14. Le bonheur des uns fait le malheur des autres

On n’est nulle part à l’abri du terrorisme, car c’est bien de cela qu’il s’agit ! Pas d’incivilité ni de vandalisme, mais carrément du terrorisme, ça, c’est sûr ! C’est ce que j’ai dit à la police quand ils sont venus prendre ma déposition. Pourtant, le quartier de Bel Air est un des quartiers les plus tranquilles de la ville, loin du centre, de son effervescence, de ses embouteillages, au pied de collines qui surplombent la ville. La vue est plongeante sur le fleuve et le versant opposé. Il paraît que c’était la vraie campagne ici jusqu’après la guerre, avec des fermes, des champs, des vaches, avant que des maisons assez modestes y aient été construites pour les petits ouvriers et employés qui ne trouvaient plus où se loger en ville. Pas du tout un quartier huppé, donc, mais plutôt populaire, disons-le mot. La plupart de ses habitants sont de vieux ringards ou de jeunes ménages baba-cool avec de nombreux bébés. Les constructions sont assez banales, souvent peu entretenues, malheureusement, et les jardins faits de bric et de broc. C’est un peu par la force des choses que je me suis installée dans la maison de mes parents à leur décès, et par facilité que j’y suis finalement restée. Même si le voisinage n’est pas des plus charmants ou distingués, il faut dire qu’il est à proximité de la banque où je travaille, à une bonne demi-heure ,  quand il n’y a pas trop de circulation. Notez qu’il était déjà question, compte tenu des excellents résultats de l’année dernière, que l’on me confie de plus hautes responsabilités dans une autre ville. Mais revenons à Bel Air ! Comme je vous disais, le quartier est assez isolé. Peu de personnes extérieures s’aventurent dans ce coin de la ville, en imaginent même l’existence. Quand je dis à mes collègues ou à mes clients que j’habite Bel Air, leur réaction est souvent la même : « Où ça ?!? ». L’autoroute n’est pourtant pas très loin, mais l’état des ruelles de Bel Air est tel que les rares automobilistes qui connaissent les lieux préfèrent éviter ses innombrables nids de poules, ses redoutables bosses, ses profondes fissures, ses pavés déchaussés, et suivent le périphérique pour se rendre en ville ou en sortir. Moi-même, j’y ai déjà crevé mes pneus de voiture ! Je suis même allée me plaindre auprès des autorités municipales en insistant pour que l’on vienne réparer la route une bonne fois pour toutes, quand même ! En plus, comme ces rues dégradées sont peu fréquentées, forcément !, les enfants y jouent continuellement, ils y roulent à vélo à tort et à travers et les résidents prennent leur temps pour décharger leur voiture, tout en bavardant longuement au milieu du chemin, sans se gêner. C’est pénible, à la longue ! Ils organisent même des barbecues sur les trottoirs où un tas de monde est invité à participer, jusqu’à bien tard évidemment. Je ne vous parle pas du tapage, puis des déchets que l’on trouve le lendemain matin devant son seuil. Après de nombreuses requêtes, et l’intervention d’un client qui connaît bien la secrétaire du maire, un beau jour, les ouvriers municipaux sont finalement venus asphalter les ruelles. Le quartier a été bloqué et en chantier pendant plusieurs mois, mais cela en valait la peine : un vrai billard, après ! Un charme d’y conduire, comme sur un boulevard. D’ailleurs tous les automobilistes ont tôt fait d’apprendre la nouvelle et d’adopter le parcours par Bel Air, plus rapide, pour se rendre en ville ou en revenir, ce qui amené pas mal de trafic dans le quartier, comme partout ailleurs en fait. Loin d’être reconnaissants, mes voisins se sont plaints des nuisances depuis la réfection de nos rues. Décidément, il y a des gens qui ne sont jamais contents ! Il faut vivre avec son temps, tant pis si les enfants ne peuvent plus jouer ni leurs parents papoter sur la route qui est tout de même conçue pour qu’on puisse circuler sans crever ses pneus ou défoncer ses amortisseurs, n’est-ce pas ? Aucune des pétitions en faveur de l’installation de panneaux, de chicanes et autres dispositifs pour décourager le passage intempestif des voitures n’a été acceptée pour la raison que cet itinéraire de nouveau possible permettait de fluidifier et d’accélérer le trafic vers le centre-ville. Je peux en attester : il ne me fallait alors  plus que quinze minutes pour arriver à ma banque. Vous imaginez ce que j’y gagne non seulement en temps mais en qualité de vie ! Ça compte aussi, cela, non ? Bon, la question ne se pose plus pour moi puisque je vais changer de travail, je vous l’ai dit. Oui, oui, c’est pour bientôt !  Puis, on n’a finalement plus entendu de protestations ; il faut dire que je rencontrais moins les voisins depuis qu’ils ne pouvaient plus s’éterniser sur leur seuil à cause du passage des voitures. Je pensais que tout le monde était alors convaincu des avantages de la modernisation du quartier. Jusqu’à mon retour du stage de formation dans la capitale, où on m’a effectivement proposé un nouveau poste, dans d’enviables conditions. Merci! Oui, cela fait plaisir ! Bref, en revenant de ces quelques jours d’absence, j’ai d’abord été étonnée de trouver de nouveau à l’entrée du quartier des barrières et des enseignes enjoignant à la prudence en raison du mauvais état de la chaussée. Cela m’a semblé curieux puisque les travaux étaient terminés depuis longtemps déjà ! C’est ensuite avec effroi que j’ai constaté les dégâts : devant chaque maison, sauf devant la mienne, le goudron avait été endommagé, des morceaux soulevés, des trous creusés, peut-être pas profondément, mais suffisamment pour rendre la conduite inconfortable et risquée. C’est le lendemain que j’ai mis ma maison en vente. Vous verrez, elle vous conviendra, à vous et à vos bambins, si c’est la tranquillité qui vous intéresse. Je peux vous dire, c’est tranquille depuis lors ; ça, c’est sûr ! Ah bon, vous connaissez déjà Bel Air !? Ah bon, vous y avez de nombreux amis ! Ah bon, ce sont eux qui vous ont renseignés !? Eh bien,… tant mieux ! Vous verrez, quelle bonne ambiance entre les habitants, ils s’entendent tous entre eux ; ça aussi, c’est sûr !

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