L’âme des peuples?

Je viens d’avoir le plaisir de rencontrer Richard Werly, journaliste suisse également directeur de la collection « l’âme des peuples » (éditions Nevicata) qui présente tout en finesse le portrait social, culturel, historique d’une trentaine de pays. Ces petits ouvrages de poche (exactement la bonne taille) complètent parfaitement, la veille ou en cours de voyage, les épais guides touristiques habituels. Notre conversation a surtout porté sur le titre même de cette collection : les peuples ont-ils une âme, que ce soit les Italiens, les Vietnamiens, les Brésiliens, les Suisses (la dernière parution), mais aussi les Viennois, les Bordelais, les Bruxellois à qui une de ces monographies a aussi été consacrée ?

Faut-il d’abord croire que les hommes ont une âme pour pouvoir en reconnaître une aux groupes qu’ils constituent à un moment et dans un lieu donnés ? Ces deux âmes, par définition immatérielles, évanescentes, impénétrables, seraient donc distinctes d’un corps, un « corps social », dans le second cas, mais associées à lui, pendant un certain temps en tout cas, avant de rejoindre le grand tout (?), ou bien être transmise à la génération suivante. Selon la définition chrétienne, l’âme devrait transcender la vie terrestre et arbitrer la lutte incessante entre le bien et le mal ; selon l’étymologie, plus stimulante, elle serait d’abord le souffle qui donne la vie, le principe qui nous « anime ».

L’âme des peuples fait évidemment écho à l’esprit ou au génie des nations, le Volksgeist, auquel on sait quel débouché tragique le XXème siècle a réservé alors qu’à l’origine, ce concept romantique était universaliste (Montesquieu, Herder). Ce génie relève aussi bien de la race que de la langue et du territoire, des critères souvent invoqués en ces temps présents où l’humanité entière semble être en quête d’identité. Justement, vu les aléas de l’histoire, les mouvements et le métissage des populations, la multiplication des clivages et des groupes de toutes sortes, la perméabilité des frontières et des sentiments nationaux, les peuples peuvent-ils toujours revendiquer une âme qui les distinguerait des autres peuples, qui serait commune à tous leurs membres, même aux derniers arrivés ?

En fait, aucun environnement géographique, ni fait historique, ni système social, ni orientation culturelle ni obédience religieuse ni œuvre artistique ne peut définir un peuple, une nation, un groupe avant que ses membres n’y projettent leur imaginaire, comme leur image qui se profile dans un miroir, ne l’investissent de valeurs qui les dépassent et les englobent chacun d’entre eux. Pour parler d’un pays que je connais bien, ce n’est pas le design, le Kalevala, Sibélius, la Guerre d’hiver, Alvar Aalto, la neige et les degrés sous zéro, le Père Noël tiré par ses rennes, l’égalité des sexes, Kekkonen, les grands espaces de la Laponie, les Moumines, le cinéma des Kaurismäki, le sauna, Nurmi, Nokia… qui font de la Finlande un pays reconnaissable entre tous, mais bien les Finlandais qui se reconnaissent dans cette configuration de particularités (que je schématise ici). Pour parler d’un autre pays que je connais bien, les Belges se posent depuis toujours l’angoissante question de savoir qui ils sont et ce qu’ils font ensemble, au point d’arriver à se demander si ce n’est précisément et paradoxalement pas leurs problèmes identitaires et communautaires – que d’aucuns appellent surréalistes – qui les distinguent des autres.

En tout cas, si les peuples ont une âme, elle n’est pas donnée, éventuellement à découvrir, mais à construire, ce qui est un peu contradictoire – sans entrer ici dans un débat religieux – pour un principe qui devrait être immanent et absolu, même si on voit se multiplier de nos jours des « suppléments d’âme ». Bref, pour avoir une âme, il faut y croire ! D’ailleurs, l’auteur du dernier ouvrage en date de la collection « l’âme des peuples », André Crettenand, l’a intitulé La Suisse. L’invention d’une nation, et a introduit son propos en déclarant que l’Helvétie est un mythe. Ce qui ne manque pas de nous rappeler l’Invention de l’Europe, d’E. Todd, en 1990 : à ce propos, pourra-t-on un jour parler d’une âme européenne alors que l’Europe ne constitue toujours qu’un marché financier et un espace économique, plus difficilement une organisation politique, et encore moins un ensemble social et culturel ?

Dans le même ordre d’idées, nous nous demandions aussi avec Richard Werly si la F/francophonie a une âme, à partir d’un principe culturel spécifique et commun que pourrait induire la pratique d’une langue commune. Le défi reste de trouver la dialectique adéquate entre cet hypothétique fond culturel francophone (à construire et à reconstruire aussi sans cesse, probablement) et les particularités culturelles, souvent très dissemblables, qui caractérisent les partenaires européens, maghrébins, centre-africains, américains ou asiatiques, sans parler des situations politiques, économiques, sociales qui sont parfois aux antipodes l’une de l’autre, des souvenirs de l’histoire coloniale et des accusations récurrentes de néocolonialisme, qui compliquent les rapports entre certains de ces partenaires et les empêchent d’interagir sur un pied d’égalité.

Malgré ces conditions difficiles, on peut tout de même constater que l’interculturalité, qui participerait de l’âme francophone, est bien à l’œuvre dans les domaines artistiques, littéraires, linguistiques, où l’on assiste à une réelle et vivifiante fécondation mutuelle des différentes cultures, et à l’émergence d’une culture francophone reconnaissable et appréciée dans le monde entier. Ce qui ne signifie malheureusement pas que cette interculturalité suffit à assurer aujourd’hui la solidarité entre ces pays francophones et suffira à maintenir demain le français comme langue privilégiée, dans l’enseignement en Afrique, par exemple.

Pour conclure sur un plan plus personnel, je ne peux qu’attester, sans pouvoir toujours l’expliquer, que, même si les grandes villes où je me rends à l’étranger, les vies quotidiennes qu’on y mène, les systèmes économiques, les habitus professionnels, les structures éducatives, les références culturelles, se ressemblent de plus en plus sur la surface de la planète mondialisée, subsistent malgré tout des différences plus subtiles, diffuses, souvent indescriptibles qui résistent à l’uniformisation, et que continue à planer effectivement, dans une contrée étrangère et entre ses habitants, un certain état d’esprit bien particulier et reconnaissable pour peu qu’on y soit attentif. Oui, cette âme-là existe bien et on fait bien de la préserver, de la cultiver, de la partager dans des collections qui lui sont dédiées.