Legrand : l’épreuve initiatique

Legrand était un des premiers professeurs que les nouveaux étudiants rencontraient à leur arrivée à l’université. « Rencontrer » n’est peut-être pas le bon terme puisque, du fin fond de l’amphithéâtre rempli de plus de trois cents personnes (certains étudiants devaient s’asseoir sur les escaliers ou rester debout près des portes), nous voyions à peine sa tête émerger du haut de la chaire, à moitié cachée par le micro. Pour nous accueillir – « accueillir » n’est peut-être pas non plus le mot qui convient –, il commençait précisément par faire aussitôt remarquer que nous étions bien trop nombreux, mais que cela ne durerait pas. Il invitait alors les étudiants à regarder leurs condisciples installés autour d’eux, pour annoncer que seulement cinq parmi la dizaine qui les côtoyait se retrouveraient en deuxième année, et finalement trois l’année suivante. Ces statistiques implacables n’avaient pas l’air de l’émouvoir, comme s’il n’était que l’exécuteur des hautes œuvres du moloch universitaire qui réclamait chaque année en sacrifice sa ration de jeunes gens.

À entendre sa diatribe, qu’il répétait année après année, il ne suffisait pas d’être intelligent et travailleur pour réussir ; fallait-il encore être doué, élu, touché par la grâce en quelque sorte ! Seuls quelques happy few sortiraient vainqueurs de la succession d’examens impitoyables qui constituait le parcours du combattant de l’étudiant universitaire, à commencer par le sien qui  représentait l’épreuve initiatique rédhibitoire. On a compris que Legrand était notre bête noire, le professeur que l’on redoutait de retrouver chaque semaine et surtout le jour de l’entretien oral qu’on aurait avec lui à la fin de l’année. Pendant les cours, auquel personne n’osait évidemment manquer, il s’interrompait fréquemment pour émettre toutes sortes de sarcasmes concernant l’inculture ou la stupidité de notre génération, ou interroger un étudiant pointé au hasard sur la liste, et le critiquer devant tout le monde, que ce soit à propos de l’ineptie de sa réponse ou de sa manière confuse de s’exprimer.

Quant à ses examens, les histoires les plus terrifiantes circulaient d’une promotion à l’autre sur la torture que représentaient les quelques minutes (parfois une seule !) que l’on passait en tête-à-tête avec lui entre les quatre murs de son bureau. Et on ne comptait plus les conseils, parfois contradictoires, qui s’échangeaient, sur ce qu’il fallait faire ou ne pas faire pour ne pas déplaire au maître. On aurait pu en composer un manuel de survie : porter un complet-veston-cravate sombre, une jupe plissée, au-dessus ou en dessous des genoux, ne pas lui tourner le dos en refermant la porte, ponctuer toute les phrases d’un « Monsieur le Professeur », répéter le texte de son cours mot à mot, en aucun cas dire ou montrer son trouble (il ne supportait pas qu’une fille se mette à pleurer), etc., puis, le remercier pour son attention à la fin de l’examen et, enfin, ne pas lui tourner le dos en quittant à reculons son bureau. On en sortait dans un état second, sans ne plus rien savoir, et quand on recevait les résultats après les délibérations, on ne comprenait jamais pourquoi on avait réussi ou, pour beaucoup, échoué. Tout ce qu’on savait, dans le second cas, c’est que c’était fatal !

Même si tous nos professeurs étaient exigeants, et plusieurs prétentieux et capricieux, nous étions convaincus que notre destin universitaire et finalement notre destin tout court dépendaient de la bonne volonté et surtout du mauvais caractère de ce cerbère qui nous causait à tous des cauchemars l’année durant. Le plus singulier est qu’il n’officiait qu’en première année et que son cours – aussi copieux et difficile était-il – n’était pas particulièrement utile pour la suite du curriculum. Passé le cap, les plus heureux d’entre les étudiants n’entendaient plus parler de cette matière et n’évoquaient Legrand que comme un mauvais souvenir définitivement révolu. En fait, il semblerait que chaque faculté ou grande école compte un tel professeur chargé tacitement par ses collègues de la corvée du grand écrémage des nouveaux étudiants. Peu importe finalement la qualité de son enseignement ou son intérêt pour la formation ultérieure des étudiants, pourvu que son cours soit suffisamment volumineux et complexe  pour juger de la sagacité, de la mémoire, de la motivation, et surtout de la capacité de travail et de la résistance au stress des jeunes candidats. Que de vraies vocations soient sacrifiées sans appel ou que de savants incapables soient finalement diplômés ne seraient donc que d’inévitables risques collatéraux !

Mais le plus grand paradoxe est que quelques années plus tard, je n’étais pas le seul à ne pas regretter d’avoir été exposé au cours et à la personnalité du Professeur Legrand qui nous a malgré tout enseigné quelques choses, même si cela n’est pas clairement identifiable. Faut-il mettre ce sentiment mitigé sur le compte du syndrome de Stockholm qui entraîne les victimes à sympathiser avec leurs bourreaux ? Ou est-ce de l’orgueil mal placé d’avoir pu surmonter cet obstacle majeur, même arbitraire, auquel beaucoup de condisciples ont succombé, même injustement ? Je ne peux croire à une telle ingénuité ou vanité de ma part, comme je ne peux croire que Legrand n’était rien d’autre qu’un pur sadique. J’ai d’ailleurs pu constater le contraire par la suite. Legrand mérite donc sa place dans cette galerie de portraits, car il a compté dans ma formation comme dans celle de nombreux d’autres anciens étudiants, ne serait-ce que comme contre-exemple.

Même si l’attitude de Legrand et la crainte qu’il inspirait restent inexcusables, elles devaient cependant correspondre à l’image que cet éminent professeur se faisait de ses responsabilités vis-à-vis de ces jeunes gens qui venaient chercher une éducation culturelle et une formation intellectuelle à l’université, ainsi qu’une préparation à la vie à laquelle ils seraient confrontés une fois qu’ils en seraient sortis. Nous attendaient effectivement des épreuves bien plus dramatiques qu’un professeur acrimonieux et un cours compliqué, et d’autres revers qu’un échec scolaire. N’était-ce pas cela la leçon qu’il voulait nous donner au plus tôt, par l’absurde. « Comprenne qui pourra ! », pouvait-il se dire, ou bien : « Ils me remercieront plus tard ! ». Cela peut choquer à une époque, la nôtre, où un professeur n’ose plus adresser la moindre critique à un étudiant sous peine d’être accusé des pires crimes devant les autorités académiques ou le Conseil d’État.

Mon histoire avec le professeur Legrand, que j’avais complètement oublié, n’est cependant pas terminée. Car il a de nouveau été un des premiers à m’accueillir à l’université quand, une vingtaine d’années plus tard, j’y suis revenu, à titre de professeur cette fois. Il se souvenait de la plupart de ses nombreux étudiants, m’a-t-il dit, et il se réjouissait de me retrouver et de me compter dorénavant comme collègue. Je me souvenais qu’il était internationalement reconnu pour ses recherches novatrices en linguistique computationnelle, mais je ne me doutais pas qu’il était autant apprécié par ses collègues pour sa convivialité, et tout autant par ses jeunes doctorants et assistants auxquels il se dévouait complètement.