Le monstre du Loch Ness

Quand on préside – comme j’en ai l’honneur et le plaisir depuis quelques mois – une fédération qui compte environs 80.000 professeurs de français du monde entier, donc de français langue étrangère ou seconde pour la majorité d’entre eux, on n’imagine pas que l’on puisse encore rencontrer de nos jours un collègue qui ignore les spécificités de l’enseignement du FLE, comme des méthodes pédagogiques et des recherches scientifiques qui lui sont associées. C’est pourtant ce qui vient de m’arriver récemment, quand j’ai dû rappeler, probablement en vain, à un éminent spécialiste de didactique du français langue maternelle que ses étudiants ne pourront pas s’improviser professeurs de FLE une fois leur diplôme de professeurs de FLM en poche selon le principe, d’après lui, que le FLE n’est finalement qu’une variante du FLM. Puis, qui peut le plus peut le moins, n’est-ce pas? Preuve que les préjugés, même les plus éculés et ingénus, peuvent à tout moment réapparaître, comme le monstre du Loch Ness.

Il y en a donc qui croient toujours, pour filer la métaphore aquatique, que la daurade et le dauphin sont les mêmes animaux parce que tous deux vivent dans l’eau, et que leur nom commence par les mêmes lettres ! Même s’ils enseignent la même langue française (sans compter ici ses multiples registres et usages), tout le reste distingue et parfois même oppose le métier du prof de FLM et celui de FLE : le profil des apprenants, leurs motivations, les conditions de l’apprentissage, les objectifs visés, les compétences exercées, les processus cognitifs mobilisés, les facteurs sociolinguistiques et interculturels, les recours aux médias et aux ressources, etc. Pour reprendre l’exemple de la grammaire invoqué par mon interlocuteur, si le participe passé s’accorde effectivement de la même manière en FLE et FLM, l’importance et l’explication que l’on donnera à cette règle se trouveront probablement aux antipodes. Bref, sans formation ni entraînement spécifiques, un prof de FLM a toutes les chances d’être un piètre professeur de FLE, et vice versa sans aucun doute.

Refuser de reconnaître la différence entre les deux spécialités, inféoder l’une à l’autre, revient finalement à dénier le principe même de la pédagogique qui ne se définit pas par un objet mais par une pratique, celle de susciter l’acquisition de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être en envisageant non seulement les caractéristiques de ces savoirs, mais tout autant celles des personnes à qui l’on s’adresse, leurs profils comme leurs projets. Peut-être les professeurs de langues étrangères ont-ils d’ailleurs été les premiers à se rendre compte et à tenir compte du fait que l’enseignement est au service de l’apprentissage et non l’inverse, comme de la variété des situations et des types de communications, et des compétences qu’elles réclament et qu’il faut développer lors de l’apprentissage d’une langue.

Ceci dit, je précise que je suis un fervent défenseur de l’interdisciplinarité et que je suis convaincu que, sur le plan scientifique, méthodologique et pédagogique, les enseignants et chercheurs de FLM et de FLE ont beaucoup à apprendre les uns des autres et à gagner de projets communs, d’autant que les publics sont parfois mélangés dans les mêmes classes. Mais la première condition à toute démarche interdisciplinaire est que les différents protagonistes témoignent au moins d’une certaine connaissance et en tout cas d’un respect certain à l’égard des autres disciplines, ce qui n’était certainement pas vrai pour mon interlocuteur.