Huot : ce qu’il fallait démontrer

Un enseignant avait décrété un jour que je n’avais pas la bosse des maths, et je n’avais donc plus rien fait ensuite pour contredire le diagnostic sans appel de cet éminent spécialiste. C’était l’époque où on était convaincu qu’il n’y avait pas de mauvais professeurs mais seulement de mauvais élèves. Et qu’entre ceux qui étaient bons en tout et ceux qui n’étaient bons à rien, la plupart des autres avaient des bosses… et des fosses. En particulier pour certaines matières comme les langues, les maths et les arts, comme si ces disciplines impénétrables relevaient de compétences strictement innées, que les élèves en étaient dotés ou dépourvus, sans degré intermédiaire, et qu’il était inutile de s’acharner dans le second cas. Bref, j’étais et resterai mauvais en math quoi qu’il advienne. J’avais donc choisi une section classique avec le minimum d’heures de cours consacrées à cette matière. On peut imaginer la tâche ingrate qui incombait aux professeurs chargés de les assurer à l’intention d’étudiants tels que moi !

Contrairement à ces collègues, M. Huot – dont nous n’avons profité malheureusement qu’une seule année – n’était pas désespéré et encore moins dédaigneux face à notre inaptitude aussi profonde pour les maths que notre désintérêt. Cheveux roux taillés en brosse, petit et sec, notre homme compensait sa stature de poids Welter par une énergie à toute épreuve. Il marchait dans les couloirs, remuait devant le tableau et parcourait la classe comme s’il était sans cesse pressé par une question de vie ou de mort, alors que la désinvolture, hautaine ou nonchalante, était à l’époque plutôt de mise chez les étudiants comme chez les professeurs. Huot avait déjà une longue expérience à son actif, comme en témoignait son front barré d’une multitude de rides elles aussi sans cesse en mouvement. Il prétendait qu’il les devait à tous les tracas causés par les générations successives d’étudiants à qui il avait dû enseigner les mathématiques.

On pouvait d’ailleurs se demander pourquoi ce professeur n’avait pas tiré profit de son ancienneté pour enseigner comme il y en avait probablement le droit dans des sections scientifiques, et pouvoir ainsi s’adresser à un public plus doué et surtout plus motivé. Il semblait au contraire que son ambition – un réel défi ! – était justement de stimuler les étudiants les plus obtus et même de leur apprendre un petit quelque chose en analyse, en géométrie ou en probabilité. Et il y arrivait, le brave homme, coûte que coûte ; jamais il ne se résignait ! « Je ne comprends pas », répété par le plus benêt d’entre nous (les autres ne valaient guère mieux !), ne faisait que l’encourager davantage : à l’aide de moult gestes en l’air et schémas aux tableaux, il reprenait cent fois et de cent manières différentes l’explication à partir de zéro.

Il prétendait ne faire appel qu’à notre simple bon sens, rien d’autre. Plus il s’acharnait, plus on avait l’impression que c’était lui, le professeur, qui réclamait le secours de ses élèves pour l’aider à résoudre un problème personnel. Compatissants, nous sortions alors de notre torpeur pour nous efforcer de le satisfaire et chercher résolument cette solution qui, d’après lui, était à notre portée. Et, effectivement, tout à coup, cela devenait subitement clair : il suffisait d’y penser, ou plutôt de laisse libre cours à son intelligence. C’est comme ça qu’il finissait par nous convaincre que nous étions bien plus perspicaces que nous le croyions. C’est précisément Ce Qu’il Fallait Démontrer !

Avec le recul, je comprends que la mission que Huot s’était donnée était certainement plus gratifiante que celle de s’occuper des as du calcul d’intégrales ou des surdoués des équations à trois inconnues. Ces matheux prédestinés n’avaient guère besoin d’un professeur pour comprendre leur savant manuel qu’ils dévoraient comme une bande dessinée, alors que nous, nous trébuchions à chaque page de notre b.a.-ba. Pour un enseignant – comme pour un parent, bien sûr –, il n’y a pas de plus grand bonheur que d’initier un enfant ou un novice à qui le sujet était jusqu’à ce jour complètement étranger ou mystérieux. On se réjouit avec lui, autant que lui, de le voir – ce soudain pétillement dans les yeux ! – découvrir un nouveau champ de connaissances ou d’expériences, en analyser petit à petit les ressources et les exigences, prendre conscience de ses propres capacités à maîtriser progressivement ce qui était inconnu et problématique. Je chéris plusieurs souvenirs d’anciens professeurs comme d’anciens élèves à qui je dois avec reconnaissance de pareils moments de grâce !

Non seulement ce sont mes étudiants les moins experts qui m’ont donné le plus de satisfactions depuis que je suis à mon tour enseignant, mais ce sont aussi eux qui m’ont le plus appris, sur mon métier et même sur ma discipline. Un élève brillant ne pose pas plus de question à son professeur qu’il ne s’en pose à lui-même, tellement tout lui paraît tout de suite évident, sans qu’il ne se demande pourquoi ni comment. Par contre, la stupeur ou l’embarras de l’élève moins doué – pour peu qu’il ait un minimum de bonne volonté – obligent son professeur à revoir la pédagogie ainsi que la matière d’un autre point de vue, et lui permettent à lui aussi – pour peu qu’il ait un minimum de bonne volonté – de faire des découvertes.

Un professeur, comme un chercheur scientifique, doit apprendre à rester ignorant ou à le redevenir régulièrement, à tout oublier ou remettre en cause pour en apprendre davantage à un autre niveau, et ainsi progresser. Les questions des derniers de classe, comme celles des enfants ingénus, qu’il ne faut donc ni les uns ni les autres décourager à les poser, ne peuvent qu’être bénéfiques car elles sont généralement banales, donc fondamentales. Chacune de ces questions offre au chercheur et à l’enseignant l’occasion de se ressourcer aux origines du savoir et aux principes du faire-savoir.

Ceci dit, malgré tout le talent du Professeur Huot, qui a pu susciter de nouvelles et belles vocations chez plusieurs de mes condisciples destinés à d’autres études, je ne suis pas devenu, en ce qui me concerne, vraiment meilleur en mathématiques. J’en ai cependant gardé une toute autre image, nettement plus sympathique. Il m’est même arrivé à quelques reprises, mes études terminées, de participer sans complexe à des formations où les mathématiques faisaient partie du programme, et de lire des ouvrages de vulgarisation qui y étaient consacrés. La preuve que ce n’est pas à l’occasion des examens et à la réussite des meilleurs élèves qu’on peut juger si un professeur a bien fait son métier : interrogez plutôt les cancres, vingt ans plus tard !