Histoire, discours

Vu le succès des biographies, des autobiographies, des autofictions, tout semblerait contester le dicton selon lequel les gens heureux n’ont pas d’histoire. Évidemment, cela dépend de nouveau du sens que l’on donne aux mots. Avec une majuscule, l’Histoire tient lieu d’histoire personnelle à ceux, acteurs ou victimes, qui ont participé d’une manière ou d’une autre à des événements collectifs dramatiques, même en tant que figurants. Quand elles sont au pluriel et avec une toute petite minuscule, on ne se vante par contre guère d’avoir des histoires, avec sa famille, avec ses voisins, avec la justice, par exemple. Même si elles ne peuvent suffire à la trame d’un destin ou à la matière d’un livre, ces altercations peuvent cependant occuper une vie. On se demanderait bien si certaines personnes, qui cherchent ou se créent des histoires à tous propos, ne s’appliquent à meubler une existence banale et monotone sans ces complications évitables.

Entre l’Histoire et les histoires, qui en constitueraient, d’une part, la version la plus solennelle, de l’autre, la plus triviale, la vie de tout un chacun représente-t-elle une histoire ? Elle a en tout cas un tout début, une fin ultime et un (anti-)héros ; reste la question de l’intrigue et du sens qui la justifierait. À moins d’être porté par une vocation – artistique, politique, scientifique, religieuse – et d’y consacrer toute une existence que l’on peut alors taxer de destinée, il faut admettre que l’histoire de la plupart d’entre nous ressemble plutôt à une interminable série télévisée avec autant de personnages que de rebondissements, au point que l’on a des difficultés à suivre le scénario et à comprendre la logique, si ce n’est que la vie est imprévisible. Même s’il suffit qu’à tout moment surgisse la mort, inévitablement, pour que le feuilleton devienne une tragédie.

Il y a une cinquantaine d’années, les récits ont passionné les sémioticiens qui les ont examinés sous tous les angles et dans toutes leurs formes, à commencer par les romans policiers et les contes populaires dont la structure et la chute sont les plus caractéristiques. Entre les premiers, qui commencent mal, et les seconds, qui se terminent bien, les récits de vie louvoient de l’ordinaire à l’extraordinaire, comme du bonheur au malheur, sans savoir lequel aura le dernier mot. Barthes distinguait à ce propos les facteurs fonctionnels, qui contribuent au déclenchement et à la succession des événements, des données indicielles, plus diffuses, qui ne participent pas à cette mécanique, mais assurent à l’histoire sa vraisemblance (psychologique, contextuelle) et son sens. Et au cours de notre existence quotidienne, quels sont parmi tous ses faits et gestes, ceux qui lui donneront son rythme et ceux qui lui donneront son intérêt, les deux n’étant évidemment pas liés?

Quitte à en appeler aux linguistes, on peut aussi invoquer Benveniste qui opposait radicalement les deux formes possibles d’énonciation que sont d’après lui l’histoire et le discours, principalement selon la manière dont y sont respectivement impliqués les interlocuteurs et dont y est présenté le monde. Dans l’histoire, les événements ont l’air d’avoir lieu de leur propre initiative, tandis que dans le discours, ce sont les gens qui parlent qui les provoquent en en parlant. Nous pourrions dire que ces deux termes ne s’opposent pas ici, qu’une vie ne devient histoire que si elle fait l’objet d’un discours. Bref, que ce n’est pas celui qui la vit qui fait l’histoire, mais celui qui la relate. Le mieux étant de faire les deux : vive l’autobiographie !