L’enseignement et l’apprentissage des langues : continuités et spécificités

[conférence inaugurale au 8e Colloque international sur la didactique des langues secondes (CIDLS8), Université de Sherbrooke, 13-14 mai 2019]

Le titre de ce colloque – la continuité et ses contraires : la spécificité, mais aussi la différence, la division, le changement, la rupture, la crise, peut-être – est significatif à plus d’un titre.

Tout d’abord, notre rencontre comme celles auxquelles je participe depuis que j’assure la présidence de la Fédération Internationale des Professeurs de Français me font chaque fois davantage prendre conscience des enjeux politiques – dans le bon sens du terme –,  sociétaux – comme on dit maintenant –, qu’engagent actuellement l’enseignement des langues et des cultures étrangères, et chacun de ses aspects, y compris méthodologique. Cela non seulement dans le cadre du plurilinguisme et de la multi-culturalité que l’on doit préserver et cultiver si l’on veut éviter la mondialisation uniformisante et aliénante qui menace, mais aussi à propos du statut des enseignants de langues et de cultures étrangères que nous sommes. Notre rôle dépasse en effet celui de l’instructeur linguistique auquel on essaie parfois de le réduire alors que nous sommes devenus de réels médiateurs interculturels, indispensables pour permettre aux citoyens du monde de continuer à vivre ensemble, serait-ce dans le même quartier, pour prévenir, au moins modérer la guerre des langues ou le choc des civilisations que d’aucuns ont annoncés. En tout état de cause, en dépit des référentiels, des programmes et autres contraintes ou conditionnements auxquels nous sommes soumis, nous devons être responsables des finalités que nous visons et des méthodes que nous employons en classe, mais aussi des politiques linguistiques, éducatives, idéologiques, finalement, auxquelles nous apportons notre contribution dans notre enseignement. La performance et l’innovation que l’on réclame de manière de plus en plus pressante de la part des enseignants sont bien sûr des objectifs louables, pour autant qu’ils soient mis au service d’un projet humaniste à long terme. Or je ne compte parmi des projets humanismes à long terme ni les objectifs spécifiques ni l’« employabilité » des apprenants. Comme l’avenir de la planète, avant même celui de l’espère humaine, l’avenir de notre humanité est en danger : cette humanité qui repose sur la convivialité des échanges, les subtilités de la communication, la richesse des cultures, les finesses de la langue, les charmes de la poésie, et tout simplement le bonheur de s’entendre, tout ce que les robots ne pourront pas nous voler quand bien ils arriveraient à parler toutes les langues du monde. Voici, en entrée en matière, les continuités et les spécificités auxquelles il faut que notre enseignement accorde la priorité !

Ce colloque est aussi significatif pour moi à un niveau plus personnel, parce que cette rencontre fait écho à l’un des premiers colloques que j’aie jamais organisé en didactique des langues – après d’autres activités dans d’autres domaines –, suite à la création de la chaire de didactique du français langue étrangère à l’Université de Liège, en mai 2002. Ce colloque était intitulé : « Français langue maternelle, français langue étrangère, français langue seconde : vers un nouveau partage ? » Cela me rappelle donc avant tout que le temps passe, qu’il passe d’autant plus vite que l’on se passionne pour son métier et que l’on y travaille assidument, et qu’au moment où s’approche lentement mais surement la retraite, sonne aussi l’heure des bilans personnels, quand on se demande tout compte fait quelle contribution ces années de travail ont pu finalement apporter à la discipline, aux collègues et surtout aux apprenants, les bénéficiaires finaux et principaux de ces efforts, faut-il insister ?

Ce colloque me rappelle qu’il faut rester bien modeste : nous nous étions en effet assez vite rendus compte, une fois terminé, que ce colloque de Liège en 2002, qui avait duré plusieurs jours, qui avait réuni les meilleurs spécialistes en la matière, que tous participants avaient trouvé passionnant, dont les actes avaient été publiés l’année suivante en quatre tomes, que ce colloque, en fait, n’avait guère atteint ses objectifs. Car si le but de toutes ces réflexions et discussions avaient été de clarifier les rapports entre ces différents domaines et aspects de la pédagogie du français – le FLM, le FLE, le FLS – on a bien dû constater que la situation semblait encore plus confuse à l’issue du colloque qu’avant. Ce colloque-ci, à Sherbrooke en 2019, va permettre de savoir si la question s’est clarifiée depuis lors, mais le simple fait qu’on l’organise me confirme qu’elle se pose toujours et qu’elle se posera encore longtemps.

Car, et c’est une autre chose que ce colloque rappelle, rien n’est jamais réglé dans nos disciplines, en sciences humaines en général, qu’il faut sans cesse remettre sur le métier les données et les approches, qui ne cessent de varier les unes et les autres, d’un endroit à l’autre, d’une époque à l’autre, serait-ce à quelques années d’intervalle, et surtout qu’il faut sans cesse revoir les conclusions que nous pouvons en tirer et vérifier les débouchés que la société et ses décideurs leur réservent. Les épistémologues diront que c’est le propre des sciences en général de relativiser leurs travaux et leurs résultats, mais c’est particulièrement vrai dans nos domaines où l’on n’a guère l’impression – ce qui est parfois décourageant – d’en savoir ni plus ni mieux que nos prédécesseurs, pire : que nous-mêmes il y a quelques années, mais seulement de savoir d’autres choses et de le faire savoir d’une autre manière. Voilà d’ailleurs un certain temps qu’en didactique, on préfère le mot et la notion d’« innovation » à ceux de « progrès » qu’on n’entend plus guère invoquer (Christian Puren avait déjà posé la question naguère dans un article paru dans n° 2/1997 des Langues Modernes) ; peut-être est-ce plus prudent mais peut-être pas moins discutable.

Puisque nous sommes ici pour questionner les continuités, peut-être pourrions-nous commencer par nous demander si la transition temporelle entre les générations, et même seulement entre les années, ne serait pas maintenant devenue plus difficile encore à établir que les transitions géographiques et culturelles entre les pays et les personnes, ou les transitions épistémologiques entre les approches et les domaines scientifiques ? N’a-t-on pas l’impression – pour tout ce qui touche à notre sphère de recherches et d’activités – que le monde change tellement vite que ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui, et que ce qui est bien réel aujourd’hui, n’aurait jamais pu être seulement imaginé hier ? Pensez aux TICE ! Mais rassurons-nous car on peut à d’autres moments avoir l’impression inverse que la discontinuité est plus un effet, une apparence, qu’une réalité : quand j’entends parler d’une théorie ou d’une méthode révolutionnaires, un sentiment de « déjà vu », un air « vintage » même, tempèrent généralement assez vite mon enthousiasme : ce sont toujours les mêmes ingrédients et souvent les mêmes recettes dans de nouvelles marmites… à pression maintenant. Tout compte fait, si l’on n’envisage plus guère l’histoire de la didactique ou des sciences humaines en termes de « progrès », ce n’est peut-être pas seulement par scepticisme ou par modestie, mais pour s’inscrire dans une perspective post-modernisme et annoncer – qui sait ? – une didactique au second degré, décalée, décomplexée. Je vous laisse y réfléchir.

Ce colloque me rappelle encore combien sont importantes pour nous les typologies et les terminologies, et les analyses et les débats inépuisables qu’elles suscitent, et combien cela nous coûte, mais nous stimule aussi de nous mettre d’accord entre collègues sur le terme à donner à certains phénomènes et sur le sens à donner à certains termes.  « Langue maternelle, familiale, première, deuxième, seconde, vernaculaire, de référence, étrangère, de base, usuelle, d’apprentissage, véhiculaire, d’intégration, de survie… » : toutes ces distinctions sont bien sûr essentielles puisqu’elles participent de la définition même de l’objet – si on peut-on parler d’« objet » en l’occurrence ? – et la vocation de notre métier de chercheurs comme celui d’enseignants. Faut-il seulement se rappeler que c’est nous qui créons ces distinctions – probablement avec plaisir à voir leur prolifération et souvent avec peine à voir la sophistication de certains explications – et que c’est nous qui établissons des frontières à géométrie variable entre des réalités personnelles et contextuelles complexes, nuancées, instables, souvent inclassables. Contrairement aux zoologues, il semblerait que les pédagogues n’ont généralement affaire – dans leurs classes et dans leurs laboratoires – qu’à de curieux ornithorynx. Mais je préfère finalement ces originaux animaux aux moutons, surtout s’ils sont de Panurge !

Il faut dire qu’en matière de classifications et de classements, nous sommes parfois poussés dans le dos par les responsables politiques et éducatifs qui souhaitent catégoriser, contrôler, évaluer, étiqueter, étanchéifier les situations diverses et variées, bien sûr pour décider comment intervenir à bon escient mais surtout avec économie. C’est par exemple de cas en Belgique francophone où l’afflux soudain de migrants de profils et de parcours personnels, linguistiques, scolaires tellement différents qu’on ne sait pas toujours comment s’en occuper, avec des moyens forcément limités. Il a donc fallu mettre au point des critères pour départager ces publics et prévoir des stratégies pour leur enseigner la langue et les intégrer à la vie sociale, scolaire, professionnelle, de la manière la plus appropriée et la plus rapide. Des commissions ont été organisées pour cela où il semblerait qu’on passe plus de temps à préparer des grilles d’évaluation que des programmes et des ressources d’enseignement.

Ce colloque rappelle donc surtout que les questions que nous traitons sont aussi subtiles que complexes, comme les humains qu’elles concernent et comme la vie qu’ils mènent, et que les critères et les modèles auxquels nous recourrons, y compris sur base d’enquêtes, de statistiques, d’expériences, n’ont jamais pu, ne peuvent et ne pourront jamais donner entièrement satisfaction, qu’ils induiront toujours une représentation limitée, biaisée, figée de ce que nous prétendons analyser. Et que se servir de nos travaux scientifiques, aussi documentés, rigoureux et scrupuleux soient-ils,  pour en dégager des normes, des règles, des instructions, des sélections, c’est toujours prendre le risque de réduire, de sous-évaluer, de décourager, de discriminer, de condamner. Il y a de quoi frémir quand on pense que sur la base d’un test de langue on peut renvoyer un migrant dans un pays en guerre ou en famine !

Sans entrer dans les détails de la thématique du colloque, qui seront longuement envisagés au cours de ces journées, voyons tout de même ce qu’il engage. La différence entre « langue maternelle ou première » et « langue étrangère » semble assez claire. Entre nous, oserais-je confesser que j’ai toujours préféré l’ancienne dénomination « langue maternelle » qui gêne pourtant les spécialistes : « première » n’est jamais qu’un chiffre pour moi, un ordre de passage, tandis que « maternelle », ou « paternelle » d’ailleurs, évoquent l’amour qui porte le même nom et qui est indissociablement lié à cette langue, ou à ces langues dans les familles plurilingues, l’amour qui est indispensable à leur apprentissage mais également, à mon avis, à l’apprentissage de toutes les langues – je parle d’apprentissage authentique et personnel, avec conviction, avec passion, sans les limites d’un cadre de référence ou d’un objectif utilitaire. Et quand on évoque des « langues étrangères », faut-il rappeler qu’elles ne sont étrangères que seulement pour un certain temps, qu’elles ne le sont plus dès que leur apprentissage a réellement commencé et que les apprenants se l’approprient petit à petit. Désolé pour cette petite digression sentimentale ; c’était avec la seule intention de souligner l’adjectif « humaine » qui est aussi important que le substantif « sciences » dans les « sciences humaines ».

Mais revenons à l’opposition à première vue assez claire entre les langues dites « premières » et dites « étrangères » pour faire remarquer – dans l’usage que l’on en fait en Belgique et probablement en France – que la désignation de « langue seconde », entre ces deux pôles, ne se justifie finalement que parce que la langue cible ne peut être considérée ni comme langue « maternelle », ni comme langue « étrangère », donc ni « première », ni « deuxième », et encore moins « troisième » évidemment. La « langue seconde » couvre donc une zone intermédiaire insolite, entre « première » et « deuxième » – un peu comme le quai de gare n° 9 ¾ de Harry Potter – où les langues qu’on apprend à comprendre, à parler, à lire, à écrire, selon les cas, ne sont ni (vraiment) proches, ni (vraiment) étranges, parce que les apprenants y sont ou y ont été exposés d’une manière ou d’une autre. On peut alors faire intervenir tous les critères sociologiques, psychologiques, pédagogiques, professionnels, politiques que l’on veut pour clarifier les situations et les profils, et fixer des objectifs. Inutile de dire que cette zone intermédiaire composite ne va cesser de s’étendre et de se complexifier à l’avenir : on entend d’ailleurs dire que le français écrit est devenu une langue seconde pour beaucoup de francophones natifs.

Mais que pouvons-nous pour ces publics et ces situations si compliqués où l’on ne voit guère plus de transitions que de spécificités ?  C’est une question que l’on nous adresse souvent. Ce colloque me rappelle que nous sommes toujours obligés de justifier, à un niveau ou à un autre, notre travail d’enseignants de langues étrangères ou secondes. Je me demande si nos collègues enseignants de chimie, de mathématique ou de physique sont soumis aux mêmes pressions… surtout de la part des gens qui n’y connaissent rien mais qui sont prêts à vous apprendre votre métier. Il suffit de dire que vous vous occupez d’enseignement de langues pour que vos interlocuteurs profèrent que pour apprendre une langue il suffit de faire des efforts, de mémoriser des mots de vocabulaire, d’étudier les règles de grammaire, de répéter des phrases, d’écouter Bob Dylan ou Edith Piaf, de partir à l’étranger, de faire ceci ou cela… comme eux l’ont fait avec succès, évidemment ! Ce n’est pas trop grave s’il s’agit de quidams, mais cela est plus dommageable quand ce sont des responsables éducatifs – votre directeur, par exemple – ou de responsables politiques – le ministre, par exemple – qui tiennent ces propos ; ces décideurs, face aux défis personnels, sociaux, communautaires que représentent l’intensification et la complexification des situations de plurilinguisme et de multiculturalité à tous les niveaux, qui proclament qu’il suffit d’enseigner plus de langues étrangères et plus vite, et que si cela ne marche pas, il suffit d’en faire le reproche aux enseignants qui ne sont pas suffisamment performants et innovants, les deux crédos de la pédagogie contemporaine.

La question est cependant plus large que l’esprit étroit de certains de ces interlocuteurs ; je vais la décomposer en trois parties selon des tendances qui semblent actuellement se dessiner dans les institutions scolaires ou universitaires, comme dans les perspectives de ceux qui préparent leur avenir. Premièrement, a-t-on encore besoin d’enseignants ? Deuxièmement, a-t-on besoin d’enseignants de langues. Troisièmement, a-t-on besoin de professeurs de langues et de cultures étrangères ?

 

  1. A-t-on encore besoin d’enseignants ?

Parce qu’il perd de son prestige et devient davantage plus exigeant, voire pénible, c’est une banalité de faire remarquer que l’enseignement suscite de moins en moins de vocations. Ce n’est sans doute pas seulement qu’en Europe que de moins en moins de jeunes sont attirés par le métier, que de plus en plus se résolvent à l’exercer seulement après avoir échoué d’autres études ou d’autres projets, et que de plus en plus le quittent dès les premières années d’expérience, complètement découragés. On connaît par ailleurs des pharmaciens qui deviennent sur le tard professeurs de chimie, des économistes qui deviennent professeurs de math, des hôtesses de l’air qui deviennent professeurs de langues. Le phénomène touche également l’enseignement universitaire auquel les meilleurs diplômés et scientifiques préfèrent une carrière plus rémunératrice ou plus renommée dans de grandes entreprises ou de hautes administrations. Devant cette carence de professeurs professionnels, certaines facultés dans certaines universités commencent à recruter des « experts », des ingénieurs, des juristes, des dirigeants réputés, pour des missions de formation spécifiques, experts dont la notoriété profite à l’université et qui bénéficient en échange du label universitaire sur leur carte de visite. On peut s’inquiéter de cette mutation qui pourrait se généraliser et affecter profondément l’institution scolaire et universitaire à long terme.

La profession d’enseignant risquerait-elle finalement de disparaître pour devenir une occupation secondaire ? Loin de moi de faire du syndicalisme, mais il faudrait tout de même rappeler que savoir(-faire) et faire-savoir ne vont pas forcément de pair, loin de là : combien de savants et de spécialistes incapables d’expliquer quoi que ce soit à des novices, et même de les intéresser ? Enseigner est bien un métier à part entière qui réclame des compétences et une préparation spécifiques, en plus d’un certain talent et d’une longue expérience. Cette évolution de l’enseignant à l’expert, et de l’enseignement à la formation, est à mettre également en rapport avec la distinction devenue emblématique entre les connaissances et les compétences, les premières étant maintenant sacrifiées au profit des secondes. Alors qu’elles sont évidemment complémentaires, un débat fait rage depuis un certain temps dans l’enseignement scolaire belge – comme partout ailleurs, j’imagine – où l’on oppose radicalement les connaissances, rétrogrades et préjudiciables, pense-t-on, aux compétences qu’on juge être les seules utiles dans un monde où tout doit effectivement être, et sans délai, pratique et rentable, à commencer par l’école. Les professeurs de langues sont peut-être les premiers à avoir vécu cette problématique et à savoir maintenant que si la distinction entre connaissances et compétences est importante, leur articulation l’est davantage encore.

 

  1. A-t-on besoin d’enseignants de langue ?

La question est encore plus aigüe concernant l’enseignement des langues, et bien sûr des cultures. Combien de fois devons nous entendre que les langues s’apprennent naturellement, que chacun naît avec des capacités innées pour les comprendre et les parler pourvu qu’il y soit entraîné le plus tôt et le plus souvent possible, et que l’enseignement ne peut y faire grand-chose, que ce soit à l’égard de ceux qui apprennent spontanément et facilement les langues ou, à l’inverse, à l’égard de ceux qui ne sont pas intéressés ou doués. On connaît les limites de l’école et des contraintes qu’on y exerce. La didactique elle-même s’en est rendu compte depuis longtemps, notamment quand certains spécialistes d’il y a plus de cinquante ans admettaient que l’apprentissage des langues étrangères ne pose de problème que s’il a lieu dans une classe, et qu’ils ont alors mis au point des méthodes « naturelles », appellation assez paradoxale, avant qu’elles ne se transforment en approches « communicatives » sous le régime desquelles nous travaillons encore aujourd’hui compte tenu de petites variantes CECRliennes.

On peut voir dans le succès actuel des méthodes dites « immersives » un déni de méthode quand on laisse entendre qu’il suffit d’exposer aux langues et cultures, et de contraindre les apprenants à les pratiquer, pour qu’ils y arrivent. Le principe de cet apprentissage veut qu’il n’y ait pas de meilleur moyen pour apprendre à nager que de se jeter à l’eau, ou d’y jeter les autres. De même pour les méthodes CLIL ou EMILE (Enseignement d’une Matière par Intégration d’une Langue Etrangère) selon lesquelles c’est en enseignant autre chose qu’on enseigne le mieux les langues. Le recours massif et systématique aux technologies donne la même impression. Il semblerait en effet que les TICE, qui ont envahi et transformé l’enseignement, s’y soient substituées à toute méthode, et qu’elles ont rendu obsolètes les débats didactiques, comme si on croyait – ingénument et dangereusement – que la technologie est neutre, objective, désintéressée – universelle, qui plus est – et qu’on ne doit pas la mettre en question ou en garder la maîtrise, qu’il n’y a aucun risque d’y assujettir l’enseignement comme toutes les autres activités humaines.

Puisque nous parlons de technologies et que ce colloque porte sur la continuité, je pense que l’on n’a pas encore pris toute la mesure de l’impact des progrès de l’Intelligence Artificielle sur la pratique comme sur l’enseignement des langues. On prévoit que les ordinateurs remplaceront bientôt la plupart des métiers, des plus modestes aux plus experts, comme ceux des aiguilleurs du ciel, des juges au tribunal, des neurochirurgiens. Les traducteurs traduisent de moins en moins, ils doivent souvent se contenter de choisir entre les options que leur présentent leurs programmes d’ordinateurs, de plus en plus intelligents (puisqu’ils peuvent apprendre seuls) et même érudits (puisqu’ils peuvent se constituer une réelle encyclopédie du monde). Nous serons bientôt tous équipés d’oreillette et de petits microphones qui nous permettront de communiquer dans toutes les langues du monde sans devoir les apprendre. Quel temps gagné, se réjouiront certains, quand il suffira d’un click pour comprendre le quechua, l’hindi ou le lingala alors qu’il aurait fallu compter au moins dix ans d’apprentissage assidu pour arriver, plus ou moins, au même résultat. Dans ces perspectives, c’est le moment ou jamais de se poser la question de la plus-value de l’apprentissage personnel des langues, et plus généralement de la plus-value de l’intelligence humaine, par rapport à celle, supérieure à de nombreux égards, des robots de tout acabit qui nous envahissent et nous remplacent progressivement. C’est le moment de se rappeler que l’on n’apprend pas (et que l’on n’enseigne pas) les langues seulement parce qu’elles sont utiles – comme on l’a trop souvent invoqué ces dernières années – mais parce qu’elles sont le fondement même de notre intelligence « naturelle », de nos ressources culturelles, de nos affinités sociales, de notre finesse psychologique, de notre sens esthétique, de nos questionnements philosophiques, de nos inclinations spirituelles, bref de l’humanité dont j’ai commencé par parler. Il sera trop tard pour s’en rendre compte quand nous communiquerons – et que nous penserons – comme des robots!

L’enseignement des langues, étrangères et maternelles, me semble-t-il, a en quelque sorte perdu de sa valeur, de sa spécificité, de sa légitimité scolaire depuis qu’il vise davantage les compétences linguistiques que les connaissances métalinguistiques, depuis qu’il ne se caractérise plus directement par un contenu propre – on peut effectivement y parler de tout et de n’importe quoi. On abuse de la réflexion de Baruk selon laquelle les langues ne sont « matière[s] d’aucune discipline, [mais] discipline[s] de toutes les matières » (Baruk, L’Âge du capitaine, 1985, cité par Claude Hagège, L’Enfant aux deux langues, 1996) et qui laisse penser que leur apprentissage ne requiert pas d’enseignement ni d’enseignant spécialisés, qu’on peut s’en remettre aux autres enseignements et enseignants pour l’assurer.

La langue est un instrument complexe et subtil dont il faut bien connaître le système et les rouages pour savoir en bien maîtriser l’usage. Un bon pilote de voiture est aussi un bon mécanicien qui ne se contente pas de manier un volant, mais qui connaît parfaitement toutes les pièces et le fonctionnement de son moteur. Or il semblerait qu’on ne prend plus le temps se soulever le capot de la langue, trop pressés de se mettre en route. Depuis que les langues mortes ont disparu des programmes scolaires, depuis que l’enseignement des langues vivantes, maternelles et étrangères, a mis l’accent sur l’expression et la communication, on a en quelque sorte créé un déficit sur le plan métalinguistique dont les apprenants font les frais plus tard, quand ils souhaitent ou doivent conduire sur des routes plus étroites, escarpées, sinueuses, celles qui permettent de prendre de l’altitude.

Si je suis évidemment favorable à toutes mesures visant à faciliter l’accès à la langue et son utilisation, partout, par tous ; je le suis moins à ce que la règle de la facilité remplace systématiquement toutes les autres. Il ne faut en effet pas confondre les complications arbitraires, inutiles et nocives, avec la complexité qui répond à celle de la réalité et de la pensée, qui entraîne l’analyse et la sensibilité, qui permet la nuance et la finesse. Je pense que la langue – qui n’est pas seulement une interprète mais aussi une interlocutrice – ne peut se limiter à servir aux usages simples, pressés et distraits, mais qu’elle doit aussi, par ses exigences et subtilités, apporter sa contribution à la réflexion comme à l’imagination de ceux qui la parlent.

Faut-il souligner les préjudices que peut représenter autant pour un individu que pour une communauté, et finalement pour l’humanité, l’inaptitude à décrire et à communiquer la complexité, la subtilité, la relativité des choses et des idées, partant à les percevoir et à les concevoir. Puisque le thème de cette rencontre est la continuité et la spécificité, nous devons craindre que ce déficit soit d’autant plus grave que nous entrons dans une « société de connaissance » où les capacités cognitives vont être de plus en plus décisives. Comme l’intelligence artificielle, de plus en plus en plus performante et accessible, sera bientôt exploitée dans tous les secteurs d’activités, l’intelligence humaine va être soumise à rude épreuve pour l’accompagner ou pour s’en distinguer (Cf. Alexandre, Laurent Alexandre, La Guerre des intelligences, 2017). Sans parler des enjeux démocratiques : les langues, quand elles peuvent être maniées avec finesse, possèdent un pouvoir subversif ; ne pas encourager à dépasser le stade de leur maîtrise élémentaire reviendrait à terme à limiter la capacité à penser librement. (J. Winand, L’université à la croisée des chemins)

 

  1. A-t-on besoin de professeurs de langues et de cultures étrangères ou secondes ?

Combien de génération de didacticiens a-t-il fallu pour que l’on reconnaisse que le métier de professeur de français langue étrangère était un métier à part entière. Et la partie n’est pas encore gagnée ! On n’imagine pas que l’on puisse encore rencontrer de nos jours un collègue qui ignore les spécificités de cet enseignement, comme des méthodes pédagogiques et des recherches scientifiques qui lui sont associées. C’est pourtant ce qui m’est arrivé il y a quelque temps, quand j’ai dû rappeler, probablement en vain, à un éminent spécialiste de didactique du français langue maternelle que ses étudiants ne pourront pas s’improviser professeurs de FLE ou de FLS une fois leur diplôme de professeurs de FLM en poche selon le principe, d’après lui, que le FLE n’est finalement qu’une variante du FLM. Puis, qui peut le plus peut le moins, n’est-ce pas? Preuve que les préjugés, même les plus ingénus ou arrogant, peuvent à tout moment réapparaître.

Même s’ils enseignent la même langue (sans compter ici ses multiples registres et usages), tout le reste distingue et parfois même oppose le métier du prof de langue maternelle et celui de langue étrangère : le profil des apprenants, leurs motivations, les conditions de l’apprentissage, les objectifs visés, les compétences exercées, les processus cognitifs mobilisés, les facteurs sociolinguistiques et interculturels, les recours aux médias et aux ressources, etc. Pour reprendre l’exemple de la grammaire invoqué par mon interlocuteur, si le participe passé s’accorde effectivement de la même manière en FLE et FLM, l’importance et l’explication que l’on donnera à cette règle se trouveront probablement aux antipodes. Bref, sans formation ni entraînement spécifiques, un prof de langue maternelle a toutes les chances d’être un piètre professeur de langue étrangère, et vice versa sans aucun doute.

Refuser de reconnaître la différence entre les différentes spécialités, inféoder l’une à l’autre, revient finalement à dénier le principe même de la pédagogique qui ne se définit pas par un objet mais par une pratique, celle de susciter l’acquisition de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être en envisageant non seulement les caractéristiques de ces savoirs, mais tout autant celles des personnes à qui l’on s’adresse, leurs profils comme leurs projets. Peut-être les professeurs de langues étrangères ont-ils d’ailleurs été les premiers à se rendre compte et à tenir compte du fait que l’enseignement est au service de l’apprentissage et non l’inverse, comme de la variété des situations et des types de communications, et des compétences qu’elles réclament et qu’il faut développer lors de l’apprentissage d’une langue.

Ceci dit, je précise que je suis un fervent défenseur de l’interdisciplinarité et que je suis convaincu que, sur le plan scientifique, méthodologique et pédagogique, les enseignants et chercheurs de langue maternelle et de langues étrangères ont beaucoup à apprendre les uns des autres et à gagner de projets communs, d’autant que les publics sont parfois mélangés dans les mêmes classes. Mais la première condition à toute démarche interdisciplinaire est que les différents protagonistes témoignent au moins d’une certaine connaissance et en tout cas d’un respect certain à l’égard des autres disciplines, ce qui n’était certainement pas vrai pour mon interlocuteur.

 

Enfin, je terminerai sur un dernier point où transition et spécificité sont au cœur de la problématique linguistique, mais aussi sociale et humaine. Face à la mondialisation et la surenchère plurilinguistique et interculturelle qu’elle suscite, parfois superficiellement et artificiellement, et face aux risques qu’elles peuvent entraîner à terme pour les jeunes « citoyens du monde », comme on aime à les appeler, il faut rappeler qu’il ne suffit pas d’exposer des élèves ou des étudiants à plusieurs langues entre les quatre murs d’une classe ou de les envoyer en stage à l’étranger, pour les rendre plurilingues et pluriculturels. Le risque, souvent avéré, est que sans une langue (éventuellement deux) de référence solide, résultat d’un apprentissage intense, assidu et cohérent, l’apprentissage de chaque nouvelle langue reste instable et limité, et même porte préjudice aux précédentes langues (mal) assimilées comme aux fondations intellectuelles de l’enfant et conséquemment à la réussite de son parcours scolaire. Il faut le dire et redire : les langues ne sont pas des disciplines interchangeables et emboîtables comme les autres. Leur apprentissage engage des processus cognitifs d’acquisition et requiert des investissements socio-affectifs beaucoup plus longs, complexes, subtils, exigeants que les autres apprentissages, et leurs enjeux et implications sont plus déterminants pour la personnalité et l’avenir de l’apprenant. En tant qu’enseignant de langues et de cultures étrangères ou aux étrangers, je terminerai donc en plaidant ardemment en faveur des langues et des cultures maternelles que chaque enfant doit s’approprier et chaque adulte cultiver avant tout autre chose, sans se priver bien sûr de les critiquer, de les modifier, de les enrichir, mais que l’on ne doit en aucun cas sacrifier sur l’autel du plurilinguisme et de l’interculturalité au nom de la mondialisation, sous peine de devenir et de formater des êtres sans racines ni repères, de mener des vies hors-sol dans une humanité virtuelle.