Kafka à l’université

Parmi les nombreux changements qui transforment le monde universitaire depuis une vingtaine d’années, il en est un qui a progressivement affecté le statut et les activités des enseignants et des chercheurs, qui fait maintenant l’objet de toutes les discussions informelles lors des séances de faculté et des colloques internationaux, mais dont on n’a peut-être pas encore pris toute la mesure ni compris l’importance des enjeux. Je veux parler de la part de travail sans cesse croissante que sacrifient à des tâches administratives les universitaires dont la profession reste pourtant d’enseigner et/ou de faire de la recherche, et qui sont à ce titre responsables du cœur de métier de leur institution comme de l’avenir de leurs étudiants et de la société.

Alors qu’on annonçait que les nouvelles technologies allaient simplifier, accélérer, réduire les charges administratives, force est de constater, d’une part, que les services administratifs des universités ne cessent de se développer contrairement aux départements d’études et aux centres de recherche ; et, d’autre part, que les académiques (enseignants et chercheurs) passent beaucoup plus de temps qu’auparavant à des tâches de secrétariat que les nouvelles technologies permettent à ces mêmes services administratifs de leur déléguer : inscriptions des étudiants aux cours, organisation des examens, encodage des résultats, gestion budgétaire du département et des projets, gestion du personnel, réservations de salles, rapports multiples et divers, diffusion d’informations, courrier…

Par ailleurs, l’internationalisation et surtout la normalisation des études supérieures et de la recherche scientifique ont entraîné une réglementation, partant une bureaucratisation de plus en plus lourdes et compliquées, devenues maintenant aussi incompréhensibles qu’incontrôlables. Les réunions se multiplient et se répètent pour aligner les programmes de cours, l’organisation des départements, les collaborations internationales, les critères d’évaluation (ah, l’évaluation !), etc. aux nouveaux formats, et de s’éterniser sur des détails insignifiants. Inaugurer un cours, proposer un projet de recherche, créer une collaboration relèvent désormais du parcours du combattant propre à décourager les plus enthousiastes et les plus patients. Lors des délibérations, les professeurs prennent plus de temps pour comprendre les nouvelles modalités administratives et informatiques que pour discuter des résultats des étudiants ou des qualités des candidats (à quoi bon, c’est de toute façon le logiciel qui aura le dernier mot !). On hésiterait même aujourd’hui à accepter une invitation dans une autre université tant est alambiquée la paperasserie pour se faire rembourser ne serait-ce qu’un billet de train.

On doit bien admettre que l’administration prend de plus en plus de place dans les institutions universitaires, et leurs responsables et leur personnel de plus en plus de pouvoir car ils deviennent les seuls à comprendre les règlements et les procédures sans cesse changeantes et chaque fois plus complexes et plus contraignantes dont dépend directement le travail des enseignants et des chercheurs. Le paradoxe s’aggrave quand on voit comment les universités imposent à leurs académiques toujours plus de productions scientifiques et d’innovations pédagogiques, avec des consignes toujours plus exigeantes, mais qu’elles les rendent de moins en moins disponibles pour s’y consacrer. Des conditions de travail qui ne favorisent guère la qualité et la créativité à long terme !

Personne n’est évidemment responsable de cette bureaucratisation et de cette réglementation que l’on met tantôt sur le compte d’une convention européenne, tantôt des contraintes de la mobilité, tantôt des lois de la concurrence, des fatalités contre lesquelles il semblerait qu’il n’y ait rien faire. Il arrive aussi qu’on les justifie par un souci de transparence, d’efficacité, d’équité, ce qui est tout de même plus difficile à admettre, le résultat étant que les principaux intéressés perdent le contrôle de leur propre travail. Faut-il en appeler à Courteline ou à Kafka pour rappeler que l’administration a une propension naturelle à devenir envahissante, sclérosante, aliénante, voire tyrannique une fois qu’elle prend le pas sur les personnes, sur les activités, sur la société au service desquelles elle devrait rester ?

Ne devrait-on pas prendre la peine d’analyser en profondeur ce phénomène dont tout le monde se plaint, mais qui semble empirer inexorablement année après année. Il ne s’agit certainement pas seulement d’un problème conjoncturel, mais d’un changement structurel dans l’évolution des rôles, des activités, des responsabilités dans et de l’institution universitaire. Mais avec quelles perspectives ? Pour quels intérêts ? Il est d’ailleurs étonnant que les professeurs d’université, censés cultiver l’esprit critique et la liberté intellectuelle dans leur profession, ne s’interrogent et ne se manifestent pas davantage concernant les conditions dans lesquelles ils l’exercent. Peut-être n’en avons-nous plus le temps ?