Langues, cultures et leur enseignement pour l’avenir

 

(Conférence à la Rencontre des Trois espaces linguistiques (TEL), Langues et développement durable : Formation, mobilité, emploi, Madrid, 1 mars 2018, Conversatorio de la Secretaría General Iberoamericana)

I

Avant tout, j’aimerais remercier les organisateurs de cette rencontre, et en particulier Madame la Secrétaire Générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie, pour l’honneur et le plaisir qu’ils me font en m’invitant à participer à cette réunion et à m’exprimer devant vous aujourd’hui. Un grand plaisir car il n’est pas si fréquent de pouvoir échanger ainsi avec des spécialistes des autres espaces linguistiques et questionner ensemble d’intéressants points de comparaisons qui devraient non seulement être analysés plus souvent dans les colloques scientifiques ou les conférences internationales, mais aussi être davantage exploités dans les programmes de formations, les projets de collaborations, les échanges culturels. La francophonie, l’hispanophonie, la lusophonie – malgré de nombreuses différences – partagent en effet des histoires et des situations analogues concernant leur expansion intercontinentale, leur déclinaison par une large variété de locuteurs, leur adaptation à des contextes non moins divers, leur cohabitation avec des langues autres, et leur confrontation actuelle à la mondialisation anglo-saxonne.

Dans les trois cas, il s’agit bien d’ « espaces », comme l’indique l’intitulé de ces rencontres,  des espaces ouverts, multiples, complexes, à géométrie variable, mais ils représentent surtout à mon avis une « dynamique » exerçant tantôt une force centripète à partir de la langue commune, enrichie de ses variantes, tantôt une force centrifuge vers des réalités, des cultures, des modes de vie différents, en passant par toutes les formes de mélanges, d’hybridations, de métissages, d’irisations, de fusions, de fragmentations, de créations, non sans provoquer par ailleurs ces tensions, ces frustrations, ces crises qui rythment inévitablement leur évolution qui n’est heureusement pas un long fleuve tranquille. Les communautés qui vivent dans ces trois espaces, qui participent de cette dynamique, se caractérisent donc par cette diversité humaine vitale, intrinsèque, constitutive, qui va en quelque sorte à contre-courant de la globalisation uniformisante et appauvrissante qui ne vise principalement que des intérêts à court terme, et qui – à l’heure actuelle en tout cas – ne répond pas aux conditions d’un développement durable, le thème de notre rencontre.

Nos trois espaces peuvent constituer une alternative à cette mondialisation. Pour ne prendre qu’un exemple, le Brésil a représenté un idéal de mélange riche, harmonieux, exaltant, d’individus de races, de classes, de couleurs, de religions et de convictions différentes pour constituer une « terre d’avenir », comme Stefan Zweig a intitulé le livre qu’il lui a consacré en 1941. D’après cet auteur cosmopolite, « aucun pays […] n’a résolu d’une façon plus heureuse et plus exemplaire […] la question la plus simple et la plus nécessaire : comment les hommes peuvent-ils arriver à vivre en paix sur la terre en dépit de toutes [c]es différences ». Huit ans plus tôt, en 1933, l’anthropologue Gilberto Freyre  avait déjà fait l’apologie de la fusion – dans le cadre de ce qu’il a appelé le lusotropicalisme – des populations indienne, portugaise et africaine, qui a donné naissance au Brésil. Douze ans plus tard, en 1952, un autre écrivain amoureux du Brésil, Blaise Cendrars, se posera aussi la question de savoir s’il s’agit bien d’un paradis sur terre, bien qu’il mette en avant ses contradictions internes.  Il n’empêche que Zweig, en exil, voyait dans ce pays qui l’avait chaleureusement accueilli un modèle de civilisation nouvelle dont devaient s’inspirer l’Europe et le monde alors en pleine guerre. Ces utopies sont bien entendu discutables, mais on peut en tout cas toujours considérer le Brésil, comme toute l’Amérique latine, probablement, comme de passionnants laboratoires interculturels.

À ce titre, on peut se demander si la francophonie aussi a une âme, à partir d’un principe culturel spécifique et commun que pourrait induire la pratique d’une langue commune. Le défi reste de trouver la dialectique adéquate entre ce principe culturel francophone (à reconstruire et à réinvestir sans cesse), et les imaginaires, les situations et les histoires particulières, souvent très dissemblables, voire antagonistes, qui caractérisent les francophones européens, maghrébins, centre-africains, américains ou asiatiques, et leurs relations. Malgré ces conditions existentielles et institutionnelles difficiles, on peut tout de même observer que l’interculturalité qui participerait de l’âme francophone est bien à l’œuvre dans les domaines artistiques, littéraires, linguistiques où l’on assiste à une réelle et vivifiante fécondation mutuelle des différentes cultures et à l’émergence d’une culture francophone reconnaissable et appréciée dans le monde entier. Ce qui ne signifie malheureusement pas que cette interculturalité suffise à assurer aujourd’hui la solidarité entre ces pays francophones et suffira à maintenir demain le français comme langue privilégiée, dans l’enseignement en Afrique par exemple. Sur un plan plus personnel, j’ai toujours plaisir à constater, lors de mes contacts et de mes voyages, sans pouvoir toujours l’expliquer, qu’au-delà de particularités irréductibles – heureusement ! – et en dépit des effets uniformisateurs de la mondialisation – inévitablement ! –, qu’existe bien un état d’esprit francophone sans nul autre pareil. Alors, oui, on peut invoquer l’âme de la francophonie, la revendiquer, la promouvoir, la partager !

Mais, si l’on a bien voulu me donner aujourd’hui la parole, c’est surtout pour tenter de répondre à la question à la fois simple et compliquée de savoir s’il est souhaitable voire même possible de continuer à l’avenir à enseigner les langues étrangères, partant les cultures qu’elles véhiculent, et, dans l’affirmative – qui est bien entendu notre position – quelles langues enseigner, dans quelles conditions, de quelles manières et surtout dans quel but. La contribution que j’aimerais apporter ici à la question des langues et du développement durable sera à la fois pédagogique et stratégique, en profitant de mon expérience de professeur d’université en  didactique des langues et de président de la Fédération Internationale des Professeurs de Français.

II

On peut se rassurer en se rappelant que les migrations, les annexions, les dominations qu’a toujours connues l’humanité, certes plus modestes mais parfois plus radicales par rapport à la mondialisation actuelle, n’ont jamais éradiqué les différentes langues et les différences culturelles, mais au contraire qu’elles ont suscité de nouveaux brassages et généré de nouvelles civilisations. Plus proche de nous, même internet, dont on redoutait les effets irrémédiables sur les variétés culturelles et linguistiques, a fini par jouer en leur faveur. Il faut aussi se rappeler que le plurilinguisme est plus ancien, plus fréquent, oserais-je dire plus « naturel » que le monolinguisme que l’on reproche maintenant aux jeunes générations et qui n’est apparu que récemment et localement avec le développement des nations modernes en Occident. Il faut se rappeler enfin que l’enseignement des langues étrangères, avec des professeurs, des méthodes, des exercices, est presque aussi ancien que Babel ; Claude Germain compte au moins 5000 ans à l’histoire de la didactique des langues étrangères.

Mais l’avenir ? Je ne vais pas m’étendre ici sur la disparition progressive et inexorable des langues peu parlées, au rythme d’une tous les quinze jours, semblerait-il, même si leur extinction n’émeut pas autant que celle de certaines fougères ou de certains coléoptères, mais plutôt m’interroger sur le monolinguisme qui s’impose – de manière irréversible aussi, peut-être – dans certaines sphères d’activités aussi cruciales pour l’avenir de l’humanité que la science, l’économie, la diplomatie. N’est-il pas plus inquiétant en effet que la majorité des personnes dans le monde qui contribuent au soi-disant progrès dans ces domaines le préparent, le conçoivent, le négocient  dans une langue qui n’est pas la leur, qui n’est pas enracinée dans leur culture ni dans leur vécu, qu’ils ne maîtrisent généralement que de manière superficielle et rudimentaire : avec au maximum 1500 mots et quelques structures syntaxiques, le globisch permettrait de communiquer dans toutes les circonstances et à propos de tous les sujets, de la physique quantique aux droits de l’homme, en passant par les exportations céréalières… même s’il arrive que les traducteurs soient incapables de traduire le lendemain dans les langues nationales respectives les textes en anglais confus et ambigus sur lesquels les décideurs des différents pays se sont mis d’accord la veille.

À quoi bon, dans ces circonstances, s’acharner à apprendre d’autres langues que l’anglais, voire d’autres langues que la sienne, dont on pourra de plus en plus se contenter grâce à l’informatique : pas plus tard que la semaine dernière, j’ai entretenu une intéressante conversation de plus d’une demi-heure avec le chauffeur de taxi qui m’amenait à l’aéroport de Moscou, lui en russe, moi en français, par l’intermédiaire d’une application de son ordinateur de bord… sans trop de couacs. Songez aux années d’études qu’il aurait fallu consacrer à l’apprentissage lui du français ou moi du russe pour le même résultat. Les avocats de l’Intelligence Artificielle nous ont déjà prévenus : il faut au moins trente ans pour former un brillant neurochirurgien, à peine quelques fractions de seconde pour programmer un robot à faire aussi bien voire mieux que lui. Il en sera évidemment de même pour les langues : les ordinateurs deviennent de plus en plus efficaces pour lire, rédiger, traduire, résumer, dialoguer… et même écrire des romans. Nous nous baladerons bientôt tous avec une oreillette et un micro qui nous permettront de parler n’importe où et n’importe quand dans les six mille langues du monde.

C’est ici qu’il faut revenir sur la distinction classique entre « langue de culture » / « langue de service ». Alors qu’une maîtrise linguistique approximative chez l’homme ou artificielle pour l’ordinateur pourrait tenir lieu de langue de service, la langue de culture serait beaucoup plus exigeante, et réclamerait donc des efforts assidus de la part des apprenants et de leurs professeurs. Car les professeurs de langues, aussi compétents, dévoués, équipés soient-ils ne pourront jamais transformer en quelques mois, voire en quelques années la connaissance d’une langue étrangère en celle d’une langue quasi maternelle. Cette distinction « langue de culture » / « langue de service » est cependant contestable car elle suggérerait que la culture, elle, ne rend aucun service. Dans la perspective utilitariste à court terme des responsables économiques, politiques et, maintenant de plus en plus, éducatifs, universitaires et scientifiques, il est entendu que la lecture de la Princesse de Clèves, célèbre depuis que le Président Sarkozy s’en est servi comme prétexte, de Don Quichotte, des Lusiades  n’a aucun intérêt en termes d’employabilité ou de rentabilité, et, en matière de maîtrise des langues, que la culture n’aide guère à satisfaire aux critères pratiques, précis, pressants des tests linguistiques internationaux.

En effet, l’enseignement des langues a connu un tournant décisif depuis qu’il s’est inscrit dans la perspective de la mondialisation économique : la langue et la culture sont devenues des outils stratégiques et des biens commerciaux avant d’être des moyens d’épanouissement, d’expression, de communication ; elles sont entrées en concurrence les unes avec les autres en fonction de leur utilité pratique et elles sont enseignées, apprises, évaluées dans une perspective prioritairement instrumentale. Les seuls noms des nouvelles méthodes et approches « par compétences », « par tâches », « par projets », « actionnelles » sont éloquents. Les personnes qui apprennent les langues, qui les enseignent, les institutions ou les firmes qui organisent cet enseignement doivent d’ailleurs adopter les règles du marché, se montrer efficaces, rentables, compétitives, cela ayant comme effet que cet enseignement et les évaluations auxquelles il est censé préparer sont en train de s’uniformiser, de se standardiser pour faciliter le libre jeu du marché.

Mais faut-il s’entendre sur les notions d’utilité et de progrès, que l’on peut aussi concevoir comme « uniquement ce qui peut rendre l’homme meilleur »  ou plus heureux, le plus de femmes et d’hommes possibles,  à court mais aussi à long terme, durablement donc. De ce point de vue, il est fort possible que ce que les référentiels, les programmes, les méthodes nous entraînent à considérer aujourd’hui comme « utile » s’avérera être dérisoire, voire néfaste demain. Il y a fort à parier que le monde plurilingue et pluriculturel auquel les professeurs de langues sont chargés de préparer la nouvelle génération aura autant besoin, sinon davantage – en tout cas associés les uns aux autres – de culturel que d’objectifs spécifiques, de langues de spécialités, et autres compétences fonctionnelles pour survivre ou pour au moins bien vivre ensemble.

III

On néglige par ailleurs un autre aspect de la question qui représentait pourtant le cœur de métier de nos professeurs de langues étrangères quand nous étions à l’ « athénée », que nous y faisions nos « humanités » ; si cela remonte déjà au siècle dernier, cela ne date cependant pas d’il y a 100 ans ! Dans les méthodes traditionnelles, appelées « grammaire-traduction », la mission essentielle du professeur de langues – à l’instar de ses collègues de toutes les autres disciplines, d’ailleurs – était de contribuer à l’épanouissement personnel de ses élèves grâce à l’exercice intellectuel que représente l’apprentissage d’une langue étrangère (à commencer par le latin et le grec ancien) et grâce aux cours de « civilisation », surtout aux littératures étrangères auxquelles on les initiait par la même occasion. Même si on peut leur reprocher, à ces professeurs, qu’ils ne nous ont guère appris à utiliser la langue qu’ils nous enseignaient, ils nous ont inculqué un savoir peut-être plus important : que les langues ont une valeur en elles-mêmes, que les bénéfices de leur apprentissage – patient, persévérant, approfondi – dépassent les bénéfices de leurs usages, que cet apprentissage engage des processus cognitifs, des investissements socio-affectifs, des enrichissements culturels, des finesses psychologiques dont les enjeux et les implications sont déterminants pour la personnalité et l’avenir de l’apprenant.

Contrairement à ce que certains éditeurs, certains établissements et même certains spécialistes prétendent ou espèrent, il n’existe pas et n’existera jamais de méthode miracle pour apprendre les langues, que ce soit en 90 leçons, en 15 jours ou à 5.000€/semaine. Le développement des programmes, des manuels, des logiciels, des théories n’y apportera pas grand-chose, à part la stimulation – à court terme – de la nouveauté. Au contraire, certaines sophistications pédagogiques ou technologiques risquent de distraire ou de déresponsabiliser les apprenants qui s’en remettent aveuglément à ces nouvelles ressources. L’apprentissage d’une langue et d’une culture étrangères n’est pas un produit à acheter, ni même seulement une compétence à acquérir mais une expérience à vivre, patiemment, assidûment, attentivement, comme l’apprentissage artistique ou sportif. Ici moins qu’ailleurs, « le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui. » (L’homme pressé, Paul Morand)

L’obligation et l’urgence d’apprendre les langues, ou plus précisément d’apprendre à les utiliser vaille que vaille, a dévalorisé cette dimension humaniste de l’apprentissage de la langue, y compris de la langue maternelle. Trop pressés de la voir servir à quelque chose d’utile dès les premières leçons, leurs usagers sont devenus inattentifs, voire hostiles à leurs exigences stimulantes, à leurs contraintes salutaires, à leurs subtiles nuances, à leur beauté intrinsèque que l’on considère au contraire comme des obstacles à la communication. Certains élèves pourtant y restent sensibles, comme le personnage de Jaume Cabré (Confiteor) qui « demandai[t] des devoirs de syntaxe [à son professeur qui] pensait qu’il avait des hallucinations » : « c’est que j’ai toujours aimé entrer dans les langues par leur côté le plus consistant – dit-il. Demander l’heure qu’il est, on peut faire ça avec trois grimaces. Oui, j’aimais apprendre une autre langue. »

Faut-il souligner les préjudices que peut représenter autant pour un individu que pour une communauté, et finalement pour l’humanité, l’inaptitude à décrire et à communiquer la complexité, la subtilité, la relativité des choses et des idées, partant à les percevoir et à les concevoir. Puisque le thème de cette rencontre est le développement durable, nous devons craindre que ce déficit soit d’autant plus grave que nous entrons dans une « société de connaissance » où les capacités cognitives vont être de plus en plus décisives : Laurent Alexandre nous prévient : « comme l’intelligence artificielle va être bon marché, alors que l’intelligence humaine est très chère, les gens les moins doués et les moins innovants risquent d’être laissés de côté ». Sans parler des enjeux démocratiques : les langues, quand elles peuvent être maniées avec finesse, possèdent un pouvoir subversif ; ne pas encourager à dépasser le stade de leur maîtrise élémentaire reviendrait à terme à limiter la capacité à penser librement. (J. Winand, L’université à la croisée des chemins)

IV

Mais nous n’avons pas encore abordé la question de la culture qui n’est plus le complément civilisationnel de naguère, mais qui est au cœur non seulement de la langue que le professeur enseigne, mais au cœur de la mission de médiateur international, interculturel que la communauté lui confie. On ne dit pas assez que, comme les ambassadeurs, les traducteurs, les marchands, les professeurs de langues sont des passeurs de frontières qui reconfigurent au jour le jour la géographie humaine par personnes interposées, leurs apprenants, en particulier les jeunes. En matière de développement, cet ambitieux mandat qu’on leur donne – implicitement ou explicitement – de préparer le monde multilingue et pluriculturel de demain est ambigu.  Il ne s’agit donc plus seulement d’inculquer les règles et la pratique des langues aux apprenants, mais de leur donner les moyens, et pour commencer, la motivation, de s’entendre avec leurs interlocuteurs étrangers, de s’adapter aux contextes étrangers, et de contribuer à un monde où les échanges internationaux vont devenir de plus en plus nombreux et intenses. Car c’est bien au travers des pratiques de classe que se forment les prochaines générations de la mondialisation, et que se constituent les sentiments, les représentations, les attitudes, les réactions des jeunes face à leurs actuels ou futurs amis, partenaires, correspondants, collègues, voisins étrangers. Bref, l’enseignant n’enseigne pas que les langues et les cultures mais une vision du monde où elles s’utilisent, se confrontent, se mélangent.

Même si elles sont désormais indissociables en classe comme elles sont indissociables dans la réalité, la langue et la culture ne s’enseignent cependant pas de la même manière ; peut-on même dire que la culture s’enseigne ? En effet, alors que l’apprenant cherche à imiter le mieux possible la langue parlée par les natifs (prononciation, registres, tournures,…), l’enseignement-apprentissage de la culture ne vise pas l’adoption pure et simple des divers aspects de la culture-cible, mais relève de diverses interprétations et transactions. Le premier objectif est bien sûr de discerner et de comprendre le rôle de cette culture dans la communication, notamment à partir des malentendus qu’elle peut créer, que ce soit à propos de connaissances, de valeurs, de jugements, de représentations, de sentiments, d’attitudes, d’habitudes, de comportements… qui ne seraient pas partagés, ou même pas perçus. Mais le rôle de l’enseignant consiste ensuite à encourager à l’approche interculturelle, qui est fondamentalement critique, autocritique, dialogique, constructive pour  mettre en question et en interaction, en même temps qu’il les met en évidence, les diverses composantes et concordances des cultures en contact, à commencer par la sienne, bien entendu.  Ce travail doit être mené dans l’intérêt commun des apprenants et du monde mondialisé que ces derniers ne doivent pas subir mais construire et sans cesse reconstruire selon leurs idéaux.

Cette mission, aussi problématique qu’essentielle, pour ne pas dire vitale, doit donc être analysée et discutée. Si, d’une part, ces enseignants ne peuvent plus limiter leurs tâches aux explications morphosyntaxiques ou littéraires, ils ne peuvent pas non plus, d’autre part, se mettre au service, et leurs apprenants par la même occasion, de n’importe quel projet international, politique, économique, de n’importe quelle conception de la mondialisation ou de la globalisation. C’est en effet un peu court que charger ces enseignants de faire de leurs apprenants, sans autre justification que leur employabilité ou leur adaptabilité, des agents plurilingues et interculturels de la mondialisation, prêts à étudier, à travailler, à consommer, à vivre en langues étrangères, avec des étrangers et/ou à l’étranger. Bruno Maurer met clairement en garde contre cette perspective développée en Europe : « Avec l’éducation plurilingue et interculturelle, il ne s’agit plus en réalité d’enseigner des langues, mais de construire de toutes pièces l’identité du futur citoyen européen. Les langues sont instrumentalisées au profit d’un projet politique » (in Enseignement des langues et construction européenne. Le plurilinguisme, nouvelle idéologie dominante, Editions des Archives contemporaines, 2011, pp. 7-8).

Il est tout aussi nécessaire de s’entendre sur la « différence », la « diversité »  ou la « variété » dont il faudrait rendre compte quand on veut familiariser les apprenants aux cultures étrangères. Est-ce leur « étrangeté » culturelle qu’il faut mettre en exergue pour justifier ou stimuler l’apprentissage des singularités de la langue que parlent les mêmes personnes. On oppose généralement ces concepts à ceux de « similitude », d’« uniformité », d’« universalité » qui n’ont aucun la même portée. Nous n’allons pas jouer ici au jeu du dictionnaire, mais seulement indiquer que s’il est aussi louable, en comparant les cultures, de souligner les similitudes que les dissimilitudes, il faut cependant autant éviter l’uniformisation (qui amènerait à croire que nous serions fondamentalement ou deviendrions finalement tous les mêmes) que le particularisme (nous serions tous irréductiblement différents), serait-ce qu’avec l’intention de rassurer ou d’intéresser l’apprenant.

Mais c’est vrai que les limites sont parfois délicates à tracer : on ne peut trouver une meilleure illustration de ce difficile équilibre, ou plutôt dialogue, dans l’ambiguïté du mot  « identité » qui désigne aussi bien ce qui est semblable, identique (aux autres), que ce qui est propre et permet de se distinguer les uns des autres.  « Il n’y a pas d’identité culturelle », a pourtant annoncé François Jullien en 2016 qui préfère parler d’« écarts » que de « différences » : les différences sont des obstacles, justifie-t-il, alors que les écarts permettent de se réfléchir et de s’enrichir grâce à l’autre :  « …c’est bien dans l’entre, en effet, que se découvre désormais la ressource – si le terme d’ »interculturel » a un sens, c’est de développer cet entre et cet entre-tien comme la nouvelle dimension du monde et de la culture. Ainsi seront déjoués à la fois l’un et l’autre : la fausse universalité – paresseuse – de l’uniforme et le fantasme corrélatif – sectaire – de l’identité » (p. 92)

Il fait ainsi écho à Lévi-Strauss qui écrivait déjà en 1988 (De près et de loin, Odile Jacob, 1988, p. 207) : « Chaque culture se développe grâce à des échanges avec d’autres cultures. Mais il faut que chacune y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L’absence et l’excès de communication ont l’un et l’autre leur danger. » Je vous laisse méditer cette dernière phrase qui interpelle les communicateurs et médiateurs que nous sommes tous à un niveau ou à un autre dans cette salle.

V

Il est bien sûr impossible de conclure, mais nous pouvons tout de même nous arrêter sur quelques considérations qui peuvent servir de points de départ pour de nouvelles analyses et réflexions.

Il me semble évident que l’avenir du plurilinguisme et de la multiculturalité, et conséquemment de l’enseignement des langues et des cultures, est conditionné par deux phénomènes irrépressibles, le développement de la mondialisation, d’une part, des technologies et de l’intelligence artificielle, d’autre part, et des formes qu’elles prendront, des implications qu’elles auront dans notre vie quotidienne.

Si l’intelligence artificielle nous permettra ou nous obligera de faire l’économie de l’apprentissage de langues de service, dans leur usage utilitaire ou occasionnel, il faut absolument éviter que ce soit au détriment des autres usages et dimensions de la langue et des langues que nous  devons à tout prix défendre, enseigner, étudier, pratiquer,  analyser, de manière scrupuleuse, approfondie, nuancée, car elles sont le fondement même de notre intelligence, de notre richesse culturelle, de notre harmonie sociale, de notre convivialité empathique, de notre finesse psychologique, de notre sens esthétique, de notre entendement philosophique, de nos aspirations spirituelles,  bref de notre humanité, de notre âme, de notre destinée, appelez cela comme vous voulez.

La mondialisation, quant à elle, exerce à la fois une tendance centripète et une tendance centrifuge : la première risque d’aliéner, d’appauvrir, de conduire à la pensée unique en même temps qu’à une langue unique ; la seconde, si on ne la maîtrise pas, risque de mener aux éclatements, aux conflits, au chaos ; la question étant de trouver le juste équilibre, ou au moins les alternances et compositions harmonieuses entre ces deux forces dont les hommes et les communautés ont besoin pour avancer comme sur leurs deux jambes. Pour cela, l’enseignement des langues et des cultures, au contraire d’inculquer des modèles, de caricaturer l’image de soi et des autres, de verrouiller l’avenir, doit veiller à faire des apprenants des citoyens du monde avertis, critiques, libres, responsables, vraiment créatifs, et pas seulement innovants, capables de créer une mondialisation à la mesure de tous les hommes et pas seulement de certains privilégiés, et surtout pas à celle des robots qui risquent tôt ou tard à prendre leur place.

Pour en revenir à nos espaces francophones, hispanophones, lusophones, je confirme donc ma conviction exprimée pour commencer : qu’on y connaît mieux qu’ailleurs le double défi de devoir s’adapter sans cesse à des réalités multiples, variées, parfois contradictoires, sans pourtant réduire cette diversité qui constitue nos civilisations. Bref, le monde restera plurilingue et multiculturel ou bien il disparaîtra : Babel n’a pas été la punition de l’humanité, mais sa condition sine qua non !