Enseignant-artisan

[le « Billet du Président », Le Français dans le Monde, n° 426]

Le métier de professeur de langues, même s’il existe depuis de 5.000 ans à en croire Claude Germain, a connu au cours de ces cinquante dernières années des changements tellement nombreux et radicaux que mon professeur d’anglais au lycée, pourtant un grand érudit doublé d’un enseignant passionné, se verrait aujourd’hui certainement mettre à la porte pour inefficacité et insubordination.

Il est vrai qu’à l’époque on se préoccupait moins de rendre les élèves et les étudiants polyglottes que de les intéresser aux complexités de la grammaire, aux subtilités de la traduction, aux charmes de la littérature, aux richesses de la civilisation. La communication ne figurait pas dans le cahier des charges de nos maitres, ni l’employabilité parmi leurs objectifs pédagogiques.

Du maître, on est passé à l’enseignant-technicien quand les méthodes audio-visuelles ont envahi les classes de langues, les transformant en laboratoires, et qu’elles ont interdit aux enseignants la moindre explication grammaticale, culturelle, ou autre initiative pédagogique non prévue dans les programmes mis au point par les structuralistes et les behavioristes de l’époque.

Virage à 180 degrés avec les mouvements contestataires qui remettent en cause l’enseignement comme toutes les autres institutions. Avec les méthodes dites « naturelles », le rôle du professeur de langues se réduit à celui d’un simple animateur dont la principale occupation est d’encourager ses apprenants à s’exprimer, sans leçons, sans corrections, sans aucune contrainte qui risquerait de contrarier leur spontanéité.

Avec la société de consommation, l’enseignant de langues devient un prestataire de services pour un apprenant-client au profil, aux projets et aux besoins duquel il faut s’adapter pour lui permettre d’atteindre ses objectifs spécifiques ; avec le système managérial, l’enseignant devient ingénieur ès pédagogie ; avec le déferlement numérique, un formateur en ligne ; avec la mondialisation galopante, un médiateur interculturel, mais aussi un militant francophone ; sous l’emprise des référentiels, un répétiteur-évaluateur.

Mais à l’heure où les charcutiers, les menuisiers, les brasseurs rappellent qu’ils restent avant tout des « artisans » malgré l’industrialisation, la technologisation, la globalisation qui compromettent leur métier ancestral, peut-être faudrait-il que les enseignants également revendiquent leur statut d’artisans, indépendamment des ressources, des équipements, des théories, des référentiels, des recyclages qu’on met à leur disposition, quand on ne les leur impose pas.

Ce qui distingue l’artisan de l’ouvrier d’usine, et le rapproche de l’artiste, est – quelles que soient les exigences du métier et du marché – qu’il reste responsable de son travail, des objectifs et des résultats de ce travail, comme de ses méthodes, de ses outils, de son temps, de ses rapports avec les personnes pour qui ou avec qui il travaille, et qu’il se fie avant tout à ses propres compétences et expériences.

Je n’encourage évidemment pas à enseigner à huis-clos, mais à nous réapproprier notre métier actuellement mis en danger, me semble-t-il, par des politiques, des perspectives, des contraintes extérieures qui le desservent ou le dévalorisent. Puisse donc le statut d’« artisan » susciter plus de respect à l’égard de la profession d’enseignant, et des qualités et des ressources personnelles des personnes qui l’exercent !