Disparition d’un intellectuel

J’ai appris le décès de Tzvetan Todorov (le 7 février 2017) comme celui d’un vieil oncle que j’aurais perdu de vue mais qui se serait beaucoup occupé de moi quand j’étais enfant et dont le souvenir ne m’aurait jamais quitté. Suivant les recommandations de nos plus jeunes professeurs, en pleine période structuralisme, j’ai été un lecteur assidu et admiratif de ses ouvrages de poétique et de sémiotique pendant mes études universitaires. Non pas passionné, car Todorov, aussi réservé quant à sa personne que modéré dans son attitude et mesuré dans son écriture, n’inspirait pas d’engouement particulier, mais une adhésion confiante et fidèle à sa démarche aussi subtile et ingénieuse que systématique. Au cours de la lecture, on aurait pu souvent s’exclamer « Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! », comme le commissaire incarné par Raymond Souplex. Ses analyses claires et rigoureuses représentaient pour moi une saine et stimulante alternative à la critique littéraire classique, biographique, stylistique, psychologique dans laquelle nous perdaient d’autres professeurs plus vieux qui n’avaient de cesse de critiquer le formalisme mécanique et asséchant, disaient-ils, de Todorov et de ses pairs.

Son introduction au structuralisme (à peine une centaine de pages), son ouvrage sur la littérature fantastique, sur les genres du discours, sur l’intertextualité de Bahktine, notamment, ont constitué le fondement – la base et le départ – de ma motivation, de ma réflexion et de mes travaux concernant les discours, leurs fonctionnements, leurs fonctions, et les activités et les productions linguistiques et culturelles en général. Pendant mes études, la rédaction de ma thèse de doctorat, la préparation de mes premiers cours universitaires, son dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (avec Ducrot) a réellement été mon livre de chevet. J’ai lu et utilisé plus irrégulièrement ses ouvrages ultérieurs sur l’humanisme, mais plusieurs sont évoqués dans mon dernier essai Babel et Frankenstein. Todorov m’a donné, avec d’autres comme Barthes, Genette, Foucault, Bourdieu, Éco, Lévi-Strauss, Illich, Morin…, non seulement un cadre de références et une grille de lecture du monde essentiels à une formation intellectuelle, mais je pense qu’ils sont probablement, ensemble, à l’origine de ma vocation scientifique et professorale. C’est à ces auteurs – sans en avoir fait pour autant des « maîtres à penser » – que je dois en effet la curiosité de savoir tout ce que disent et cachent les textes, et les autres phénomènes sociaux, et le plaisir d’en débattre avec d’autres, de l’expliquer à des étudiants.

À mon avis, les bons ouvrages scientifiques sont comme des échelles qui permettent, échelon après échelon, d’aller voir ce qu’il y a derrière le mur des doutes comme des certitudes, ou d’atteindre des pommes plus savoureuses… sur l’arbre de la connaissance, bien sûr ; ceux de Todorov en font partie. Je ne tiens pas ici à commenter l’œuvre de Todorov, ni à lui rendre un hommage particulier, mais d’attester modestement, à l’occasion de sa disparition, du rôle crucial, même s’il est parfois discret, diffus ou différé, que peuvent jouer des auteurs scientifiques dans la vie intellectuelle mais aussi personnelle de leurs lecteurs. D’où l’importance de bien choisir ceux-là et d’y intéresser ceux-ci, ce qui relève précisément de la responsabilité des enseignants !