L’ubérisation de l’enseignement des langues

[Le « Billet du Président », Le Français dans le Monde, n° 422]

J’ai récemment rencontré une enseignante qui exerce son métier dans des conditions qui sont peu habituelles, mais pour combien de temps encore ? Cette collègue, qui vit en Angleterre, enseigne le français à des apprenants en Australie, aux Etats-Unis, en Inde, en Espagne et bien ailleurs encore, par l’intermédiaire d’un site internet dont les responsables se trouvent à Shanghai. Dans son cas, l’enseignement à distance n’a jamais aussi bien porté son nom !

La collègue en question est très contente de ce système qui lui permet d’organiser son emploi du temps comme elle le souhaite, de rencontrer des publics très divers, souvent très motivés, de participer en quelque sorte à leur vie quotidienne et de parfois les suivre pendant plusieurs années. Je suppose que ses apprenants sont aussi satisfaits, comme le prouvent certainement les avis favorables qu’ils publient sur la plateforme et qui amènent d’autres apprenants à notre collègue qui doit maintenant en refuser, m’a-t-elle dit.

Les sites pour apprendre les langues, déjà nombreux, vont certainement encore se développer, que ce soit sous la forme d’écoles de langues virtuelles qui proposent des programmes de cours complets assurés par des enseignants diplômés, sanctionnés par des évaluations en bonne et due forme, et récompensés par une certification reconnue, ou de simples plateformes qui se limitent à mettre en rapport des apprenants qui cherchent des occasions de converser en langues étrangères, que ce soit pour s’initier ou se perfectionner, que ce soit avec des enseignants diplômés ou des tuteurs natifs.

Comment se plaindre de telles opportunités ainsi offertes à tous les profils, à tous les projets, à tous les budgets, pour apprendre toutes les langues du monde grâce à des contacts directs et stimulants avec des spécialistes ou des autochtones ? Comment les clients pourraient-il être trompés s’ils peuvent prendre auparavant connaissance de la présentation de l’enseignant et des commentaires des précédents élèves, et s’ils peuvent abandonner le cours à tout moment s’ils ne sont pas contents ?

Mais les enseignants « traditionnels » ont-ils à craindre, à l’instar des taximen, des artisans, des gens de service, cette ubérisation – inévitable, semble-t-il – de leur métier, c’est-à-dire une libéralisation de son exercice pour mettre en relation directe les professionnels et leurs clients, grâce aux nouvelles technologies, sans passer par une institution organisatrice ou un système de régulation ? Dans le cas de l’enseignement (des langues), on ne peut pas parler de concurrence déloyale de la part des uns, ni de prise de risque inconsidérée de la part des autres comme dans d’autres cas.

Se pose seulement la question de la protection du statut d’enseignant de langue et de la crédibilité des études et formations qui y préparent. Beaucoup de personnes, un peu attentives et informées, peuvent mener efficacement des conversations dans leur langue avec des apprenants allophones, mais d’autres prestations didactiques et linguistiques requièrent des compétences plus spécialisées. Il faut donc s’entendre précisément sur ce que les uns recherchent et les autres proposent, d’autant qu’un apprenant n’est pas toujours à même de juger de la pertinence des cours que lui dispense un tuteur pourtant très sympathique. Existe aussi le risque que certaines institutions renvoient leurs étudiants à ces enseignements ouverts en ligne à la place de les assurer elles-mêmes, se contentant d’évaluer les résultats.

L’enseignement comme la pratique des langues étrangères sont décidément en pleine mutation, à tous points de vue, sans que l’on puisse savoir quels en seront les effets à long terme !?