Michel : le vertige de la littérature

Plusieurs générations d’alumni ont probablement souffert de problèmes de scoliose ou de torticolis à cause de ce professeur excentrique qui avait définitivement pris ses campements dans le fond de la classe plutôt qu’au pupitre devant ses élèves qui étaient donc contraints de se contorsionner pour suivre son cours. On n’a jamais su pourquoi M. Michel avait un jour décidé de s’installer à la dernière table contre le mur, sur laquelle il étalait chaque jour les livres, les journaux, le paquet de cigarettes, la tasse de café, et tous les autres accessoires indispensables à l’enseignement de la littérature française. À moins qu’il ne se promène à grands pas entre les bancs en pérorant et en gesticulant, une autre de ses fantaisies qui donnait le vertige aux élèves obligés se tourner dans tous les sens pour ne pas le perdre de vue, tout en essayant de prendre quelques notes au vol dans leur cahier. En tout cas, on ne l’a jamais vu utiliser le tableau noir qui, dans sa classe, était pur élément de décoration.

Michel se distinguait aussi des autres enseignants de notre respectable lycée par ses jeans serrés, ses cols roulés, ses vestons à carreaux, ses écharpes bariolées, ses chapeaux d’artiste, tenues qui ne passaient évidemment pas inaperçues à l’époque, a fortiori à son âge que ne trahissaient peut-être pas sa fringante allure, mais bien son visage tout chiffonné et la calvitie qu’il ne parvenait pas à dissimuler sous sa tignasse de cheveux blancs. Ses airs de vieil aristocrate désinvolte étaient soulignés par l’accent parisien qu’il affectait et ses grands gestes théâtraux. Pour terminer le portrait, signalons qu’il avait le teint hâlé à longueur d’année, comme s’il revenait à peine d’une station de sports d’hiver ou d’une plage polynésienne, ce qui était parfois le cas, à en croire les indiscrétions dont il nous faisait souvent profiter. Il n’en fallait pas plus pour donner à ce dandy une réputation d’homosexuel, de « chochotte » comme ses étudiants le qualifiaient, bêtement, sans doute, mais sans méchanceté aucune tant nous l’aimions bien.

Et c’était partagé, à entendre les « mes enfants », « mes chéris » et même « mes lapins » qu’ils adressaient sans arrêt – avec à peine une pointe de dérision – aux bandes de gaillards de dix-sept ou dix-huit ans qui se succédaient dans sa classe, et à qui il a appris à lire et à écrire consciencieusement, et surtout à y trouver du plaisir. Le temps passait vite avec lui, son cours consistant surtout en de jubilatoires conversations entre personnes de bonne compagnie, même s’il était quasiment le seul à tenir le crachoir. Il acceptait les bavardages et les apartés, mais chacun l’écoutait comme si c’était à lui personnellement qu’il s’adressait. Ce qui était le cas quand il se levait de son recoin ou arrêtait ses déambulations pour s’approcher de l’un d’entre nous et lui faire des compliments à propos de la couleur de sa chemise ou la pertinence d’une réponse (chaque fois que je lis ou écris l’adjectif « guilleret », je me souviens encore maintenant des félicitations qu’il m’avait values). Les critiques étaient rares, mais quand elles tombaient sur tous ou sur seulement un d’entre nous, généralement pour cause d’apathie ou de médiocrité, elles étaient cruelles, cinglantes, dévastatrices. Nous avions jusqu’à la leçon du lendemain pour nous en remettre.

Michel avait décrété que les conventions, les poncifs et surtout l’ennui n’avaient pas droit de cité dans sa classe. Il était évident qu’il se donnait en spectacle, mais n’est-ce pas peu ou prou le lot de tous les enseignants, ceux qui ont la vocation en tout cas ? Il faut reconnaître que le cabotinage ou au moins la mise en scène n’est pas une déformation mais une exigence professionnelle que notre professeur de lettres assumait pleinement. Alors que ses collègues devaient probablement brider ou forcer leur nature, lui donnait libre cours (précisément !) à la sienne dans la classe. Quand on aime ce métier, la spontanéité est la meilleure des méthodes, de loin préférable à toutes celles que les experts peuvent recommander ou pire : imposer. C’est la raison pour laquelle nous sommes sans aucun doute très nombreux à nous souvenir de notre professeur de lettres, de sa personnalité extra-ordinaire comme de son enseignement qui ne l’était pas moins.

Pour lui, la littérature constituait une réalité plus vivante, plus riche et plus dense que l’existence quotidienne qui n’est finalement qu’un pauvre décor pour marionnettes derrière lequel se cachent les personnes authentiques, les émotions sincères, les événements significatifs. Il abordait les œuvres au programme et toutes les autres qu’il convoquait à tout bout de champ non seulement en connaissance de cause, mais par expérience personnelle. Ils étaient effectivement tous de ses amis, les Roquentin, Alceste, Rastignac, Meursault, Jacques (le Fataliste), Bardamu, Zazie, Fabrice (Del Dongo), Mme Arnoux, Jean Valjean, Colin, Iseult et tous ces autres personnages avec lesquels il entretenait de toute évidence des relations intimes et assidues depuis longtemps. Il était aussi à tu et à toi avec ses auteurs de prédilections qui n’avaient pas de secrets pour lui.  Les livres que nous devions lire au rythme de deux ou trois par semaine (tout à fait possible à une époque où la télévision n’était pas encore envahissante et abrutissante) n’étaient finalement que des transcriptions des confidences qu’il en avait reçues.

À ses trousses, la littérature devait progressivement pour nous aussi un univers familier qui s’étendait et s’approfondissait au fur et mesure que nous le découvrions. C’est à lui que devons le sentiment, sinon la conviction que la réalité est multiple et que ses manifestations empiriques n’en constituent finalement qu’une version parmi d’autres, et certainement pas la plus intéressante. Le monde constitue un feuilleté que l’on peut investir à différents niveaux, ou une pâte molle à laquelle chacun peut donner toutes formes que lui inspirent son imagination et son talent. Il nous répétait que nous devions devenir, le jour même, le personnage du roman que nous étions en train d’écrire de notre vie. Un geste, un mot, une seule pensée permettent de changer le cours de notre histoire personnelle à tout moment, pour en faire une épopée, un drame ou une comédie, peu importe pourvu qu’on puisse échapper à l’ennui mortifère et à l’affligeante banalité.

Les exigences de la réalité scolaire nous attendaient cependant à la fin du quadrimestre, quand notre cher M. Michel nous demandait de recopier mot à mot dans nos cahiers presque vides des pages entières d’une anthologie prise au hasard au cas où un inspecteur soupçonneux et besogneux se mêlerait de contrôler le travail qu’il avait fait avec ses élèves semaine après semaine.