Ce que l’école récompense

Voilà plus de 35 ans que j’enseigne (comme le temps passe vite!), à différents niveaux et dans différentes circonstances, et il y a pourtant toujours deux moments où je me sens mal à l’aise dans mon métier. D’abord, le premier jour de cours. Je ne m’y habitue pas, toujours le même pincement au cœur : les étudiants seront-ils motivés, parviendrai-je à les intéresser, serai-je à la hauteur de leurs expectatives ? Puis le trac passe après les cinq premières minutes dans la classe ou l’amphitéatre, pour ne laisser que le bonheur de recommencer l’aventure de chaque année avec un nouveau public, d’apprendre à le connaître et à communiquer avec lui, d’être stimulé par ses réactions comme par ses résistances. Par contre, le malaise qui ne passe pas, c’est celui que je ressens à la fin des cours, au moment des examens, quand le professeur doit se transformer en censeur, une métamorphose qui me semble contre nature. On pourrait appeler cela un conflit d’intérêt. J’annonce toujours à mes étudiants que les examens ne sont pas importants pour moi, mais cela ne les rassure pas car ils restent essentiels pour eux comme pour le système, scolaire ou universitaire, dont les fonctions fondamentales sont – de plus en plus, apparemment – d’évaluer, de juger, de sanctionner, de discriminer, d’homologuer, et finalement de délivrer des diplômes. Chaque année, il faut donc que je me fasse une raison et que je trouve un compromis entre la priorité que je donne à la relation de partenariat avec les étudiants et le rôle de juge que l’institution m’oblige à tenir finalement.

D’autant que je suis chaque année de plus en plus perplexe concernant non seulement la pertinence et la validité des évaluations, mais aussi concernant leur bienfondé. Que juge-t-on finalement, lors d’un examen ? Quand on se pose honnêtement, ingénument la question, les réponses ne sont pas toujours claires, ni toujours convaincantes. Dans l’absolu, une évaluation après un cours devrait mesurer le bénéfice qu’un étudiant a pu en tirer, sa plus-value, mais dans ce cas, la responsabilité est autant celle de l’enseignant que de l’étudiant. Un mauvais résultat est aussi un échec – personnellement, je le ressens en tout cas souvent comme tel – pour un enseignant qui n’a pas pu motiver, mobiliser, instruire son interlocuteur. Mais pour mesurer cette plus-value, on est bien obligé de se rabattre sur des manifestations plus précises et concrètes, certes, mais limitées et relatives : les souvenirs que les étudiants ont gardés du cours, la compréhension qu’ils ont pu en avoir, l’analyse – éventuellement critique – qu’ils peuvent en faire, la bonne application de consignes ou de raisonnements. Les docimologues, dont la spécialité est d’étudier les modalités et les conditions de l’évaluation,  ont dressé la liste des compétences envisagées par les examens, dont la moindre n’est pas la résistance au stress qu’ils suscitent chez ceux qui les subissent, et des biais et pièges que les évaluateurs doivent éviter pour ne pas se montrer inéquitables. Mais il faut cependant admettre qu’il n’y a pas d’examens satisfaisants ni d’examinateurs heureux ; que les points attribués, parfois à la décimale près, créent une impression d’exactitude et d’objectivité là où il y a pourtant beaucoup d’incertitudes.

Au-delà de ces questions techniques – qui reposent tout de même sur des options pédagogiques, philosophiques, voire politiques, il faut en être conscient – je voudrais ici partager des préoccupations plus générales qui me gênent de plus en plus souvent quand je prépare ou corrige des examens. J’en retiendrai ici trois, parmi les principales.

La première préoccupation porte sur la notion de « travail ». Dans quelle mesure récompense-t-on la quantité et la qualité du travail des étudiants lors des examens ou pendant les études en général ? Deux remarques préalables. Concernant sa quantité : dans le nouveau système universitaire, les crédits attribués à un cours sont fixés en fonction du travail, en termes d’heures totales ou hebdomadaires, qu’il requiert de la part des étudiants. On reconnaît et valorise donc le travail en tant qu’effort. Concernant le statut et la qualité du travail, certains se demandent si c’est toujours bien une valeur incontournable. Le travail seul ne suffit certes pas, pas plus à l’école que dans la vie, et les enseignants savent que l’imposer obstinément sert peu l’apprentissage, mais le dévaloriser aux yeux d’élèves qui ont déjà tendance à la passivité risque de les démobiliser complètement. Bien conçu et bien mené, le travail – sous toutes ses formes, s’entend – représente d’abord une prise en charge de son existence. Il est vrai que le travail a parfois mauvaise presse : l’étudiant qui travaille beaucoup doit le faire, pense-t-on, parce qu’il n’est pas doué. On connaît par contre des petits génies qui se sont cassé le nez à leur arrivée à l’université ou ailleurs parce qu’ils n’avaient pas appris à travailler. Mais la quantité de travail serait-elle inversement proportionnelle à sa qualité? Il est vrai que des étudiants s’y prennent mal, passent beaucoup de temps à des exercices peu utiles, se découragent, et risquent d’abandonner ; les écoles et universités organisent d’ailleurs des services de guidance où on leur conseille des méthodes plus opérationnelles. Mais le travail scolaire, universitaire, le travail intellectuel en général, aussi bien quant à sa qualité que sa quantité, est une réalité comparable au travail de l’électricien, du cadre, du violoniste, du cuisinier, non pas compris en tant que corvée à laquelle on doit se sacrifier, mais en tant qu’activité dont le bon déroulement devrait être aussi important et gratifiant que les résultats qu’elle vise. D’autre part, ne sommes-nous tous pas plus au moins égaux devant le travail, alors que les dispositions innées et les circonstances favorables sont inégalement réparties ? Le travail, pour l’étudiant qui est suffisamment motivé, ne permet-il pas de surmonter des handicaps personnels, par exemple des faiblesses dans tel type de matières ou d’exercices, ou des désavantages sociaux, par exemple celui de ne pas provenir d’une famille, d’un quartier, d’une école primaire ou secondaire privilégiés ? Il me semble donc que le travail et les efforts restent des valeurs à promouvoir chez les étudiants, et donc leurs résultats à récompenser, sinon l’évaluation, inéquitable alors, porterait sur des aptitudes ou des contingences à propos desquelles ni eux ni leurs enseignants ne peuvent grand-chose.

Deuxièmement, je me demande toujours dans quelle mesure, lors des examens, chacun d’entre nous ou le système en général, ne jugeons pas indirectement le degré de docilité des étudiants, et si  finalement nous ne les encourageons pas au conformisme. Nous pouvons prêcher pendant des heures en faveur du sens critique, de l’esprit d’initiative, de l’originalité et de la créativité, autant pour le bien de chaque individu que pour celui de la communauté, il n’empêche que l’examen qui clôturera notre cours sera inévitablement organisé en fonction de modèles, de normes et de critères préétablis plus ou moins explicites. Les essais écrits et les entretiens oraux peuvent laisser plus de marge de manœuvre aux étudiants, mais nous ne sommes pas naïfs au point de croire que nous n’avons pas d’attentes particulières, conscientes et inconscientes, qui conditionneront notre jugement. Les étudiants qui réussiront le mieux seront ceux qui auront compris ces attentes et s’y seront au mieux prêtés, y compris à celle de se montrer critiques vis-à-vis de leur professeur, avec plus ou moins d’habileté. Mais ne sommes-nous pas alors en train de récompenser des aptitudes étrangères à notre enseignement, voire certains traits de personnalité des étudiants, ne serait-ce que le degré de sympathie qu’ils nous inspirent quand bien même nous nous défendons d’en tenir compte. Quant à la vraie contestation, celle qui nous obligerait à revoir réellement notre enseignement, ses contenus ou ses conditions, rares, de plus en plus rares, sont les étudiants qui osent prendre le risque de se montrer antipathiques en se rebellant non seulement contre les propos de leur professeur, dont l’expertise est institutionnellement attestée, mais aussi contre les conditions d’enseignement et d’évaluation. Comme j’ai déjà noté dans une autre chronique (voir « Apprendre ou réussir, voilà la question ! »), les circonstances ne favorisent pas ce type d’attitude. Et dire que l’année prochaine déjà on célébrera le cinquantième anniversaire de Mai 68; le temps passe décidément très vite!

Troisièmement, dans quelle mesure un examen, qui consacre la cohérence, la pertinence et si possible la réussite d’un cours, pour l’étudiant comme pour le professeur, garantit-il – à part le diplôme qu’il a permis d’obtenir – les effets durables de cet enseignement-apprentissage dans la perspective des projets académiques, professionnels, personnels de ces étudiants? Je ne plaisante pas tout à fait quand je dis à mes étudiants que l’examen devrait avoir lieu cinq ou dix ans après la fin du cours, quand ils auront pu juger de ce qu’il leur aura apporté. Cela relativise en tout cas toute l’importance que l’on peut accorder à une question à laquelle ils auraient bien ou mal répondu, à la note générale que on leur décerne finalement. Quand on les rencontrera par hasard dans cinq ou dix ans, qu’auront-ils retenu, apprécié, utilisé du cours ? Est-ce que ces effets seront à l’image de cette note finale qu’ils auront obtenue à son terme. Les quelques cas que j’ai en mémoire et mon parcours scolaire personnel m’inclinent à penser qu’on se trompe parfois lourdement à propos de ce qui peut vraiment compter dans l’enseignement, que les soi-disant mauvais élèves ou étudiants sont parfois ceux auxquels leur professeur a le plus apporté sans le savoir, pourvu qu’il ne les ait pas découragés par une attitude méprisante ou seulement indifférente. Même si, surtout si les étudiants sont obsédés par les examens, ce qui est compréhensible, avons-nous dit, les enseignants doivent quant à eux leur rappeler de ne pas résumer ni conditionner leurs études, et encore moins leur existence, à la réussite de telles ou telles épreuves. Ils ont l’avenir devant eux! Et puis, vous leur donnez rendez-vous dans cinq ou dix en pour en reparler.