Decoster : La Guerre des Gaules ou la Flèche wallonne

Fumer en classe n’était pas encore considéré comme un crime de lèse-majesté contre la jeunesse à laquelle il aurait fallu montrer l’exemple de bonnes habitudes. Les étudiants les plus âgés avaient d’ailleurs le droit de fumer eux aussi dans la cour de récréation, ce dont beaucoup ne se privaient pas ne serait-ce que pour la beauté du geste. C’était l’occasion de montrer qu’on avait du style en sortant la cigarette du paquet, en l’allumant, en la portant aux lèvres l’air inspiré. Le corps enseignant se préoccupait davantage à l’époque de l’édification intellectuelle et l’éducation humaniste des étudiants que de leur espérance de vie, et même que de leur plan de carrière. Était-ce dû à une orgueilleuse insouciance pour ces contingences triviales, à une confiance démesurée dans les bienfaits de la civilisation, à une coupable inconscience des bouleversements qui allaient bientôt rendre la société méconnaissable ? Plutôt à la conviction que le monde était contenu entre les quatre murs de l’école, et dans les livres anciens dont on s’y délectait.

M. Decoster, le professeur de latin et de grec avec qui nous passions une douzaine d’heures de cours par semaine, grillait ses cigarettes l’une après l’autre, assis à son bureau sur l’estrade comme un bouddha sous son figuier. Il ne s’interrompait que de temps à autre pour se pencher sur son éternel veston bleu délavé et épousseter les cendres qui finissaient par s’y répandre après être restées en suspension au bout de ses doigts jaunis jusqu’à l’extrême limite de résistance à la force gravitationnelle. Aussi discourait-il à longueur de journée dans un épais nuage de fumée qui l’accompagnait jusqu’au tableau quand il se donnait la peine à de rares occasions de se lever pour y écrire quelques mots.

Ne le quittait pas non plus cet air de douce ironie ou de légère perplexité concernant l’importance de tout ce qu’il exposait cependant savamment dans les moindres détails. Nous ne savions pas encore que ce mélange délicat de savoir et de doute – l’un et l’autre infinis chez Decoster, nous semblait-il – est précisément ce qu’on appelle l’intelligence. Professeur sans livre comme un voyageur sans valise, notre maître pouvait garder le silence durant de longues minutes de recueillement et, à d’autres moments, réciter de mémoire et les commenter sans aucune note, tous les textes littéraires et règles de grammaire que nous décryptions laborieusement dans nos épais manuels, et bien d’autres tirades encore que nous l’écoutions déclamer religieusement sans toujours comprendre.

Sa seule autre passion était le sport, qu’il n’avait personnellement jamais dû pratiquer beaucoup ni longtemps vu sa pitoyable condition physique à quelques années de la retraite. Aussi  lui arrivait-il fréquemment, le lundi matin, d’improviser au tableau un panégyrique en latin ou en grec, selon son humeur, à l’honneur des héros cyclistes ou des champions du ballon rond de la veille. Intrigués et hilares, nous devions traduire séance tenante en français le récit détaillé d’une grandiose seconde mi-temps ou d’une arrivée triomphale au sommet d’une côte. Les langues mortes étaient ainsi ranimées à la faveur d’un tir au but ou d’un coup de braquet qui à nos yeux valaient bien la Retraite des dix-mille.

Nous apprécions tout autant l’habitude qu’il avait de s’interrompre à tout propos pour d’interminables envolées historiques, littéraires, philosophiques sur la grandeur des temps anciens comme sur la misère contemporaine dont nous, les jeunes, allions pouvoir sonder l’abîme, nous prédisait-il, compatissant à l’avance. Les digressions du vieil érudit nous fascinaient ; nous n’en perdions aucun tour ni détour quand bien même, reprenant finalement ses explications philologiques là où il les avait laissées, il concluait toujours que tous ces bavardages n’étaient qu’oiseuses parenthèses à ne pas retenir. C’étaient pourtant ce que nous retiendrions le plus longtemps !

Les nouveaux étudiants avaient d’abord l’impression que le maître ignorait son auditoire. C’est vrai que contrairement aux autres professeurs, il n’adressait jamais de consignes ni de critiques à ses élèves qu’il questionnait rarement, comme s’il ne vivait pas seulement dans un nuage bleu de fumée, mais sur un petit nuage d’indifférence. C’était cependant mal le connaître : si l’institution scolaire et les recommandations didactiques l’indifféraient complètement, il était à la dévotion de ses étudiants, convaincu que les humanités auxquelles il s’efforçait de nous initier nous aideraient à vivre. Ce qui n’était facile pour personne : le suicide d’un de nos condisciples une année précédente avait bouleversé l’athénée.

Il nous donnait en quelque sorte ce qu’il avait de plus précieux et ce qui nous serait le plus utile, selon lui. La distance qu’il gardait n’était donc pas une marque de dédain mais au contraire de respect et de confiance pour ces jeunes gens qu’il considérait déjà comme des adultes raisonnables et responsables, parfaitement libres d’apprécier ou non ses leçons. Il évitait d’ailleurs les humiliantes interrogations – à part les inévitables thèmes et versions hebdomadaires, qu’on avait l’habitude de faire en collaboration sans qu’il ne s’en plaigne  –, et il réduisait les examens à leur plus simple expression, trouvant dans chacune des copies toujours de quoi attribuer une note au moins suffisante.

Sans le chercher, il parvenait mieux que tout autre professeur à nous intéresser et à nous édifier. En attestait d’abord le silence attentif qui régnait pendant tous ses cours tout l’année, sans qu’il ne fasse jamais preuve d’une quelconque autorité professorale – les chahuteurs étaient généralement sans pitié pour les enseignants qui ennuyaient ou qui brimaient. Plus étonnamment, il aurait pu se flatter, s’il avait accordé quelque intérêt aux bulletins, que ses élèves travaillaient mieux à ses cours qu’à ceux de ses collègues plus sévères ou plus pédagogues. Si nous réussissions effectivement mieux à ses examens, c’était, outre le souvenir de ses mémorables exposés, parce que nous tenions à être à la hauteur de l’estime de ce maître qui nous jugeait d’emblée capables de comprendre les sujets les plus subtils et les plus complexes qu’il traitait en dehors de toute préoccupation scolaire et encore moins docimologique.

Manifestement, l’enseignant compte davantage que l’enseignement, et l’homme ou la femme encore davantage que l’enseignant. C’est par l’exemple de son esprit et de son attitude qu’un éducateur risque d’apporter un tant soit peu à ses élèves, ainsi que par la faculté qu’il leur laisse de se faire leur propre jugement. Les autres leçons ont toutes les chances de rester lettre morte. C’est une des quelques conclusions que j’ai pu tirer de mes études puis de ma carrière d’enseignant, en me réjouissant chaque jour de la chance que j’aie eue adolescent d’avoir des professeurs qui l’étaient si peu et qui m’ont certainement appris plus que les autres. En plus de m’avoir donné une solide formation classique sur laquelle j’ai pu ensuite construire la suite de ma formation, et mon existence plus largement, Decoster m’a surtout transmis la curiosité intellectuelle et le sens critique, ainsi que la liberté de pensée et la rigueur de raisonnement qui doivent les accompagner.