Histoire, évolution

À bien y réfléchir, nos émotions, nos sentiments, nos réflexions, nos fait et gestes, en sommes-nous bien les responsables ou est-ce aux circonstances extérieures et aux autres personnes qui nous entourent et qui nous influencent depuis notre naissance que nous les devons ? Chacun d’entre nous peut en tout cas se demander ce qu’il dirige et ce qui le dirige, s’il découvre ou s’il invente son histoire au fur et à mesure qu’il la vit, si ces histoires différentes que les hommes vivent, quelles qu’en soient les particularités et leurs causes, ne reposent tout de même pas des processus communs.

L’histoire des langues, qui sont aussi des organismes vivants, peut nous renseigner. Comme chaque homme, chaque langue évolue en interaction avec un environnement physique et humain qui conditionne sa naissance, son évolution, finalement sa disparition, mais évolue également en fonction de principes propres et de mouvements spécifique aux langues elles-mêmes. Ces phénomènes internes, assez systématiques même si leurs effets ne sont pas toujours prévisibles, ne sont pas sans rappeler certains comportements habituels des humains dans la conduite de leur vie.

Le premier de ces principes est celui de l’économie, la loi du moindre effort, en quelque sorte. On constate qu’une langue abandonne spontanément des sons, des mots, des formes qui n’ont pas ou plus d’intérêt pour son fonctionnement ou ses fonctions. Pourquoi garder le passé simple, plus difficile à conjuguer que le passé composé, puisque le second peut sans problème remplacer le premier dans ses usages? Les quatre nasales sont en train de se réduire à trois, la différence entre le « in » et le « un » n’étant utile que pour distinguer que quelques mots.

Le deuxième principe contrebalance le premier, à savoir que la langue recherche toujours la plus grande transparence en se décomposant en unités distinctes qu’elle articule ensuite systématiquement – par exemple l’apparition de prépositions et l’établissement d’un ordre des mots dans la phrase pour indiquer leur fonction, lors de la disparition de la déclinaison au moment du passage du latin au français – pour rendre compte de la manière la plus pertinente et complète possible de la réalité, et permettre ainsi aux locuteurs de la concevoir, de la comprendre, de la décrire, de la manipuler. En articulant ces deux principes, on résumera que la langue, à l’instar de ses utilisateurs, recherchent toujours le maximum d’effets avec le minimum d’efforts.

La troisième règle est celle de la cohérence : la langue essaie toujours d’être logique avec elle-même, pour assurer la facilité et la fiabilité de son système. Sans les résistances du purisme et des sentinelles du français correct, il y a longtemps que l’on dirait « vous disez » et « ils croivent », beaucoup plus logiques, et que l’orthographe se serait spontanément simplifiée. C’est d’ailleurs ce que commencent à dire les enfants qui ne s’embarrassent pas d’exceptions. C’est aussi à ce souci de cohérence interne que nous devons – par mauvaise interprétation – le nom « monokini », alors que « bikini » n’a rien à voir avec préfixe « bi ». Il arrive aussi que les hommes se trompent à force de vouloir rester cohérents avec eux-mêmes.

Être efficace, lucide et cohérent n’est-ce pas le souci de chacun et aussi le ressort de son évolution vers plus d’efficacité, de lucidité, de cohérence ? Cette dynamique, dans l’histoire des langues, est rythmée par une alternance qui semble aussi systématique que naturelle, entre des phases analytiques et synthétiques. Tantôt elles ont tendance à se déployer, tantôt à se concentrer, comme en atteste par exemple, sur une petite échelle, la conjugaison du futur qui s’exprimait en un mot en latin, « cantabo », qui s’est ensuite décomposé en roman, « cantar(e) avyo », avant de se réunir de nouveau en un mot en français moderne, « je chanterai », mais qui est de plus en plus souvent remplacé par « je vais chanter », forme de nouveau composée. Il me semble que nous vivons à la cadence de la même respiration, avec des moments d’ouverture, de développement, d’expansion, et d’autres où nous avons besoin de nous recentrer sur nous-mêmes, de nous rassembler, de nous recueillir. Tout ça pour confirmer que l’homme et la langue sont des frère et sœur qui vivent au même diapason.