(conférence au 3e Congrès européen de la FIPF : « français, passion pour demain ! », Athènes, du 4 au 8 septembre 2019)
La langue française est la plus belle langue, la plus riche, la plus logique, c’est entendu ! Et ceux qui la parlent comme ceux qui l’apprennent sont les plus intelligents, les plus cultivés, les plus romantiques, et surtout les plus modestes, c’est évident !
Aussi incontestables et convaincants soient ces arguments, je ne doute pas que l’on pourrait faire le même éloge de toutes les langues du monde et de leurs usagers. En fait, personnellement, j’ai toujours été embarrassé – et cela représente un sérieux handicap dans l’exercice de mon métier et de mes responsabilités – de donner de bonnes raisons pour lesquelles il faudrait enseigner ou apprendre le français plutôt qu’une autre langue car les motifs qu’on invoque généralement peuvent aussi bien servir à toutes. Je souligne « plutôt qu’une autre langue » car, il ne faut pas se leurrer, si le plurilinguisme est maintenant plébiscité et encouragé à tous les niveaux, personnel, éducatif, professionnel, la concurrence entre les langues à chacun de ces niveaux est toujours d’actualité sur le plan local, national et surtout international.
Il est désormais déconseillé de prétendre « défendre » une langue et une culture, parce que le terme est trop militaire et qu’il trahit une position de faiblesse. On préférera plutôt dire qu’on s’efforce de les « promouvoir ». Il n’empêche que les langues et les cultures font plus que jamais l’objet de choix disputés et cruciaux qui ne sont pas seulement symboliques vu leurs enjeux économiques, politiques, stratégiques. Les enseignants de langues de tous les pays savent que les contraintes budgétaires et horaires obligent les ministres, les responsables d’école, les parents d’élèves à des sacrifices parmi les langues à apprendre. Ils se fient généralement à des critères que l’on estime décisifs, à commencer par l’utilité respective des langues et leur rayonnement international. C’est dire l’importance non seulement des campagnes à mener en faveur de la pratique et de l’image d’une langue dans le monde, dans notre cas du français, et de notre responsabilité en tant qu’enseignants qui doivent « défendre » – ici le mot s’impose – leur profession.
Quand on argumente en faveur d’une langue et d’une culture, il convient de faire le partage entre les préférences qualitatives, toujours subjectives, et les comparaisons quantitatives, moins discutables : le nombre de personnes qui parlent, qui utilisent, qui apprennent cette langue dans le monde, le nombre de pays où elle a un statut officiel, le nombre d’écoles, d’entreprises ou d’institutions internationales qui y recourent, voire – pourquoi pas – la popularité en chiffre d’affaires des écrivains, chanteurs, metteurs en scène, essayistes, scientifiques et autres personnalités qui sont lus et écoutés (en version originale ou en traduction) à l’étranger. Seule une poignée de langues pourraient alors rivaliser avec le français. Mais la diffusion statistique d’une langue suffit-elle à assurer sa vitalité et son avenir ?
Car on sait – en prenant un peu de recul comme je vous y invite maintenant – que le succès et le rayonnement international d’une langue tiennent à la fois à peu de choses et à une multitude de facteurs divers. On peut d’ailleurs s’amuser à refaire l’histoire des langues, par exemple celle du français. Les rois de France auraient élu domicile ailleurs qu’en région parisienne, peut-être parlerions tous ici occitan ou picard. Le francien aurait pu rester un dialecte que quelques militants tenteraient aujourd’hui de maintenir en vie contre l’impérialisme de la langue et la culture bretonnes, pouvons-nous continuer à imaginer. Et si Vercingétorix l’avait emporté contre César à Alésia en -52, et si Charles Martel n’avait par repoussé les Sarrazins à Poitiers en 732, et Jeanne d’Arc les Anglais à Orléans en 1429, et si…, et si… ? Pour parler d’un petit pays que je connais bien, si l’histoire, la petite et la grande, avait tourné autrement, ma langue maternelle à moi qui vous parle aujourd’hui en français, habitant de la Communauté francophone de Belgique, aurait pu tout aussi bien pu être l’espagnol de Charles Quint, le néerlandais de mes compatriotes du nord, l’allemand de mes compatriotes de l’est, ou rester le wallon de mes grands-parents. Je ne peux d’ailleurs pas garantir quelle sera la langue maternelle ou principale de mes petits-petits enfants ? Ceci pour dire que le destin des langues, aussi prestigieuses soient-elles, est quelque peu imprévisible.
Comme on l’a souvent répété, il n’y a pas de différence linguistique entre une langue modime, parlée par à peine quelques milliers de personnes, et une grande langue internationale parlée sur tous les continents. Pas plus qu’il n’y a de différences – en amont – entre un dialecte et une langue officiellement reconnue ; ce qu’on résume en disant qu’« une langue est un dialecte qui a réussi ». La distribution des langues au cours de l’histoire a dépendu au moins autant de guerres, d’invasions, d’oppressions diverses, et dépend maintenant autant de rivalités politiques, économiques, technologiques, géostratégiques, que du seul prestige culturel, intellectuel, artistique d’une communauté. Si cela ne nous emmenait trop loin, on devrait comparer l’expansion, et éventuellement le déclin ou le regain, au cours des siècles et des années, de l’égyptien ancien, du sanskrit, de l’araméen, du latin, du français, de l’anglais, de l’espagnol, de l’arabe, du chinois, du kiswahili, du quechua, etc., pour montrer combien le statut et le rôle des langues et des cultures répondent à des circonstances qui leur échappent.
Aux yeux des linguistes toutes les langues, aussi variées soient-elles, se valent quant à leur précision, à leur richesse, à leur logique, à leur efficacité, et bien sûr à leur beauté. Quel que soit le développement des communautés concernées, il n’existe pas de langue inférieure ou supérieure aux autres ; comme les femmes et les hommes qui les parlent, les langues, quelles que soient leurs différences, sont toutes égales, y compris celles qui ne sont pas écrites. Aussi peut-on traduire dans chacune d’entre elles, à leur manière – évidemment et heureusement ! –, la déclaration des droits de l’être humain, la théorie de la relativité, le Veda, le Kalevala, la Recherche du temps perdu, le mode d’emploi d’un aspirateur… Selon l’expression consacrée, toutes les langues et les cultures ont du génie, ont « leur » génie, quel que soit le nombre de leurs locuteurs, et c’est effectivement un drame pour l’humanité chaque fois qu’une d’entre elles, tous les quinze jours selon les statistiques, disparaît de la surface de la planète.
Il est cependant indéniable que l’avantage des langues de large diffusion est qu’elles peuvent s’enrichir de leurs contacts avec les autres langues et les autres cultures, pour autant que les communautés concernées soient enclines à l’ouverture, à l’échange, au métissage (c’est bien là la question !). Dans le meilleur des cas, ces langues internationales profitent de ces interactions pour intégrer dans leurs lexiques, dans leurs syntaxes, dans leurs styles, les différents contenus, expériences, valeurs que véhiculent les autres langues et cultures. Une langue n’est jamais seulement un moyen de communication, même dans ses emplois utilitaires, techniques, scientifiques. Son choix et son usage relèvent toujours d’une culture, ou plutôt d’une idéologie, serait-ce celle de la transparence, de l’impartialité et de l’universalité, des illusions comme bien des traducteurs pourraient le confirmer. En linguistique, on sait depuis longtemps qu’il n’y a rien de plus contestable qu’« un chat est un chat ».
En fait, une langue parle autant que les gens qui l’utilisent, par le déjà-dit qu’elle recèle, l’inédit qu’elle promet, le non-dit qu’elle retient. Comme l’a montré Bakhtine, tous les mots que je vous adresse en ce moment ont été énoncés une infinité de fois auparavant, et tous gardent la trace de ces utilisations anciennes comme tous restent disponibles pour une infinité de nouvelles utilisations, des plus conformes aux plus originales. Le français que j’ai appris à Liège voici plus de soixante ans et que je parle aujourd’hui à Athènes ne serait pas le même s’il n’était aussi parlé à Dakar, à Québec, à Lausanne, à Perpignan, à Rabat, à Luxembourg. La francophonie fertilise autant le français que le français irrigue la francophonie, dans son sens le plus large. Chaque nouveau francophone, même débutant, apporte sa contribution, aussi modeste soit-elle, tant à la langue elle-même qu’à son avenir. Chers collègues enseignants, chaque nouvel élève est une opportunité !
En revanche, on peut aussi craindre que l’élargissement de son aire de diffusion n’ait pas que des avantages pour une langue internationale qui peut être ainsi victime de son succès. Une des langues les plus répandues qui n’ait jamais existé, le latin, a commencé à disparaître au fur et à mesure qu’elle a été utilisée par de plus en plus de monde de plus en plus loin de Rome. Tous les peuples vaincus, comme les peuples voisins et même finalement les envahisseurs se sont mis à le parler, ou plutôt à le baragouiner, en le prononçant avec les sons de leur propre langue, en y mêlant leur vocabulaire, en en simplifiant la syntaxe, en y provoquant, progressivement et inconsciemment, des changements radicaux, comme par exemple la disparition du système des déclinaisons. C’est ainsi que « latin vulgaire » ou le « latin de cuisine » a évolué de manières tellement variées dans les différentes régions, et par rapport au latin correct que ne continuaient à parler et à écrire seulement que les moines et les clercs. Ainsi a-t-on dû constater après un certain temps qu’il n’y avait plus d’intercompréhension entre les peuples de la Romania et qu’il s’agissait alors de langues distinctes : la catalan, le provençal, le roumain, le sarde, le picard…
Je ne vais évidemment pas comparer l’histoire du latin avec la situation de la langue la plus internationale qui soit aujourd’hui, encore plus largement répandue que le latin ne l’était dans l’antiquité. En fait, je ne suis pas en train de parler de l’anglais, qui est une langue de grandes cultures, aussi anciennes qu’étendues, elle aussi enrichie par les apports des locuteurs indiens, américains, australiens, africains, parmi eux de brillants écrivains et des intellectuels érudits. Une langue riche, subtile, multiple, nuancée, complexe, même plus compliquée par certains aspects que le français auquel on reproche souvent ses difficultés. Non, je parle de la forme simplifiée sous laquelle la langue anglaise est la plus pratiquée dans le monde, le global english ou globish, l’« anglais des aéroports » comme on désignait naguère le « latin de cuisine ». Le globish est tellement élémentaire – au mieux un millier de mots de vocabulaire, quelques structures syntaxiques, une prononciation approximative, une charge culturelle quasi nulle – que les anglophones et anglicistes ont de la peine à le reconnaître comme leur langue, et que l’on pourrait davantage le considérer comme un pidgin que comme une langue.
Pas question pourtant de condamner ce global english qui est indispensable non seulement aux voyageurs dans les magasins hors-taxes mais aussi aux contrôleurs du ciel, pour rester dans les aéroports, mais aussi aux scientifiques, aux techniciens, aux fonctionnaires, aux femmes et hommes d’affaires qui y recourent exclusivement dans l’exercice international de leur métier, alors avec un registre et une rhétorique spécialisés pour atteindre ce qu’on appelle désormais en didactique des langues des « objectifs spécifiques », sans s’embarrasser de complexités et de subtilités linguistiques et culturelles inutiles. Or, ce qui nuit injustement à la réputation du français et qui gêne son expansion comme langue internationale pour rivaliser avec cet anglais, c’est précisément cette représentation de langue compliquée, sophistiquée, raffinée, plus appropriée pour discuter d’esthétique, de philosophie, de sentiments que pour traiter clairement, précisément, rapidement de contrats, de budgets, de projets.
Quand on pose la question de savoir quelle langue enseigner, on fait souvent cette distinction – à tort à mon avis – entre « langue de culture » et « langue de service », au profit de la seconde, bien sûr, comme s’il s’agissait de deux langues différentes, comme si une langue pouvait être indemne de toute culture, nous l’avons déjà dit, et comme si la culture, elle, ne rendait aucun service.
Déjà en 1975, Pasolini mettait en garde contre une novlangue technique autant que marchande propre à symboliser…
la vie linguistique du futur, c’est-à-dire d’un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé, un monde qui, pour nous, ultimes dépositaires d’une vision multiple, magmatique, religieuse et rationnelle du monde, apparaît comme un monde de mort. (Écrits corsaires, Flammarion, 1975, p. 35, cité par R. Gori, La dignité de penser, Babel, 2011, p. 110)
Les efforts que l’on a déployés pour promouvoir le « français langue de service » ont d’ailleurs encore eu peu d’effet sur l’image que l’on se fait dans le monde du français comme « langue de culture » par excellence. Faut-il s’en plaindre ? Si l’on estime qu’il peut exister un français des affaires, du tourisme, des sciences, notamment concernant leurs lexiques, leurs usages, leurs interactions, il ne faut cependant pas confondre ces formations à « objectifs spécifiques » avec un véritable apprentissage de la langue qui, lui, relève de tout autres investissements affectifs, psychologiques, intellectuels, sociaux, culturels,… et dont les enjeux et les implications sont autrement déterminants pour la personnalité et la vie de l’apprenant. Il faut surtout s’entendre sur la notion de « service » et sur celle qui va de pair, d’« utilité » : utile pour qui, à quoi, pour combien de temps ? Ce que les référentiels, les programmes, les méthodes considèrent aujourd’hui comme indispensable s’avérera peut-être demain dérisoire, voire néfaste. Il y a fort à parier que, pour être heureux dans un monde multilingue et multiculturel, les nouvelles générations auront autant besoin, sinon davantage, de formation (inter)culturelle que de formation linguistique sur objectifs spécifiques, pour des usages spécialisés… usages qui seront de toute façon très prochainement pris en charge par l’Intelligence Artificielle, il faut s’y préparer.
Pour m’en tenir à un domaine que je connais bien, celui de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, il est évident que la concurrence internationale qui y fait rage au nom du progrès, qui subordonne toute autre question personnelle, institutionnelle, philosophique à celle de la position dans les classements internationaux, se fait au détriment de la diversité linguistique, de la langue maternelle pour commencer, et au détriment des différences culturelles sur lesquelles repose l’humanité et dont dépend sa survie.
Pour résumer rapidement : le latin, très largement utilisé dans les ouvrages et études philosophiques et scientifiques depuis l’Antiquité, commence à être concurrencé par d’autres langues dès la Renaissance. Du XVe au XIXe siècle, plusieurs langues vont être utilisées par les savants et intellectuels européens comme le français, principalement, mais aussi l’anglais, l’allemand, l’italien et le russe, avec certaines spécialisations : l’allemand pour la médecine, la biologie, la physique et la chimie ; le français pour le droit et les sciences politiques ; et l’anglais pour l’économie politique et la géologie.
Le français, dit-on souvent, aurait pris la succession du latin comme langue internationale scientifique et culturelle. Descartes a été un des premiers savants à publier en français, en 1637, avec son Discours de la méthode, probablement pour bien marquer la rupture qu’il compte créer avec la tradition scolastique, mais aussi pour mettre la science à la portée d’un plus large public, y compris des femmes et des enfants, prétendait-il. La France rayonnait au XVIIe et XVIIIe siècle en Europe, puis dans le monde, dans plusieurs domaines, il est donc normal que l’apprentissage et l’usage de sa langue soient à la mode. En outre, le français avait la réputation d’être aussi rigoureuse, claire et précise que le latin, et même d’être universelle. La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660), influencée par Descartes, repose sur le principe d’une raison et d’un ordre universels que le français, par sa logique intrinsèque, aurait la vertu de révéler ou de conférer. Il suffit de dire le monde – en français – pour le comprendre et l’expliquer. Faut-il rappeler qu’en 1785 Rivarol gagne le concours de la Classe des Belles lettres de l’Académie de Berlin avec son célèbre Discours sur l’universalité de la langue française ?
C’est au début du XXe siècle que l’anglais commence à s’imposer non seulement comme langue internationale des sciences, de toutes les sciences, mais aussi dans beaucoup d’autres domaines comme le commerce et la diplomatie. Actuellement, non seulement la langue anglaise exerce un quasi-monopole dans les sciences exactes et est de plus en plus utilisée dans les sciences humaines, mais les revues scientifiques des pays anglo-saxons, les plus nombreuses et les plus prestigieuses, imposent leurs normes éditoriales et partant leurs conceptions et leurs méthodologies scientifiques aux auteurs du monde entier.
Il semble que le français soit aujourd’hui pénalisé par ce qui l’avantageait naguère. Selon une journaliste américaine, « le français n’est pas une langue mais un état d’esprit » et « les Français sont si logiques qu’ils ne font aucun sens. » (Mary Blume, International Herald Tribune, 25 avril 1986). Et B.J.R. Philogène, Doyen de la Faculté des Sciences de l’Université d’Ottawa, qui cite cette journaliste, de conclure que nous, les francophones, « passons plus de temps et d’énergie que les autres peuples à nous préoccuper de notre spécificité culturelle et linguistique », que « nous avons presque fait du français une religion » (« Langue scientifique : exigence culturelle », in Francophonie scientifique : le tournant, AUPELF-UREF, Paris, 1989, pp. 25-27). Est-ce à dire que la langue française serait trop chargée de culture et d’histoire aux yeux des scientifiques étrangers comme des compatriotes, pour se prêter à leur discours qui est résolument tourné vers l’avenir et qui exige transparence, concision, impartialité ? Cette opinion ne serait même qu’une idée reçue, elle n’en consisterait pas moins un réel handicap au rayonnement de notre langue.
Pour justifier sa diffusion internationale, l’anglais ne fait prévaloir aucun des arguments naguère invoqués en faveur du français. L’anglais ne se réclame pas d’une longue tradition, d’une prestigieuse civilisation, d’une culture riche, de philosophes ou de scientifiques illustres, de valeurs humanistes, dont il répandrait l’héritage dans le monde. Au contraire, il se présente comme un instrument contemporain, efficace, impartial au service de l’innovation. L’anglais ne s’attribue pas davantage de qualités intrinsèques comme un système lexical, morphosyntaxique ou discursif particulièrement adaptés à l’élaboration, à la formulation et à la transmission de contenus scientifiques. Au contraire, l’anglais met à l’aise ses utilisateurs fonctionnels, qu’ils soient autochtones ou allophones, qui y recourent dans le seul but d’être compris sans (trop) se soucier de norme ou de style, voire de pureté de la langue, comme ils seraient enclins à le faire en français, langue maternelle ou étrangère.
l’idée que le public se fait de la souplesse d’une langue et du caractère peu coercitif de sa norme peut jouer en sa faveur sur le marché des langues. Une part non négligeable de la fortune de l’anglais vient assurément de là. (J.-M. Klinkenberg, La Langue dans la cité. Vivre et penser l’équilibre culturel, Impressions Nouvelles, 2015, p. 145)
C’est donc pour des motifs strictement fonctionnels et stratégiques que l’anglais exerce son hégémonie, sinon sa tyrannie dans le monde, et pas au nom d’une vocation internationale liée à une raison universelle ou une logique absolue qu’il révèlerait ou transmettrait. Par ailleurs, l’anglais ne peut pas se vanter non plus d’être une langue claire et facile à apprendre : son orthographe est encore plus opaque que celle du français ; les exceptions et irrégularités grammaticales n’y manquent pas ; les homonymies, les polysémies, les idiotismes sont y particulièrement nombreux ; les natures et fonctions grammaticales n’y sont pas toujours évidentes ; etc.
Bref l’anglais s’impose au monde comme instrument de communication efficace, dégagé de toute autre préoccupation, indemne de toute connotation, adapté à tous les usages et à tous les publics, notamment à toutes les disciplines scientifiques, à tous les scientifiques, de tous les pays et cultures. Nous avons déjà dit que pour cela, l’anglais s’est simplifié, dépouillé, appauvri pour donner ce globish, Basic English ou English as a Lingua Franca (ELF) à la portée de tout le monde mais qui n’est qu’une pâle image de l’anglais non seulement de Shakespeare, mais d’un simple citoyen de Liverpool, de Boston, de Melbourne ou de Vancouver, par exemple, ainsi que de Chennai, de Durban ou d’Accra.
Ces remarques suscitent de nombreuses questions qui ne portent pas sur l’anglais en tant que tel mais sur l’usage qu’on en fait, le rôle et le statut qu’on lui donne comme langue internationale. En voici quatre qui semblent cruciales :
Première question. Recourir systématiquement à une langue amputée de ses subtilités linguistiques et de ses nuances sémantiques – a fortiori quand elle n’est pas langue maternelle – pour une activité aussi complexe et incertaine que la recherche scientifique, cela n’a-t-il pas des effets secondaires, également dans le sens de la simplification, sur l’analyse voire sur la conception de son objet ?
Deuxième question. Aucune langue, même instrumentalisée et simplifiée, n’est dénuée de toute portée idéologique ; au contraire, cette revendication de neutralité, d’efficacité, de technicité, de transparence, n’est-elle pas un parti-pris radical qui relève d’une conception particulière du monde et de son avenir, et qui conditionne non seulement les scientifiques dans leur travail mais l’humanité entière qui dépend de ce travail ?
Troisième question. Ne devrait-on pas se garder d’isoler – par la langue – la science et les scientifiques de leur contexte et, plus généralement, d’opposer « langue de service » et la « langue de culture » ? Ne devrait-on pas se méfier d’une langue qui cache ou renie son inévitable et indispensable dimension culturelle pour prétendre au titre d’idiome transculturel ou, pire, a-culturel qui conviendrait à l’humanité entière dans de plus en plus de domaines déterminants ?
Ces trois questions portent tout autant sur les modèles de rédaction, les méthodes de recherches, les critères d’évaluations, les appels à projets, les normes de certifications, les stratégies d’argumentation, etc. que les revues, les universités, les laboratoires, les jurys, les institutions, les sponsors, et finalement les professeurs imposent maintenant partout en même temps que l’utilisation de la langue anglaise. La structure IMRAD (Introduction, Methods, Results, And Discussion) n’est plus seulement une règle de présentation, mais est devenu un mode de pensée.
La quatrième question est la plus importante car elle aggrave les risques soulevés par les précédentes auxquelles nous aurions plutôt tendance à répondre par l’affirmative. Ces risques seraient en effet limités si plusieurs langues étaient concernées, ou si, comme dans l’histoire, elles se succédaient dans le temps. Aujourd’hui l’anglais exerce non seulement un monopole mais tout laisse à penser que le mouvement est irrépressible et irréversible dans la mesure où les autres langues, qui sont vues comme concurrentes, dans la « guerre des langues » (L.-J. CALVET, La Guerre des langues et les Politiques linguistiques, Hachette, 1999), sont complètement abandonnées dans leurs usages scientifiques, technologiques, commerciaux, y compris par leurs locuteurs natifs aveuglés, nous l’avons déjà dit, par l’obsession de l’impact à grande échelle et du profit à court terme. Qu’est-ce qui pourrait demain ralentir la normalisation et l’uniformisation à vitesse exponentielle auxquelles nous assistons dans le monde scientifique et universitaire, principalement dans le sens de l’anglicisation de la communication et de la nord-américanisation de l’organisation ?
Il est temps de terminer en insistant sur les atouts de la langue française dans le monde : son histoire de lingua franca cosmopolite, son implantation sur quasiment tous les continents, son utilisation dans de grands organismes internationaux, la notoriété des penseurs, des écrivains, des artistes qui l’ont illustrée et l’illustrent, le réseau et les activités des institutions qui l’enseignent et la promeuvent à l’étranger, la richesse des ressources pédagogiques et culturelles qu’elles mettent à la disposition des apprenants, sans parler de l’influence politique et économique des pays francophones dans le monde. De ces atouts multiples et variés, je voudrais en épingler deux particulièrement importants à mes yeux.
Qu’on le veuille ou non, des valeurs semblent aux yeux du monde inexorablement attachées à la langue française au point que son apprentissage, quand il est motivé, ressortit ou conduit à une sorte d’engagement humaniste. Je sais que le mot « valeur » est devenu presque tabou, objet d’une variété de définitions, d’usages et de mésusages, et qu’on préfère l’éviter autant concernant l’enseignement que concernant la langue. On se souvient pourtant partout que c’est en français qu’on a reconnu et proclamé la première fois que les individus étaient libres, égaux et solidaires. Depuis lors, ces principes sont souvent associés à la langue française, même s’ils n’ont pas toujours été respectés par les francophones eux-mêmes. Ils sont nombreux les écrivains, les artistes, les intellectuels qui défendent, en français également, ce que les femmes et les hommes ont de plus précieux : la liberté de penser, de parler, d’agir pour le bien de l’humanité. Même si c’est dans toutes les langues qu’il faut défendre ces valeurs, le français garde une dimension symbolique remarquable dans le monde entier à ce sujet.
Il faut aussi rappeler que le français n’est pas seulement une grande langue internationale, c’est aussi la langue d’une grande communauté interculturelle, la francophonie, aussi importante avec un « f » minuscule qu’avec un « F » majuscule, nous n’allons pas entrer dans cette discussion ici. Une communauté, dans tous les cas, qui ne se contente pas de partager une langue, mais aussi une histoire, aussi complexe soit-elle, un horizon, aussi diversifié soit-il, de valeurs, nous venons d’en parler, en particulier cet intérêt pour l’Autre, le respect de ses différences, le souci de les comprendre, de s’y accorder, de s’en enrichir, la volonté de vivre et de construire l’avenir ensemble, avec l’espoir que ce sera mieux qu’avant. À l’heure où la question de l’identité déstabilise et divise les communautés comme les personnes, une langue, native ou adoptée, riche des vies et des cultures de tous et de chacun, participe de ce sentiment d’appartenance indispensable à l’humanité quand elle permet de partager, de rêver, de s’épanouir. C’est la francophonie, multiple, ouverte, conviviale, créative à laquelle je suis fier d’appartenir, pour laquelle je plaide et à laquelle je suis aussi heureux de convier les francophones en herbe du monde entier. Il est peut-être utopique de croire que cette F/francophonie peut servir de modèle, mais elle peut en tout cas servir d’antidote à une mondialisation uniformisante, appauvrissante, aliénante.
Il me plaît ici de citer Hagège à ce propos :
J’ajoute que l’entreprise de promotion du français n’est pas du tout une entreprise qui veuille se donner pour but de remplacer l’anglais. […] La francophonie est, au-delà de la promotion de la langue française, la seule entreprise de promotion de la diversité dans le monde d’aujourd’hui, puisque le français est présent sur les cinq continents. (Parler, c’est tricoter, Eds de l’Aube, 2011, p. 44)
Le deuxième atout de la langue française et de la francophonie, et je terminerai par cet aspect le plus réjouissant, est que le français – que l’on ne professe évidemment plus dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons que naguère – suscite toujours la même passion chez celles et ceux qui l’enseignent, et qui l’apprennent dans le meilleurs des cas. Je ne soutiens évidemment pas que les professeurs de chimie et d’anglais s’ennuient et ennuient leurs élèves, mais je trouve chez mes collègues professeurs de français de partout une ferveur incomparable à l’endroit de leur vocation, comme on a pu le constater encore au cours de ce congrès. Sans doute parce qu’il n’est précisément pas obligatoire de le connaître, le français est souvent un choix du cœur et son apprentissage une histoire d’amour… pour la vie. Il faut certes insister que le français est aussi une langue utile pour les études, les carrières, le commerce, les technologies, les relations internationales, mais il ne faut pas que ce soit au détriment de cette passion – peut-être romantique, idéaliste ou tout simplement humaine et humaniste – qui anime ceux qui l’enseignent et qui l’apprennent.