Discours à l’Ambassade de France

[Discours prononcé le 20 novembre 2019 à l’Ambassade de France à Bruxelles à l’occasion de la remise des insignes d’Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres]

Madame l’Ambassadrice, chère Madame FARNAUD-DEFROMONT, je vous remercie vivement pour les aimables propos que vous venez de tenir à mon égard, comme pour la prestigieuse décoration que vous me faites le grand honneur de me décerner au nom de M. le Ministre Franck RIESTER. J’ai écrit à M. le Ministre dès la réception de son courrier pour lui faire part de ma profonde gratitude, mais puis-je vous demander de lui redire combien la distinction qu’il a décidé de m’accorder me touche et m’encourage.

Madame l’Ambassadrice, je vous suis tout aussi reconnaissant pour cette belle cérémonie que vous organisez à cette occasion et qui me permet de réunir les personnes qui comptent pour moi, dans ma carrière professionnelle comme dans ma vie personnelle, et dont aucune n’est évidemment étrangère aux raisons pour lesquelles cette décoration m’est probablement octroyée. Beaucoup ne peuvent être ici à cause de divers empêchements, mais je ne les oublie aucunement en vous remerciant chaleureusement, chères vous toutes et chers vous tous, présents ou non, de m’accompagner ou de m’avoir accompagné à un moment ou à un autre, éclairé, aidé, fait confiance, soutenu ou retenu, ce qui m’a peut-être été encore plus utile, en tout cas supporté dans tous les sens du terme.

Je voudrais aussi rendre hommage non à des personnes singulières mais aux institutions que plusieurs d’entre vous représentent ici : institutions universitaires, scientifiques, ministérielles, diplomatiques, culturelles, médiatiques, associatives et autres. Je peux témoigner tous les jours que ces institutions sont de formidables moteurs pour la réflexion, la concertation, la collaboration, et finalement l’action, sans lesquels aucun projet un peu ambitieux ou audacieux ne pourrait être entrepris et porter ses fruits au profit du plus grand nombre. Compte tenu du rôle qu’elles ont joué dans ma carrière, je tiens à insister sur l’importance de ces institutions et de ces administrations qui représentent le « service public » dans sa plus noble acception, et à insister aussi sur l’importance qu’elles puissent garder ce caractère dynamique, disponible, stimulant, tout simplement humain que vous incarnez, au-delà des nouvelles technologies et de nouvelles réglementations.

Je suppose que la plupart des personnes qui reçoivent cet hommage se demandent, comme moi, à quoi ils doivent une telle marque d’estime. J’espère que vous me ferez grâce de ne pas mettre cette question sur le compte de l’exercice de style ou de la fausse modestie. Quand on prend un peu de recul comme y invite une cérémonie comme celle-ci, on se rend compte… d’abord que le temps est passé vite, trop vite même, et qu’on est déjà arrivé à l’âge des bilans. Ensuite que c’est aux circonstances ou à d’autres personnes que l’on doit les orientations les plus significatives d’une carrière qui aurait pu prendre une toute autre tournure. Enfin, que, dans notre domaine, en matière d’initiatives culturelles et éducatives, les contributions les plus efficaces, les plus pertinentes, les plus pérennes sont parfois aussi les plus discrètes.

Bref, très sincèrement, au cours de ces années, il me semble n’avoir jamais fait que mon travail, et ceci dit entre nous, j’ajouterai que je suis, égoïstement, la première personne à en avoir profité, comme toutes celles et tous ceux qui aiment leur métier, et qui l’exercent ainsi dans les meilleures conditions. Le mien, à la fois banal et unique, est d’être enseignant ; en quatre lettres : PROF ! Je n’ai pas non plus beaucoup de mérite concernant ce choix dans la mesure où, comme d’autres sont pharmaciens, notaires ou cordonniers de père en fils, nous sommes enseignants dans la famille depuis plusieurs générations. J’ai d’ailleurs souvent regretté ne pas être instituteur de campagne comme ma grand-mère, une femme de tempérament, disait-on à l’époque, qui était autant redoutée par ses élèves que par leurs parents paysans et par les notables du village auprès de qui elle a dû se faire respecter.

Peut-être dois-je à cette grand-mère la haute estime que j’ai de ce métier. Je suis en effet très fier d’appartenir à cette honorable corporation pourtant dévalorisée actuellement, qui mériterait d’être accréditée non pas comme le plus vieux métier du monde puisque ce titre a déjà été attribué à une autre profession, mais le plus important. Quel est le Prix Nobel qui n’est d’abord redevable à ses enseignants, même si eux ont moins de chance d’être invités un jour à Stockholm ? Et je suis donc convaincu que « l’avenir de l’Homme ou de l’Humanité, c’est l’enseignant ! », qu’il soit une femme ou un homme, pourvu qu’elle ou qu’il puisse exercer ses responsabilités dans de bonnes conditions, librement, sereinement, consciencieusement, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas.

On dit aussi qu’enseigner n’est pas un métier, mais une vocation, une passion, et qu’on n’y peut rien ! On m’a effectivement souvent reproché de professer à tout moment et surtout à tout propos, même et surtout quand je n’y connais rien. Je n’en ai aucun scrupule : disciple de Rancière, je pense que le meilleur maître est le « maître ignorant » ! Pour en revenir à la passion, mes plus belles expériences – de vie, veux-je dire – je les ai vécues avec des collègues du Maroc, de Chine, d’Inde, de Bolivie, de Russie, du Sénégal, du centre d’accueil des étrangers de mon quartier, qui partagent le même engagement, le même dévouement, la même conviction que demain peut être meilleur qu’aujourd’hui si on prend le temps d’apprendre et d’enseigner. Le Président Macron a bien eu raison de demander que l’on consacre un jour par an à rendre hommage à ces professeurs de français du monde entier ! Rendez-vous donc la semaine prochaine, le 28 novembre !

À défaut d’être instituteur de campagne, je suis donc devenu professeur de français, sans savoir trop pourquoi… au début, en tout cas. Même si on aime lire depuis son plus jeune âge, il faut du temps pour se rendre compte de tous les enjeux du langage, du plus petit mot aux plus grandes œuvres, en passant par la simple conversation. Pratiquer, apprendre et enseigner une langue, maternelle ou étrangère, engagent les aspects les plus intimes comme les plus complexes de notre personnalité, cognitif, intuitif, affectif, social, culturel, spirituel, physique même puisque parler, c’est respirer ! Chaque langue touche à l’essentiel de tous et de chacun, et toutes ensemble, dans la vivace diversité de leurs formes et de leurs cultures, les langues représentent la condition de l’humanité.

Il faut le rappeler à l’heure du globich et de l’Intelligence Artificielle. Non qu’il faille redouter qu’un jour les ordinateurs parlent comme les humains, mais plutôt que les humains en viennent à parler, et à penser !, comme des ordinateurs. La langue, les langues enrichissent, au contraire, instruisent, inspirent, libèrent, stimulent, exaltent, pour peu qu’on puisse profiter de toutes les opportunités qu’elles offrent, et pour cela qu’on les maîtrise et qu’on se les approprie. Sans parler des enjeux démocratiques : les langues, quand elles peuvent être maniées avec finesse, possèdent un pouvoir subversif. Ne pas encourager à dépasser le stade de leur maîtrise élémentaire reviendrait à terme à limiter la capacité à penser librement. C’est précisément le rôle de l’enseignant d’y veiller et d’y travailler.

Par une succession de concours de circonstances, c’est à l’étranger que j’ai été amené à longtemps exercer mon métier, où, en découvrant d’autres langues et cultures, j’ai appris à mieux connaître et apprécier les miennes, et où j’ai pris goût à les faire découvrir à d’autres. Aussi enseigner a-t-il toujours été pour moi synonyme de dialoguer au-delà des frontières de toutes sortes, d’échanger ce que nous avons de plus spécifique et de plus commun à la fois : les mots et les idées. C’est dans ces conditions que j’ai pu éprouver et comprendre la dialectique du particulier et de l’universel qui anime le monde, de manière chaotique parfois, et dont l’enseignant de langues et de cultures étrangères doit précisément faciliter le mouvement.

Une langue n’est pas seulement une interprète mais aussi une interlocutrice, parfois sévère. Le français, par ses exigences et ses subtilités dont on lui fait injustement le reproche, encourage à l’analyse et à la sensibilité, et contribue à la réflexion comme à l’imagination de ses locuteurs. Contrairement aux piles bien connues, elle ne s’use que si l’on NE s’en sert PAS ! Elle se nourrit au contraire de tous les usages, surtout les plus originaux, que l’on en fait. Le français que j’ai appris à Liège voici plus de soixante ans et que je parle aujourd’hui devant vous, ne serait pas le même s’il n’était aussi parlé à Dakar, à Québec, à Lausanne, à Perpignan, à Rabat, à Strasbourg, à Luxembourg. La francophonie fertilise autant le français que le français irrigue la francophonie, dans son sens le plus large. Chaque nouveau francophone, même débutant, apporte sa contribution, aussi modeste soit-elle, tant à la langue elle-même qu’à son avenir. Chaque nouvel élève étranger est à ce titre une promesse, peut-être même un futur grand écrivain de la langue française comme notre littérature en compte tant !

Aussi faut-il rappeler que le français n’est pas seulement la langue d’une grande nation, une grande langue internationale, que c’est aussi la langue d’une grande communauté interculturelle, la francophonie, aussi importante avec un « f » minuscule qu’avec un « F » majuscule. Une communauté, qui ne se contente pas de partager une langue, mais également une histoire, aussi complexe soit-elle, un horizon, aussi diversifié soit-il, des valeurs, en particulier cet intérêt pour l’Autre, le respect de ses différences, le souci de les comprendre, de s’y accorder, de s’en enrichir, la volonté de vivre et de construire l’avenir ensemble. À l’heure où la question de l’identité déstabilise et divise les communautés comme les personnes, une langue, native ou adoptée, foisonnante des vies et des cultures de tous et de chacun, participe de ce sentiment d’appartenance indispensable à l’humanité quand elle permet de partager, de rêver, de s’épanouir. C’est la francophonie, multiple, ouverte, conviviale, créative à laquelle je suis fier d’appartenir, pour laquelle je plaide et à laquelle je suis aussi heureux de convier les francophones en herbe du monde entier. Il est peut-être utopique de croire que cette F/francophonie peut servir de modèle, mais elle peut en tout cas servir d’antidote à une mondialisation uniformisante, appauvrissante, aliénante.

Un autre atout de la langue française et de la francophonie, et je terminerai par cet aspect le plus réjouissant pour un président de la Fédération Internationale des Professeurs de français, est que le français – que l’on ne professe évidemment plus dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons que naguère – suscite pourtant toujours la même passion. Je ne soutiens évidemment pas que les professeurs de chimie et d’anglais s’ennuient et ennuient leurs élèves, mais je trouve chez mes collègues professeurs de français de partout une ferveur incomparable à l’endroit de leur vocation. Le français est souvent un choix du cœur et son apprentissage une histoire d’amour pour la vie. Il faut certes insister que le français est aussi une langue utile pour les études, les carrières, le commerce, les technologies, les relations internationales, mais il ne faut pas que ce soit au détriment de cette passion – peut-être romantique, idéaliste ou tout simplement humaniste – qui anime ceux qui l’enseignent et qui l’apprennent.

Merci pour votre attention et de nouveau pour votre présence !

Madame l’Ambassadrice, merci encore pour votre accueil !