Les nouveaux contextes et défis de l’enseignement du français dans le monde

[Conférence au Cercle Richelieu Senghor, mardi 9 octobre 2018, au Sénat – Palais du Luxembourg]

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Membres du Club Richelieu,
Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités,

C’est un honneur et un bonheur de pouvoir m’adresser à une assemblée aussi prestigieuse dans un endroit qui ne l’est pas moins. Je tiens donc à commencer par remercier chaleureusement pour son invitation M. Alban BOGEAT, Président du Cercle Richelieu Senghor de Paris, et par vous remercier toutes et tous pour votre participation à cette soirée. Je tiens aussi à rendre hommage à votre illustre Société devant laquelle il m’a déjà été donné de m’exprimer à l’une ou l’autre occasion, chez vos confrères de Verviers et de Liège, dans une ambiance aussi stimulante que conviviale. Cela pour vous dire tout le plaisir que j’ai à partager avec vous ces quelques réflexions et que j’aurai à entendre vos réactions.

Je commencerai par une anecdote tout à fait récente. La Fédération Internationales des Professeurs de Français (FIPF) que je préside depuis deux ans, s’est engagée à préparer un plaidoyer pour l’enseignement du français dans le monde. Les enseignants ne peuvent effectivement plus se contenter d’enseigner le français, mais il leur faut également le promouvoir auprès de leurs publics et interlocuteurs respectifs. Le but de la FIPF est donc de les aider à encourager les élèves et les étudiants, mais aussi des professionnels dans différents domaines, à apprendre ou à continuer à apprendre le français malgré des circonstances qui ne le favorisent pas toujours. Pour mener à bien ce projet, nous avons consulté des argumentaires déjà disponibles, sondé des étudiants et des enseignants sur tous les continents, interrogé des collègues et d’autres spécialistes. Ce plaidoyer sera bientôt fin prêt, grâce aux bons soins de M. Stéphane Grivelet, Secrétaire Général de la FIPF, que je remercie en passant; et il sera largement diffusé en janvier 2019 (année du cinquantenaire de la FIPF) à l’intention des 80.000 professeurs de français du monde affiliés à l’une des 200 associations de la FIPF, comme à l’intention de nos partenaires dont je suis ravi de voir plusieurs représentants dans cette salle, ce qui me permet de leur redire toute notre gratitude pour leur soutien fidèle.

Il y a quelques semaines, je présentais – assez fier de nous – le résultat de cet important travail à un auditoire de jeunes professeurs étrangers qui semblaient assez convaincus par les raisons invoquées, à savoir que le français est une langue attrayante, utile, importante et à la disposition de tout le monde – ce sont les quatre grandes catégories d’arguments que nous avons retenues. Quand une jeune collègue m’a fait cette remarque, aussi pertinente que contrariante, que notre plaidoyer – ses principes en tout cas, puisque je n’en présentais qu’une synthèse – pourrait tout aussi bien convenir pour promouvoir l’allemand, le chinois, l’arabe…. Elle avait bien entendu raison ! Toutes les langues sont attrayantes, utiles, importantes et à la disposition de tous ; seules les circonstances et les détails peuvent changer, pas ces principes.

Je ne crois effectivement pas au génie d’une langue et d’une culture, mais bien au génie de ceux qui les pratiquent, que ce soit pour des usages utilitaires, qui ne manquent pas de créativité ou pour des usages artistiques, qui ne sont pas dénués d’utilité. Je crois au génie de ceux qui les apprennent, que ce soit pour des raisons scolaires, professionnelles ou privées, pourvu qu’ils soient attentifs à leur originalité et à leur richesse. Je crois enfin au génie des professeurs de langues et de cultures qui ne font pas que les enseigner mais qui préparent les jeunes, génération après génération, à vivre dans un monde où le « vivre ensemble », sous une forme ou une autre, devient la condition de l’avenir de l’humanité. Loin d’être seulement des instructeurs linguistiques ou des ingénieurs pédagogiques, comme on les considère souvent, ce sont LES médiateurs interculturels qui permettront peut-être d’éviter la guerre des langues et le choc des civilisations que d’aucuns annoncent.

Avant de parler de l’avenir du français et des cultures qu’il véhicule et qui le nourrissent, je dois donc préciser que je n’envisage cet avenir que dans une perspective plurilingue et multiculturelle, autant pour les communautés que pour les personnes. La question est donc moins de savoir comment promouvoir le français, le défendre dans certains cas, que d’encourager à une diversité linguistique et culturelle la plus harmonieuse possible, tout en permettant à chacun de garder ses points de repère personnels, linguistiques, culturels dans cette mondialisation à géométrie variable. L’histoire et l’actualité démontrent, souvent de manière dramatique, que si connaître la langue de l’Autre est important, cela ne suffit toutefois pas pour s’accorder à lui. Aussi la responsabilité de ces enseignants dépasse-t-elle les objectifs linguistiques pour susciter une culture du dialogue et du partage au-delà des frontières de toutes sortes.

Le français a un rôle considérable à jouer dans ce concert des langues et des cultures. D’après l’Organisation Internationale de la Francophonie, près de 49 millions de personnes apprennent le français comme langue étrangère ou seconde (FLES) et 76 millions d’élèves et étudiants ont le français pour langue d’enseignement, plus ou moins bien maîtrisée selon les situations. Ce nombre est appelé à s’accroître rapidement puisque l’OIF prévoit qu’en 2050 les francophones seront au nombre de 700 millions, dont 85 % en Afrique. À l’heure actuelle, on compte 900 000 professeurs de français dans le monde ; leur nombre aussi devrait augmenter pour répondre à cette demande grandissante d’enseignement de et en français, notamment à des fins scolaires, universitaires, professionnelles, scientifiques, domaines où il est indispensable que le français se maintienne. L’accueil des publics migrants dans les pays francophones est également un enjeu majeur du XXIe siècle et réclame l’intervention urgente et compétente des médiateurs privilégiés que sont les professeurs de FLES.

En dehors de considérations économiques et géostratégiques que nous n’aborderons pas ici, qu’est-ce qui contrarie ou même  compromet le développement du français dans certains pays ou continents, dans certains groupes, chez certaines personnes, au point où il faut en faire le plaidoyer ? Je m’en tiendrai aux principaux handicaps que j’entends souvent mentionner au cours de mes missions à l’étranger. Même s’ils relèvent tous de préjugés comme nous allons le voir, il n’empêche qu’ils sont bien réels et leurs dommages le sont tout autant.

On dit d’abord que le français est difficile. Les linguistes peuvent facilement démontrer que la difficulté d’une langue est très relative et que les 6 000 langues du monde sont aussi complexes et subtiles les unes que les autres. Si la morphologie de l’une est plus malaisée à comprendre et à mettre en pratique, c’est le système phonologique ou syntaxique des autres qui posent problème. Tout dépend de la langue ou des langues que l’on maîtrise déjà avant d’apprendre la nouvelle, des types et familles de langues auxquelles elles appartiennent, des aptitudes personnelles à leur apprentissage, mais surtout des conditions de cet apprentissage. On a déjà maintes fois comparé la langue française à sa plus grande rivale comme langue étrangère, l’anglais, pour constater que la seconde présente beaucoup plus de complications, à commencer par l’orthographe. Je parle ici de l’anglais des anglophones, pas du globish, pidgin des aéroports qui n’est pas une langue « proprement dite », dans tous les sens de l’expression.

Mais ce qui est avéré, par contre, c’est cette néfaste représentation de langue difficile qui perdure et qui décourage à apprendre le français, et qui en outre décourage ceux qui l’apprennent à l’utiliser spontanément. Il semblerait qu’en exportant la langue, les Français aient aussi exporté la conception puriste qu’ils en ont ou en avaient. Je peux en témoigner, moi qui suis belge comme ces Grevisse et autres grammairiens sourcilleux qui nous ont appris qu’il fallait tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de parler de peur de commettre des fautes, comme si le français nous avait été prêté par nos voisins et qu’il faudrait un jour le leur rendre dans le même état où nous l’avions reçu. Même si cette insécurité linguistique nous est passée, à nous francophones de Belgique, et que nous nous permettons maintenant de remettre en cause des règles de grammaire aussi cruciales que l’accord des participes passés avec l’auxiliaire avoir, il faut prendre conscience que les apprenants étrangers en souffrent toujours. Alors qu’ils n’ont guère de scrupule à communiquer approximativement en anglais, passage obligé pour le parler de mieux en mieux, ils oseront moins le faire en français qui, comme on me le répète souvent, « il faut bien connaître avant de commencer à utiliser. » Il est urgent de changer cette image négative du français et la conception dépassée qui est derrière, afin de décrisper les apprenants étrangers et d’en attirer de nouveaux. S’il faut un slogan pour nous résumer, que l’on fasse savoir que « le français, c’est cool ! »

On dit ensuite que le français est inutile. L’utilité d’une langue est aussi très relative. Actuellement on juge de l’utilité d’une langue en fonction de son rôle stratégique pour un pays ou pour un individu, dans le cadre des relations internationales, surtout économiques, pour le premier, ou de ses chances sur le marché du travail, son « employabilité », pour le second. D’où les finalités instrumentales et les objectifs professionnels, forcément réducteurs, des méthodes contemporaines d’enseignement des langues. Il est indéniable que des pans entiers de l’économie et des finances, des sciences dures et des technologies, de la diplomatie et de la politique internationale ont progressivement échappé au français et que des mesures importantes ici aussi doivent être prises, aussi bien auprès des institutions que de leurs usagers, pour regagner le terrain perdu. L’histoire autant que le présent en attestent : le français est une langue de la modernité, de l’innovation, et du futur comme l’a affirmé encore dernièrement le Président Macron. Nous sommes convaincus qu’il est possible d’inverser la tendance par nos actions individuelles et nos stratégies communes, dans tous les secteurs, dans toutes les circonstances, pas seulement en faveur du français, mais de la diversité, je le répète, qui nous gardera de la langue unique, partant de la pensée unique.

Par ailleurs, pour revenir à l’image que nous avons de l’utilité d’une langue, il faut aussi se dire que ce que les référentiels, les programmes, les méthodes considèrent aujourd’hui comme indispensable s’avérera peut-être demain dérisoire, voire néfaste. Il y a fort à parier que, pour être heureux dans le monde plurilingue et multiculturel, les nouvelles générations auront autant besoin, sinon davantage, de formation (inter)culturelle que de formation linguistique sur objectifs spécifiques, pour des usages de spécialités, visant des compétences fonctionnelles. En manière de compétences linguistiques stricto sensu, il faut aussi prévoir, vu les fulgurants progrès de l’Intelligence Artificielle, que nous serons bientôt tous équipés d’oreillette et de micro qui nous permettront de communiquer dans toutes les langues du monde sans devoir les apprendre. Quel temps gagné, se réjouiront certains, mais cela ne restera pas sans impact sur l’usage et l’enseignement des langues, et sur leur utilité respective.

On dit aussi que le français est élitiste. Il est vrai que dans certains pays, sur certains continents, le français est considéré – dans des mesures diverses, selon les cas – comme un luxe que ne peut se permettre qu’une catégorie de la population, les plus aisés, les plus instruits, les plus cultivés, les plus proches des ambassades et des institutions culturelles. Ce préjugé n’est évidemment pas sans rapport avec cette réputation de langue et de culture prestigieuses, distinguées, raffinées, de la gastronomie, de la haute-couture, des produits de luxe. Il faut admettre que certains organismes et entreprises entretiennent cette image qui suscite en engouement appréciable et profitable sur le plan international, et qui crée des motivations chez certains pour apprendre la langue française. On ne peut évidemment se priver de ces avantages.

Mais il faudrait aussi prendre la peine de s’adresser à tous les publics et leur présenter une image plus contrastée de la langue française et des personnes qui la parlent. Les équations « la langue française, c’est la France », « la France, c’est Paris », « Paris, c’est les Champs-Élysées » ne sont plus d’actualité. Si le français veut rester langue du monde, elle doit être la langue de tout le monde, comme elle l’est à Paris, en France et dans l’ensemble de la francophonie: des démunis comme des nantis, des opprimés comme des puissants, des analphabètes comme des savants, et – si vous voulez mon avis – on devrait plutôt faciliter l’accès au français aux premiers qu’aux seconds s’il leur permet d’améliorer leur situation. En tout cas, ici aussi un changement de mentalités doit être envisagé, aussi bien chez les francophones chargés de diffuser le français dans le monde que chez leurs interlocuteurs.

Mais cessons de jouer l’avocat du diable et le donneur de leçon, et célébrons pour terminer les atouts de la langue française dans le monde : son histoire de lingua franca cosmopolite, son implantation sur quasiment tous les continents, son utilisation dans de grands organismes internationaux, la notoriété des penseurs, des écrivains, des artistes qui l’ont illustrée et l’illustrent, le réseau et les activités des institutions qui l’enseignent et la promeuvent à l’étranger, la richesse des ressources pédagogiques et culturelles qu’elles mettent à la disposition des apprenants, sans parler de l’influence politique et économique de la France et des pays francophones dans le monde. De ces atouts multiples et variés, je voudrais en épingler deux particulièrement importants à mes yeux.

Qu’on le veuille ou non, des valeurs semblent aux yeux du monde inexorablement attachées à la langue française au point que son apprentissage, quand il est motivé, ressortit ou conduit à une sorte d’engagement humaniste. Je sais que le mot « valeur » est devenu presque tabou, objet d’une variété de définitions, d’usages et de mésusages, et qu’on préfère l’éviter autant concernant l’enseignement que concernant la langue. On se souvient pourtant partout que c’est en français qu’on a reconnu et proclamé la première fois que les individus étaient libres, égaux et solidaires. Depuis lors, ces principes sont souvent associés à la langue française, même s’ils n’ont pas toujours été respectés par les francophones eux-mêmes. Ils sont nombreux les écrivains, les artistes, les intellectuels qui défendent, en français également, ce que les femmes et les hommes ont de plus précieux : la liberté de penser, de parler, d’agir pour le bien de l’humanité. Même si c’est dans toutes les langues qu’il faut défendre ces valeurs, le français garde une dimension symbolique remarquable dans le monde entier à ce sujet. Je pense que ceci n’est pas étranger à l’émoi qu’avait suscité dans le monde entier l’attentat dont ont été victimes les journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.

Il faut aussi rappeler que le français n’est pas seulement une grande langue internationale, c’est aussi la langue d’une grande communauté interculturelle, la francophonie, aussi importante avec un « f » minuscule qu’avec un « F » majuscule, nous n’allons pas entrer dans cette discussion ce soir. Une communauté, dans tous les cas, qui ne se contente pas de partager une langue, mais aussi une histoire, aussi complexe soit-elle, un horizon, aussi diversifié soit-il, et des valeurs, nous venons d’en parler, en particulier cet intérêt pour l’Autre, le respect de ses différences, le souci de les comprendre, de s’y accorder, de s’en enrichir, la volonté de vivre et de construire l’avenir ensemble, avec l’espoir que ce sera mieux qu’avant. C’est la francophonie, multiple, ouverte, conviviale, créative à laquelle je suis fier d’appartenir, pour laquelle je plaide et à laquelle je suis aussi heureux de convier les francophones en herbe du monde entier. C’est la francophonie qu’incarnent ces écrivains étrangers ou d’origine étrangère qui sont aujourd’hui membres de l’Académie française et dont j’ai proposé qu’on donne le nom à chacune des tables où vous êtes assis. Il est peut-être utopique de croire que cette F/francophonie peut servir de modèle, mais elle peut en tout cas servir d’antidote à une mondialisation uniformisante, appauvrissante, aliénante.

Le deuxième atout, et je terminerai par cet aspect le plus réjouissant, est que le français – que l’on ne professe évidemment plus dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons que naguère – suscite toujours la même passion chez celles et ceux qui l’enseignent, et qui l’apprennent dans le meilleurs des cas. Je ne soutiens évidemment pas que les professeurs de chimie et d’anglais s’ennuient et ennuient leurs élèves, mais je trouve chez mes collègues de partout une ferveur incomparable à l’endroit de leur vocation. Sans doute parce qu’il n’est pas obligatoire de le connaître, le français est souvent un choix du cœur et son apprentissage une histoire d’amour… pour la vie. Il faut certes insister que le français est aussi une langue utile pour les études, les carrières, le commerce, les technologies, les relations internationales, mais il ne faut pas que ce soit au détriment de cette passion – peut-être romantique, idéaliste ou tout simplement humaine et humaniste – qui anime ceux qui l’enseignent et qui l’apprennent.

En tout état de cause, je ne craindrai pour l’avenir de la langue française que le jour où je verrai des professeurs de français blasés, découragés, nonchalants, mais ce n’est certainement pas pour bientôt. C’est d’ailleurs pour rendre hommage à ces enseignantes et enseignants efficaces et dévoués sur les épaules desquels repose le rayonnement du français et de la francophonie de demain que le Président Macron a décidé de leur dédier chaque année une journée internationale. Ce sera un grand honneur pour la FIPF d’être associée  à son organisation, peut-être de l’orchestrer en partenariat avec tous les acteurs du français et de la francophonie, d’une part, et, d’autre part, en collaboration avec les 200 associations qui composent notre réseau international, cela au profit de tous les enseignants de français du monde auxquels je vous remercie d’avoir bien voulu vous intéresser ce soir en m’accordant votre attention.