Il n’est bon bec que de Paris

(« Billet du Président », Le Français dans le Monde, n° 423)

À l’heure de la francophonie, on peut se demander quelle langue française enseigner. On sait bien que si Villon a dit qu’« il n’est bon bec que de Paris », ce n’était pas pour rendre hommage à l’éloquence des Parisiens, mais bien à la loquacité des Parisiennes, bien plus bavardes que les Italiennes, ajoute-t-il. Il n’empêche que des apprenants, et certain enseignants, sont toujours convaincus que ce sont les Parisiens, ou plus généralement les Français qui parlent le mieux le français, comme s’ils s’exprimaient de la même manière de Marseille à Dunkerque, de Quimper à Strasbourg, et même dans les différents quartiers de Paris, et que c’est en France qu’il faut se rendre pour apprendre le français. D’autres pourraient prétendre – comme moi, bien entendu – que c’est en Belgique que l’on parle de français le plus correct (pour preuve tous ces grammairiens qui sont mes compatriotes) ; d’autres que c’est au Québec que l’on parle le français le plus vivant ; d’autres encore que c’est en Suisse que l’on parle le français le plus… lentement et clairement, ce qui aide bien sûr à l’apprentissage. Rabat et Dakar ne sont pas non plus des destinations à sous-estimer!

En fait, tous les usages sont bons, sont même nécessaires, pourrais-je dire, pour dépasser au plus tôt le « français standard » que l’on commence – bien logiquement – par enseigner à tout apprenant comme langue de base. Faut-il seulement se souvenir que ce français standard ne représente que le plus petit commun dénominateur de la variété et de la richesse des français de la francophonie, y compris en France, que personne ne parle ce français standard, encore moins à Paris qu’ailleurs, que chacun « l’accommode à sa sauce » et le rend ainsi plus appétissant et nourrissant. La diffusion de la langue française a suffisamment été handicapée par la vision centralisatrice, puriste, voire élitiste que l’on en a, que l’on en donne, y compris les personnes qui ont mission de l’enseigner et d’en faire la promotion !

Pour rester une langue du monde, le français doit être une langue accessible et disponible pour tout le monde. Si l’insécurité linguistique nous est passée, à nous francophones de Belgique, et que nous nous permettons maintenant de remettre en cause des règles de grammaire aussi cruciales (?) que l’accord des participes passés avec l’auxiliaire avoir, il faut prendre conscience que les apprenants étrangers en souffrent toujours. Alors qu’ils n’ont guère de scrupule à communiquer approximativement en anglais ou en espagnol, passage obligé pour parler de mieux en mieux une langue, ils oseront moins le faire en français qui, comme on me le répète souvent, « il faut bien connaître avant de commencer à utiliser ».

Il est urgent de changer cette image négative du français et la conception dépassée qui est derrière, afin de décrisper les apprenants étrangers et d’en attirer de nouveaux. Et de rappeler que la francophonie est une patrie ouverte et accueillante, que le français ne doit pas rester longtemps une langue « étrangère » pour ceux qui l’apprennent et qui sont appelés à devenir eux aussi des francophones et à participer eux aussi au rayonnement et au développement de la langue française et des cultures francophones. On ne compte plus les grands écrivains de la langue française pour qui elle avait d’abord été une langue étrangère avant qu’ils ne se l’approprient et l’enrichissent à leur tour au bénéfice de tous.