[Lettre ouverte publiée dans La Libre Belgique du 4 décembre 2017 : « Gros malaise à Liège, dénoncé par 124 enseignants-chercheurs de l’ULg » ]
Il y a désormais deux universités à Liège.
L’une se vend sur papier glacé et sur pages cliquées, à coups de « news » et d’ »events » ; elle considère que la visibilité médiatique est un gage de qualité. Elle multiplie et technicise ses procédures, et même les savoirs qu’elle transmet, pour les configurer en produits vendeurs. Elle compte tant qu’elle peut, et évalue scrupuleusement tous les usages qui sont faits des ressources qu’elle exploite. Elle organise la concurrence interne. Elle se veut « stratégique », « créative », « citoyenne », « en mouvement », mais se contente le plus souvent de s’ajuster frénétiquement à tout ce qui, en dehors d’elle, la presse. Elle ignore les questions de fond et pense que les étudiants sont des parts de marché, et que la recherche est un investissement qui doit rapporter.
L’autre est un peu perdue. On lui dit qu’elle coûte énormément, qu’elle doit se réinventer, qu’elle est nostalgique d’un passé révolu. Elle ne se conçoit pourtant pas comme « conservatrice » ; elle pense au contraire qu’une institution de savoir est bien le lieu d’une émancipation et d’un progrès collectifs possibles, et elle met tout en oeuvre pour poursuivre cet idéal. L’humain est au coeur de son métier, au quotidien. Elle défend une posture critique à l’égard des logiques qui soumettent la production et la circulation des connaissances à des contraintes étrangères aux pratiques de savoir. Elle sait que la recherche n’est pas toujours une activité rentable ; elle se préoccupe moins d’attirer les étudiants que de les intéresser vraiment. Elle aimerait continuer à aimer son métier, car elle trouve que c’est un métier passionnant.
Certains ont choisi leur camp ; la plupart sont écartelés ; tous éprouvent un malaise pratique, qui connait deux déclinaisons.
Un malaise éthique. Les deux universités n’ont plus guère de valeurs, ni de principes, ni de normes de fonctionnement, qui soient vraiment communs. À vrai dire, elles se suspectent en permanence l’une l’autre. Les méthodes de management utilisées par l’une apparaissent à l’autre non seulement obsolètes et inefficaces, mais aussi fondamentalement nuisibles pour les personnes humaines. Ces méthodes sont la mise en concurrence, le comptage et le secret. Elles se justifient par un contexte qu’on dit « de crise », et qui appelle des mesures « d’assainissement budgétaire ». Ces méthodes visent une compression des coûts de production (fût-ce au prix de nouveaux instruments de gestion), une maximisation des bénéfices et une opacification des logiques décisionnelles, pour neutraliser toute forme de résistance. Il en résulte que le malaise éthique de l’autre université se double d’un sentiment d’impuissance et se résout alors volontiers dans la résignation et la docilité. Quant aux étudiants, ils sont eux-mêmes pris au piège de l’éthique managériale, qui flatte leur pouvoir d’achat tout en détériorant leurs conditions de vie (étudiante).
Un malaise esthétique. Les deux universités n’ont plus guère de mots, ni de formes, ni même de moments, qui soient vraiment communs. Les méthodes de marketing utilisées par l’une créent une réalité qui apparait comme viscéralement étrangère à l’autre. L’histoire qui construit cette réalité (storytelling), la labellisation forcée dont elle fait l’objet (branding) sont à ce point éloignées du vécu de l’autre université qu’elles peuvent presque être observées comme un spectacle, ou comme un miroir déformant.
En diagnostiquant ces malaises, la présente lettre ouverte veut poser les bases d’un débat rendu désormais impossible. Ce débat devrait porter sur les conditions réelles de l’enseignement et de la recherche universitaires aujourd’hui. Il n’est pas la seule affaire de gestionnaires plus ou moins éclairés, mais concerne la communauté universitaire dans son ensemble, préoccupée par la voie prise par son institution depuis quelques années.
Pour qu’une université existe encore demain à Liège, il est temps qu’elle accorde ses mots et ses valeurs à un projet vraiment universitaire, et vraiment commun.
Signataires: Olivier Absil, Kim Andringa, Sémir Badir, Evelyne Balteau, Laura Beck, Sarah Behets, Livio Belloï, Jean-Pierre Bertrand, Pierre Bonnet, Eric Bousquet, Marie-Guy Boutier, Lot Brems, Christoph Brull, Hervé Caps, Pierre Cardol , Monique Carnol, Alvaro Ceballos Viro, Henri Chaumont, Florence Close, Fabienne Colette, Yves Cornet, Emilie Corswarem, Luc Courard, Luciano Curreri, Patrick Dauby, Stéphane Dawans , Jean-Marc Defays, Nancy Delhalle, Michel Delville, Marc Delrez, Alain Demoulin, Bruno Demoulin, Laurent Demoulin, Benoît Denis, Yves Derop, Vinciane Despret, Arnaud Dewalque, Maria Giulia Dondero, Jean-Paul Donnay, Stephane Dorbolo, Olivier Dubouclez, Jean-Patrick Duchesne, Marie-Noëlle Dumont, Marc-Antoine Dupret, Pascal Durand, Jérome Englebert, Michel Erpicum, Nathalie Fagel, Eric Florence, Fabrice Franck, Bruno Frère, Annick Gabriel, Marc-Antoine Gavray, Philippe Gerrienne, Philippe Ghosez, Eric Gosset, Bénédicte Henry, Maud Hagelstein, Paul Hautecler, Carl Havelange, Jean-Marie Hauglustaine, Anne Herla, Benoit Heinrichs, Claude-Lucie Hick, Viktoria von Hoffmann, Claudine Houbart, Aurelia Hubert-Ferrari, Anne-Michète Janssen, Jean-Pierre Jaspart, Emmanuelle J. Javaux , Nathalie Job, Stéphanie Lambert, Céline Letawe, Christophe Lejeune, Roland Libois, Alain Marchandisse, Jean-Marc Marion, Nicolas Mazziotta, François Mélard, Marc-Emmanuel Mélon, Michèle Mertens, Henriette Michaux, Christian Michel, Robert Möller, Nicola Morato, Thomas Morard, Sarah Neelsen, Rita Occhiuto, Pierre Ozer, Chris Paulis, Julien Pieron, Michel Pierre, Christophe Pirenne, Jean-Christophe Plumier, François Provenzano, Stéphane Polis , Gérald Purnelle, Laurent Rasier, Jean-Yves Raty, Sigrid Reiter, Claire Remacle, Françoise Remacle, Dimitri Schmitz, Denis Seron, Germain Simons, Erik Spinoy, Pierre M. Stassart, Philippe Steemans, Rudy Steinmetz, Pierre Swiggers, Nicolas Thirion , Marc Thiry, Françoise Tilkin, Kristine Vanden Berghe, Benoît Van den Bossche, Alain Vanderpoorten, Marc Van Droogenbroeck, Marc Vanesse, An Van linden, Gilles Vandewalle, Matthieu Verstraete, Vera Viehöver, Patricia Willson, Jean Winand.