un artisan fiable, recevoir un conseil d’un vendeur avisé, s’adresser à un guichetier aimable, rencontrer un médecin spécialiste dans l’année, se faire réparer un aspirateur défectueux, récupérer un colis égaré par un livreur, se procurer deux places encore libres au spectacle ou au restaurant, improviser un week-end de liberté, … tout cela relève désormais de la gageure. Il faut prendre des dispositions, des précautions, des réservations, poireauter dans d’interminables files, dérouler des écrans kilométriques, remplir des formulaires kafkaïens, s’enregistrer sur des listes d’attente, pianoter une série de codes au téléphone, languir ensuite sous la torture d’insupportables enregistrements, apprendre finalement qu’il faut retéléphoner le lendemain, espérer un rappel ou un rendez-vous improbable, etc. Le plus compliqué est de comprendre pourquoi sont devenues si compliquées ces simples opérations quotidiennes ? Ces fastidieuses et exaspérantes formalités finissent par nous envahir et nous paralyser alors que la propagande de la modernité fait miroiter une existence si facile, si agréable, si stimulante grâce à ces entreprises hyperdynamiques, à ces technologies hypersophistiquées, à ces experts hypercompétents, à ces employés hypersouriants, à ces produits hyperefficaces au service de la population hyperravie ? Il y a probablement quelque chose que mon ami n’a manifestement pas saisi !!!

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Une nouvelle fois mon ami a-t-il pu vérifier que, selon un paradoxe aussi insensé qu’habituel, les institutions ne peuvent s’empêcher de desservir, sinon de renier les causes pour la défense desquelles elles ont été érigées : les hôpitaux rendent malades, les tribunaux entérinent l’injustice, les écoles suscitent l’ignorance, la politique entretient la désorganisation sociale, l’économie appauvrit la majorité des gens, la recherche scientifique génère l’aveuglement, etc., jusqu’au système démocratique qui est souvent en contradiction avec lui-même. Il n’a pas fallu plus d’un an à mon ami, qui s’était engagé bénévolement dans un important et célèbre organisme caritatif et avait même accepté d’y assumer certaines responsabilités, pour se rendre compte de ce que cachait cette belle façade d’altruisme institutionnalisé.  Non seulement y règnent le plus grand désordre et les motivations les plus diverses, mais l’organisme qui prêche la collaboration, le désintéressement, la concertation s’avère être une oligarchie bureaucratique, directive, anonyme, opaque, opportuniste. Le plus grave étant la parfaite déconsidération que professent les dirigeants à l’égard des bénévoles alors que l’organisme dépend de leur généreux dévouement et de leur travail gratuit. Mon ami a donc claqué la porte et Henri Dunant s’est retourné dans sa tombe !

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Installé à la luxueuse terrasse d’un prestigieux club de golf où il avait été invité par de vagues connaissances, et occupé à observer les élégants joueurs qui dévissaient aimablement à ses côtés, mon ami ne put s’empêcher de penser à une vieille histoire drôle et surtout vulgaire de son enfance. Avant de s’attabler avec ses hôtes à cette terrasse, il avait pu constater qu’il n’était guère doué pour envoyer une si petite balle dans un si petit trou, et surtout que cela ne l’intéressait pas plus que ça, alors que les gens qu’il croisait semblaient au contraire passionné par ce défi. Et la blague ? Il s’agit plutôt d’une devinette : pourquoi joue-t-on surtout au basket dans les ghettos les plus pauvres, au foot dans les banlieues modestes, au tennis chez les petits bourgeois et au golf chez les riches aristocrates ? La réponse est bien entendu en rapport avec la taille relative des balles utilisées et la virilité supposée des joueurs concernés. Ce n’est pas la conclusion obscène de cette plaisanterie de potache qui a fait rire intérieurement mon ami pendant que ses interlocuteurs lui expliquaient les subtilités de la technique du swing, mais l’idée de l’effet qu’aurait cette blague salace si l’envie lui prenait de la raconter tout à coup à la cantonade aux braves gens autour de lui en train de se délecter de leur apéritif et de la bonne compagnie.

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Comme celui qui pend au cou du chat de la maison et qui retentit quand il saute ici ou s’échappe par-là, il semble à mon ami qu’un agaçant grelot soit également accroché à chacune de ses idées, réminiscences ou prémonitions. Au rythme de ses cogitations, ces clochettes se font entendre dès qu’une ou l’autre pensée se présente, pour tinter selon les cas de manière joyeuse, douce, rassurante, ou au contraire grave, triste, menaçante. A fortiori quand on les excite, ce que mon ami ne peut s’empêcher de faire, comme de jouer avec le chat. Une idée ne s’approche sans s’annoncer de loin par son tintement caractéristique ; et voilà mon ami bien ou mal disposé avant même d’en avoir eu connaissance, ni même conscience. Il arrive ainsi qu’il ne sache pas pourquoi tel souvenir provoque un pincement au cœur ou telle perspective le réjouisse autant ? Il se méprend à cause de ce grelot suspendu à leur cou depuis si longtemps et qui l’empêche de les accueillir telles qu’elles sont. À propos, mon ami a décidé de débarrasser le chat de sa clochette qui alertait tous les autres félidés dès qu’il voulait s’aventurer librement dans le voisinage.

 

VI. AU BOUT DES CHEMINS

Mon ami, qui me sait intelligent, bien sûr, s’exaspère que je ne cesse pourtant de tirer obstinément sur ma laisse. Mais n’a-t-il pas fait la même chose toute sa vie, mon ami ? Il est évident que les humains ont tous autour du cou une belle collection de colliers, plus ou moins serrés, discrets, qu’on leur a attachés depuis l’enfance pour les empêcher de vagabonder, ou qu’ils se sont eux-mêmes tressés et noués plus tard, au nom de l’éducation, du bon sens, des convenances, de l’engagement, de la réussite, de la prudence, de belles illusions ou de causes désespérées… et bien sûr de l’amour, des autres mais surtout de l’amour-propre. Qu’elles que soient la longueur et la souplesse de sa laisse, et la douceur ou la sagesse de celui ou de celle qui la tient, mon ami s’est toujours senti à l’étroit dans l’un ou l’autre collier, préférant comme moi s’aventurer sur les chemins de traverse ou les terrains vagues plutôt que de suivre la route toute tracée à côté des autres. Sinon, il s’impatiente, se plaint, se met à titrer à hue et à dia, comme moi encore, à ruer et à se cabrer et, finalement libéré, il s’enfuit à toutes jambes au risque de se perdre ou de se faire renverser par un camion. Il lui arrive aussi de revenir, la queue entre les jambes, parce qu’il était allé trop loin.

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Faut aller de l’avant, dit à mon ami une interlocutrice résolue confrontée comme lui aux affres de l’âge. Mon ami s’interroge sur cette expression et surtout sur cette injonction d’aller de l’avant. Quel avant ? Avant quoi ? N’est-ce pas courir après l’après que nous faisons sans cesse, plutôt que devant l’avant ? Oui, mais le temps avance bien, lui répond la dame qui ne veut pas vieillir, et la vie est un chemin au bord duquel on ne peut pas s’arrêter sous peine de sombrer. Mon ami est moins sûr qu’elle sur le principe que le temps se déroule comme une rivière suit une vallée encaissée, qui porte les bons nageurs et où se noient les mauvais, les fatigués, les indécis. Il voit plutôt le temps comme tombe la pluie, tantôt fine, tantôt orageuse, qui arrose, se répand, imprègne, nourrit et absorbe le monde, et où se mêlent les eaux du passé et de l’avenir sans que l’on puisse toujours distinguer, avant de rejoindre une obscure nappe souterraine. Ou comme roulent les vagues d’une mer aussi insondable, qui vont et viennent, toujours semblables, toujours inédites, et qui déposent selon les cas des trésors ou des décombres sur la plage. En tout état de cause, il arrive souvent à mon ami de douter de l’importance, et même de la réalité d’un avant ou d’un après de ce qu’il en train de vivre maintenant.

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La journée et l’existence ne passeraient-elles pas plus heureusement si on suivait leur insaisissable déroulement et appréciait leurs secrètes correspondances comme la mélodie et l’harmonie de compositions musicales, selon les cas une sonate, un concerto, une symphonie, un duo ou un quatuor, un scherzo, une nocturne, et finalement un requiem. En se laissant porter par leurs mouvements successifs et émouvoir par leurs tempos respectifs : allegro, adagio, andante, moderato, presto, ritenuto… auquel on se conformerait respectueusement comme le chef d’orchestre aux recommandations du Grand Compositeur. Car, malgré les apparences, on n’improvise pas sa vie, on se limite à interpréter chacun à sa manière les mêmes partitions, chacun avec son talent et son instrument propres, mais surtout avec une oreille et un cœur différents. Cette conviction est venue à mon ami en entendant le célèbre musicien Touts Thielemans (1922-2016) conclure à la fin de sa vie que « l’accord parfait qu’[il] préfère, c’est le Mineur Septième : mineur en dessous, majeur au-dessus. Ce doux territoire entre le sourire et les larmes… »

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Mon ami ne compte pas prendre le risque de discuter de la responsabilité d’un violent ou d’un pervers qui prétendrait ne pas pouvoir se raisonner ni se contenir, par rapport à celle d’un épileptique ou d’un dément aussi impuissant. Mais il s’interroge en revanche sur les mérites personnels d’une femme ou d’un homme doué devenu un brillant mathématicien, un musicien virtuose ou un champion sportif. Bien sûr que l’aptitude innée ne suffit pas si le travail acharné ne le fait pas fructifier, mais cette persévérance n’est-elle pas aussi une faculté inscrite dans les gênes, et la motivation, une heureuse disposition redevable aux parents, aux professeurs, aux amis qui ont inspiré et qui ont stimulé le génie (même a contrario) ? Bref, entre l’héritage génétique et les circonstances biographiques, quelle est tout compte fait la marge de liberté, donc la responsabilité – à charge ou à décharge – de ce que ce que l’on fait ou ne fait pas ? Sans être un dément ni un génie, mon ami se pose souvent la question de savoir – lui qui met sur le compte de son esprit d’indépendance toutes les décisions et initiatives, heureuses ou regrettables, qu’il a prises au cours de sa vie – s’il a vraiment choisi ou s’il n’en a que l’impression, entraîné par des inclinations et des conditionnements qu’il ne soupçonne même pas.

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Tant de livres, des couches, des piles, des montagnes de livres sur les étals des bouquinistes serrés côte à côte sur les centaines de mètres qu’occupe la brocante de part et d’autre de la rue. Des livres d’occasion de tous les âges, tailles, couleurs, sur tous les sujets que l’on puisse imaginer, l’art africain, l’existence de Dieu, les voyages en Antarctique, l’Égypte pharaonique, les vedettes de la chansons, la physique quantique, la franc-maçonnerie, l’histoire locale, les collections d’insectes ou de motos, les guerres de toutes les époques, d’obscures archives consulaires, des romans oubliés, d’improbables essais, des herbiers, des recettes de cuisine, des recueils de poésie, des manuels scolaires, des bandées dessinées, de beaux livres reliés. À marcher entre les rangées de livres comme Moïse entre les flots, grisé par l’odeur de vieux papier, mon ami a l’impression que sont déposées et entassées ici sous ses yeux les alluvions des entreprises, explorations et spéculations de l’humanité depuis qu’elle est consciente d’elle même. Des résidus à la fois dérisoires, à la merci d’une allumette comme de l’ignorance ou de la barbarie, mais aussi grandioses eu égard à la passion, à l’intelligence, à l’imagination, à la sagesse, aux talents dont ces livres représentent la trace… et peut-être la promesse, aussi longtemps que les hommes donneront de l’importance aux mots.

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Ce matin, mon ami et moi avons senti, dès que nous sommes sortis de la maison, que la promenade serait toute différente de celles des jours précédents. Après des semaines et des semaines sous la tyrannie de la chaleur dans un paysage d’herbes roussies, de plantes flétries, d’arbres asséchés, l’orage révolutionnaire avait enfin éclaté pendant la nuit pour libérer toute la pluie retenue depuis trop longtemps, qui s’était aussitôt déversée en quelques heures sur la terre assoiffée. Tout était de nouveau calme à l’aurore ; les derniers nuages avaient progressivement découvert un ciel dégagé et lumineux, et le monde, rincé de fond en comble, était maintenant pimpant comme un sous neuf. Mon ami a éprouvé un profond soulagement en parcourant les prés et les bois détrempés derrière moi, aussi exalté que lui. Il respirait à pleins poumons la fraicheur et la légèreté de l’air comme si une nouvelle vie recommençait, mais pour combien de temps ? En fait, la météo n’est jamais mauvaise pour lui, ni la canicule, ni le frimas, ni les giboulées, pourvu qu’ils se cèdent régulièrement la place. Mais les saisons, à l’instar des nations des hommes, semblent être maintenant entrées en guerre les unes contre les autres, les unes plus exclusives et vindicatives que les autres.

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Mon ami a remarqué plus d’une fois que son bonheur à faire quelque chose – à lire un bon livre, à se promener dans la forêt, à écouter un concert, à converser avec un ami, y compris à faire l’amour – était non pas accru comme on pourrait le croire, mais au contraire gâché par la prise de conscience de ce bonheur même. S’il lève la tête pour se dire « Comme je suis heureux de lire un si bon livre ! », c’est fini, il perd à la fois le fil et le plaisir ! Comme si cette accidentelle « présence d’esprit » – dans le sens précis du terme – provoquait soudainement un dédoublement de personnalité entre celui qui pense et celui qui éprouve, au détriment du second. Comment expliquer que la pensée joue ainsi le trouble-fête ? En outre, la mauvaise, elle peut aussi bien aggraver les moments malheureux que saboter les moments heureux ! C’est probablement qu’on donne trop d’importance à la pensée, comme moi, mon ami se plaint-il, qui deviens envahissant si on m’accorde trop d’attention mais reste discret quand on m’ignore. Peut-on cependant jamais se libérer de la pensée, et si non, qu’elle est notre degré de sincérité, de spontanéité, de liberté avec elle dans le dos, qui peut intervenir à tout moment pour nous surveiller, nous diriger, nous juger ? Ne devrait-on pas prendre Descartes à contre-pied et affirmer que quand « je pense, donc je ne suis pas (dans le moment) ».

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C’est une évidence : être, c’est être différent ! À commencer par se différencier de sa mère en s’en séparant brusquement à la naissance, pour ensuite, progressivement, prendre ses distances avec les membres de la famille, les camarades d’école, les voisins du quartier, les collègues au travail, et tous les modèles sociaux, intellectuels, culturels ambiants, afin d’être à nul autre pareil. Ainsi on pense obtenir l’attention dont on a besoin ou qu’on estime mériter, justifier d’être au monde en se distinguant de la masse anonyme des Autres. Si elle stimule l’émancipation, la créativité, l’épanouissement, la recherche de la différence peut aussi conduire à tous les excès comme servir de prétexte à toutes les lubies. Il faut aussi éviter que la différence mène finalement à un isolement contreproductif puisque plus personne ne serait là pour inspirer et confirmer nos particularités. Aussi la vie est-elle un compromis perpétuel, un subtil dosage entre ressemblances et différences, comme la mode en donne l’exemple le plus caricatural puisqu’il faut s’y conformer sans le montrer ou faire semblant de l’ignorer. Mais c’est surtout avec soi-même, se dit mon ami, avec ce que l’on a été ou ce que l’on croit être, qu’il faut rechercher la différence, sous peine de périr… d’ennui en tout cas

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Quand nous nous promenons – ce qu’il apprécie de plus en plus – mon ami a l’impression que tout lui parle : les paysages l’accueillent bras ouverts, les sentiers lui font toutes sortes de courbettes, les arbres se dressent en haie d’honneur, le ruisseau l’accompagne en bavardant, une chapelle discrète l’attend derrière les fourrés pour quelque méditation, une clairière l’encourage à se reposer, parfois la pluie fait des confidences, parfois un rayon de soleil entre les branches fait des promesses. Et bien sûr les oiseaux qui appellent une fois à droite, une fois à gauche, puis s’en vont à son approche. Mais c’est surtout moi qui le sollicite, parce que je voudrais tantôt presser le pas, tantôt prendre un autre chemin, tantôt jouer au bâton ou à cache-cache, ou bien poursuivre un chat ou un joggeur. Quand nous nous arrêtons, mon ami s’émeut si je le regarde dans les yeux en penchant la tête d’un côté puis de l’autre, comme pour lui demander si on peut imaginer un meilleur moyen de passer son temps qu’en se promenant tous les deux dans les bois. Eh non ! Mon ami ne connaît rien de mieux ! Il me caresse et nous repartons en dialoguant avec les arbres et les oiseaux.

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Sont attirantes toutes les femmes qui dansent le tango, et séduisants les hommes qui les font virevolter. Peu importe leur silhouette ou leur âge, ces couples ont grande allure à papillonner sur le parquet au rythme de la langoureuse mélodie. Bienveillantes, les dames accompagnent les moindres impulsions de leur cavalier, suivent le geste qui les guide, le pas qui les conduit. Cambrées sur leurs talons, elles jouent de leurs jambes galbées avec autant d’assurance que de grâce, balancent sensuellement les hanches, tournent fièrement la tête pour porter loin leur regard. Les hommes savent bien que ce n’est pas à eux que se donnent les belles danseuses qui acceptent de se laisser mener le temps d’un tango, mais à la musique. Ils n’en sont que plus dignes et empressés en échange de l’honneur qu’elles leur font de leur accorder cette danse : ils glissent avec précaution leurs pieds, ils ajustent leur posture, retiennent leurs mouvements pour ne pas brusquer leurs cavalières, de peur de rompre le charme et de voir s’envoler le papillon.

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Il y a des jours, plus particulièrement de sombres soirées d’automne, où mon ami a l’impression que sa maison, ses pièces, ses meubles, ses objets, tout chez lui est recouvert d’une mince mais irrémédiable pellicule de poussière. Aussi légères soient-elles, même imperceptibles selon les visiteurs auxquels mon ami en parle, ces fines particules sont l’irrémédiable empreinte du temps, et le signe que les choses un jour précieuses et les passions d’antan perdent inévitablement de leur valeur, comme un vin qui vieillit mal et s’affadit définitivement. Ces livres qu’il a lus et relus avidement, mais qu’il n’ouvre plus, ces tableaux dont il avait longtemps rêvé, mais qu’il ne voit presque plus, cette clarinette sur laquelle il s’est escrimé des années durant, mais qui reste maintenant muette, cette chambre où il se réfugiait souvent comme sur une île déserte, mais dont la porte reste fermée, ces innombrables statuettes, gravures, bibelots, souvenirs de séjours et de voyages lointains dont il ne se rappelle plus aujourd’hui la provenance. Tout cela, et le reste dans sa mémoire, s’est empoussiéré, sans espoir que le plumeau ou le chiffon ne puissent jamais leur rendre leur lustre !

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Mon ami vient de comprendre pourquoi le monde va mal et que cela ne changera pas bientôt. Nous nous promenions dans les bois, comme chaque matin, quand nous avons été rejoints par un groupe d’employés communaux, gantés de caoutchouc et habillés en salopettes étanches, équipés de pelles, de râteaux, de brouettes, de grands sacs, qui se préparaient à aller nettoyer un dépôt d’ordures clandestin, dans la clairière au bout d’un petit chemin. Ravi qu’on débarrasse enfin la nature de ces détritus qui y rouillaient et pourrissaient depuis des mois, mon ami a échangé quelques mots avec ces chevaliers de la propreté, les a complimentés pour leur mission bienfaitrice, non seulement en faveur des arbres et des habitants du coin, mais aussi pour la planète entière ! Chemin faisant, mon ami remarque que les employés ignorent une, puis deux, puis plusieurs canettes et bouteilles vides qui trainaient dans les fourrés, sous les arbres. Comme il n’a pu s’empêcher de s’étonner qu’ils ne ramassent pas ces détritus qu’ils voyaient aussi bien que lui, il s’est entendu répondre assez vertement, comme s’il se mêlait que ce qui ne le regardait pas, que ces braves gens étaient chargés de nettoyer uniquement la décharge de la clairière au bout du chemin, pas ailleurs.

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Mon ami n’est pas malheureux, ni déprimé, ni abattu, ni surmené, ni affaibli, ni désespéré, ni blasé, ni malade du foie, du cœur ou de la prostate. L’explication qui convient le mieux pour décrire son état d’esprit est d’envisager qu’il est en deuil. Rien n’y paraît de l’extérieur, il vit comme avant, assume ses tâches et ses rôles, prend même des initiatives et y trouve même du plaisir, mais il est bien en deuil, un peu fermé, détaché, démuni. Quelque chose vient de mourir, en lui ou autour de lui, sans qu’il ne sache trop quoi, qui lui manque et le rend triste, même si on s’habitue à tout. Cette curieuse disparition n’a pas changé sa vie en fait, mais bien la manière de la vivre, de l’apprécier, de l’éprouver. Il a déjà perdu un père, un amour, un ami, un maître, mais c’est plutôt un enfant dont il se sent être en deuil aujourd’hui. Probablement l’enfant ingénu qu’il était resté jusqu’il y a peu encore, qui croyait être bienheureux une fois arrivé à cet âge, simplement content de l’homme qu’il serait devenu, de l’existence qu’il aurait menée, de la vie et du monde qui seraient meilleurs que celui de ses parents et qui seraient encore meilleurs pour ses enfants.

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Mon ami a récemment dû se rendre dans la capitale tôt le matin dans un de ces premiers trains bondés de « navetteurs ». Ces fonctionnaires de tout âge et condition, mais qui affichent et inspirent le même ennui, font quotidiennement l’aller-retour pour investir les bureaux de tous ces ministères, administrations, régies, organismes, directions générales,… de la cité. Mon ami s’est rappelé avoir été brièvement un de ces navetteurs – le plus déprimé, sans doute – au tout début de sa carrière, puis les avoir côtoyés occasionnellement par la suite. Il n’a jamais été très à l’aise au milieu de ce peuple de migrants journaliers qui se massent aux guichets, se précipitent dans les cafétérias, se marchent sur les pieds, s’interpellent à grands cris dans le hall, se pressent sur les quais, se disputent pour une place à côté de leurs comparses, puis se mettent à détailler les faits et gestes de leur chef de service avant de s’endormir sur leur journal la bouche ouverte. Comme toujours enfouis dans ses réflexions, mon ami a finalement raté son train. Il a pris le suivant, celui des retraités, les voyageurs à petits pas, aux regards amusés, aux chuchotis complices, qui vont passer une belle journée à la mer.

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Est-ce normal, se demande mon ami, d’être si souvent ému, au point d’avoir la larme à l’œil au moindre moment heureux, visage souriant, geste généreux, paysage accueillant, propos amical, chanson douce, nouvelle rassurante, comme si c’était chaque fois de surprenants… et tristes événements ? Et, en revanche, de se mettre sourire (en coin) devant toutes les inepties, les malveillances, les violences qu’il voit commettre autour de lui ou dans le monde, comme elles n’étaient qu’une caricature de ses prévisions les plus pessimistes. D’ordinaire, les gens n’ont-ils pas l’habitude de se réjouir sans arrière-pensées des bons côtés de la vie, et de regretter les mauvais côtés du genre humain, et espérer qu’il s’amendera un jour ? Et la sagesse n’exigerait-elle pas de rester impassible dans tous les cas puisqu’il faut s’attendre  au meilleur comme au pire, qui peuvent à tout moment s’inverser ? Mais mon ami ne suit pas davantage l’exemple de la majorité que les conseils des philosophes ; il a souvent l’impression de prendre la vie à contrepied, sans comprendre pourquoi ?

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La bête noire de mon ami, ce n’est pas moi – quelle idée !!! – mais l’administration. Il l’exècre autant qu’il la redoute : il vit avec l’angoisse qu’elle ne le happe entre ses mâchoires biscornues, l’entraine dans ses rouages inextricables et au bout d’une longue et molle digestion l’abandonne comme un étron. Selon lui, le Léviathan bureaucratique corrompt tout ce qu’il touche. Les belles idées et grandes causes se transforment aussitôt en un imbroglio de règlements, de prescriptions, de complications, déclenche un déferlement de procédures, de négociations, de délégations, et génère une gangrène de prétentions, de rivalités et d’humiliations. Comment l’administration pourrait-elle être autre chose qu’une prison, prétend-il, avec ses grilles horaires, ses organigrammes du personnel, ses plans de carrière, ses prévisions budgétaires, ses objectifs trimestriels… ? Il suffit de voir la grise mine des misérables fonctionnaires qui sortent écervelés, laminés, déprimés de la machine administrative, soir après soir, jusqu’à la retraite. Depuis qu’elle s’est accouplée à l’hydre informatique, l’administration se montre encore plus monstrueuse, tentaculaire, tyrannique, étouffant les femmes et les hommes qui ont le tort de mettre un doigt dans l’engrenage. Le moment d’effroi passé, mon ami se remet à compléter consciencieusement les différentes cases du formulaire en ligne que lui réclame un quelconque service public.

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Souvent mon ami se réveille au milieu de la nuit. Il est d’abord déçu de ne pas profiter plus longtemps du sommeil et inquiet par la perspective de devoir tenir une nouvelle journée de fatigue. Mais il se réjouit ensuite d’avoir deux ou trois heures à sa disposition avant que le monde ne se réveille à son tour et ne l’oblige à se lever et à s’activer. Sous la lampe de chevet, l’univers ne compte encore que lui qui tient frileusement son livre au-dessus des couvertures, en compagnie de l’écrivain inconnu mais si proche dont mon ami partage les pensées intimes au fil des pages depuis plusieurs jours, sans oublier le chat qui monte la garde à son poste habituel au pied du lit. Il se sent en parfaite harmonie avec ses compagnons de papier et de poil, comme avec sa belle et grande amie la solitude, inspirante et bienveillante, qui leur donne rendez-vous aux petites heures. Sous son égide, la nuit n’est pas sombre, froide, déserte, mais au contraire lumineuse et chaleureuse ; et l’aube qui éclairera tout à l’heure la fenêtre puis la chambre puis le monde, en sera l’heureux prolongement. Ce sont les matins que mon ami préfère !

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Mon ami a eu un jour l’occasion de rencontrer un jeune politicien qui venait à peine de terminer ses études, mais qui était déjà très engagé et actif et qui, surtout, faisait montre d’une ambition et d’une assurance aussi prometteuses l’une que l’autre. Lors de l’entretien, il a décrit son écolage par les anciens, car la politique, cela s’apprend !  Il a notamment énuméré les trois règles d’or du discours politique qu’il avait déjà bien assimilées. D’abord, toujours faire des promesses, même si elles sont impossibles à tenir car il faut satisfaire séance tenante, peu importe si c’est pour décevoir après. Ensuite, toujours mettre les bonnes nouvelles à son crédit, même si on n’y est pour rien, et accuser les autres des mauvaises nouvelles, même s’ils n’y sont pour rien. Enfin, même si la proposition d’un adversaire politique est raisonnable, pertinente, voire la seule possible, proclamer qu’on est pas d’accord, ne serait-ce qu’à propos d’un détail mineur, voire inexistant, et reformuler la même proposition mais en d’autres termes, ou bien tout simplement la saborder. A-t-on vraiment raison d’espérer que les jeunes vont changer le monde ?!

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Je ne suis certainement pas un modèle de bon toutou : je suis plutôt impétueux, vadrouilleur, obstiné, imprévisible… Les séances de dressage auxquelles mon ami m’avait amené au début n’avaient servi qu’à m’exciter davantage. Tourner en rond, s’arrêter au coup de sifflet, s’asseoir au pied, repartir pour s’arrêter de nouveau dix mètres plus loin, ça ne m’intéressait pas plus que cela ; et mon ami – qui s’ennuyait tout autant – ne pouvait pas me donner tort. Nous nous sommes donc excusés après quelques semaines. Je ne serai jamais un animal de concours ou de cirque, c’était entendu ! Mon indiscipline est d’ailleurs la preuve la plus irréfutable de la célèbre intelligence de ma race. Mon ami et moi nous sommes donc habitués l’un à l’autre pour vivre depuis lors assez harmonieusement la plupart du temps. Mon ami a même la gentillesse de me trouver des qualités assez rares chez les humains, selon lui : ma sincérité et mon affection, aussi indéfectibles l’une que l’autre, me flatte-t-il. Mais peut-être exagère-t-il un peu ?

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Il est de belles journées, pleines, lumineuses, tranquilles, sans rien prévu à son agenda, où tout semble s’accorder pour stimuler mon ami, lui inspirer de bonnes idées, l’encourager à prendre des initiatives,… mais qui passent sans qu’il puisse en profiter comme il s’en réjouissait. Ce n’est pas qu’il se sente déprimé, fatigué, ennuyé, non !  Il ne manque pas de projets ni de détermination : il s’installe à son bureau et s’obstine, mais aucune phrase ne lui vient spontanément à l’esprit ; il se met à lire, mais il perd aussitôt le fil des propos de l’auteur ; il se prépare à sortir avec moi pour une balade, il y renonce finalement à cause de la pluie, ou à cause d’une autre idée qui lui vient en tête mais qu’il ne mènera pas à bien non plus. Il se met de la musique qu’il aime bien, mais il quitte la pièce sans même l’avoir entendue. Pour s’activer, il se fait un café qu’il oublie sur la table de la cuisine. Le soir venu, il a mauvaise conscience d’avoir gaspillé cette belle journée, pleine, lumineuse, tranquille, qui lui était donnée et à laquelle il aspire pourtant quand il est pressé par le temps, occupé à différentes tâches ou harcelé par des importuns. En fait, on ne jouit de son bonheur que s’il nous est rarement ou durement octroyé.

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Négligée, trompée, bafouée, la démocratie touche apparemment à sa fin, craint mon ami. Plutôt que d’associer leurs intérêts, leurs intelligences et leurs forces devant les menaces de plus en plus graves pour la paix du monde et la survie de la planète, nous nous mettons à choisir des leaders d’extrême-droite, sans nous défier de l’exemple des dictatures qui sévissent ailleurs. Alors que nos parents et grands-parents ont durement combattu pour la liberté, l’égalité, la fraternité –, ne sommes-nous pas comportés ensuite comme des enfants gâtés ? Ne nous sommes-nous pas laissé aveugler, tromper, manipuler par des bonimenteurs, politiciens ou marchands, de plus en plus avides, hypocrites, corrompus qui ne sont démocrates que de nom. La démocratie n’a-t-elle pas péché par ingénuité, d’avoir surestimé ses citoyens et leurs représentants qui ne sont plus à la hauteur de ses exigences ? Il y a en tout cas de forte chance que l’histoire se souvienne un jour de la démocratie non comme du couronnement de l’humanité, ainsi qu’on l’espérait encore il y a une génération, mais comme de quelques périodes exceptionnelles au cours du déroulement de sa chaotique destinée.

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Après avoir passé une longue et passionnante soirée avec une vieille connaissance, un original qu’il rencontre de loin en loin, mon ami se faisait la réflexion que s’il a autant plaisir à discuter avec lui comme avec quelques autres interlocuteurs de prédilection, c’est qu’ils sont tous du même genre: des hurluberlus qui affectionnent les questions impertinentes, les problèmes insolubles et les causes désespérées, et peuvent en parler des heures durant. Il n’y a pas de quoi se réjouir d’appartenir à cette improbable confrérie des empêcheurs de tourner en rond, des coupeurs de cheveux en quatre et des pourfendeurs de moulins à vent, qui sont généralement d’incurables anxieux et d’impénitents rêveurs que la vie quotidienne embarrasse. C’est qu’ils s’arrêtent à chaque idée reçue, s’interrogent sur la moindre évidence, digressent et extrapolent à la première occasion. Si, ensemble, ils s’amusent comme larrons en foire, ils ne sont pas toujours de bonne compagnie pour les pragmatiques – leurs frères ennemis – pressés d’aller de l’avant, de prendre des décisions définitives et d’obtenir des résultats concrets. Ce sont pourtant les hurluberlus qui auront le dernier mot, je vous le dis !

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Comme s’ils avaient été dessinés dans le sable, les points de repères – même ceux qu’on aurait pu croire indiscutables – s’effacent sous les vagues impétueuses et imprévisibles des médias, des réseaux sociaux, des dictats des modes et des idéologies. Devient problématique et même indécent, au risque de passer pour un vil fasciste, d’évoquer d’hypothétiques différences entre les hommes et les femmes, les jeunes et les aînés, les laïcs et les religieux, les progressistes et les réactionnaires, les étrangers et les autochtones, et leurs pensées, us et coutumes respectives, mais aussi de chercher à distinguer les victimes des coupables, les intègres des corrompus, les savants des charlatans, les démocrates des démagogues, … Il y en a même qui contestent la différence entre les humains et les animaux, ce qui n’est pas forcément gentil pour nous, oserais-je dire ! Ne restent que les célébrités d’un jour qui font l’objet de la faveur ou de la vindicte publiques pour avoir dénoncé de nouvelles discriminations, et apporté leur contribution à un monde apparemment indifférencié où les gens, en réalité, s’opposent, se détestent et se maltraitent à tour de rôle.

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Il n’y a rien que mon ami apprécie autant que la discussion, voire la polémique car il estime que c’est en confrontant des points de vue que l’on a le plus de chance, non seulement de nuancer et d’enrichir le sien en profitant de ceux des autres, mais surtout de s’élever à des niveaux supérieurs de compréhension des gens et du monde, là où s’élargissent les perspectives et se résolvent les divergences dans d’harmonieuses et généreuses synthèses. Aussi est-il exaspéré par les interlocuteurs qui assènent leurs certitudes sans admettre de les mettre en cause, sans même imaginer que d’autres pourraient avoir un autre avis. Leur intraitable obstination, parfois agressive, est généralement à l’image de la médiocrité de leur argumentation. C’est face à ces esprits bornés ou égocentrés (ce qui est probablement la même chose) que mon ami fait la triste constatation des limites de sa sagesse. Alors qu’il devrait accepter sereinement cette attitude même s’il la réprouve, il ne peut empêcher qu’en son for intérieur grandissent la colère en même temps que son sentiment d’impuissance devant tant de bêtise et d’arrogance. À chacune de ces occasions, il fait l’expérience intime du paradoxe de la tolérance qui doit accepter l’intolérable et l’intolérance, même s’ils la mettent en danger.

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Les humains ne parlent que de guerres, de pénuries, d’injustices, de corruptions, de massacres, de destructions, d’asservissements, de grèves, de catastrophes, de génocides, de pollutions, de dictatures, de bombes, de haines, de misères, de tortures, de pandémies, de scandales, d’oppressions, de violences, de famines, de vengeances, d’emprisonnements, d’ impostures, … Faut-il qu’ils soient sourds, aveugles et idiots – ou bien qu’ils passent leur temps à ne regarder que les publicités, les jeux et les feuilletons à la télévision – pour ne pas constater que le chaos planétaire a commencé et qu’il y a peu de chance qu’il aboutisse un jour à un nouvel équilibre, à la période de prospérité et d’harmonie que des illuminés annoncent pour plus tard, probablement quand quelques survivants se prélasseront dans des bulles et tous les autres humains seront remplacés par des machines. Mon ami a calculé que, proportionnellement, il ne reste peut-être pas plus de temps à vivre à l’humanité qu’à lui-même. Les personnes de sa génération peuvent s’estimer heureux d’avoir pu connaître de belles années. Non pas que ces années passées aient été faciles, paisibles, agréables – l’existence de beaucoup est au contraire plus confortable aujourd’hui – mais tout le monde croyait alors qu’arriverait bientôt un monde meilleur. Maintenant on sait que c’est le pire qui arrive inéluctablement !