« M’sieur, faut étudier par cœur?! »

On l’a souvent remarqué et regretté, l’histoire contemporaine de la didactique des langues est régulièrement passée d’un extrême à l’autre : ce qu’on a privilégié ou recommandé un jour (la grammaire, la littérature, la prononciation, la traduction) est ignoré voire interdit le lendemain, avant de revenir à la mode le surlendemain sous une forme ou une autre, de préférence maintenant sur support informatique. Comme si, à l’instar d’un crabe, les sciences et les pratiques qui s’en inspirent ne pouvaient avancer – progresser? – qu’en zigzagant.

Avec le risque cependant de sérieux sacrifices. C’est pour réparer une injustice que je souhaiterais réhabiliter ici la mémoire à l’égard de laquelle l’enseignement s’est montré très ingrat. Alors que cette mémoire était exercée dès le plus jeune âge de manière systématique par les enseignants du passé, avec des récitations de poésies, de tables de conjugaison, de dates historiques, de listes de vocabulaire, leurs successeurs ont considéré la mémoire comme la compétence la plus « bête » comparée à la compréhension, l’analyse, l’esprit critique, la créativité ; qu’elle les gênerait même. « Savoir par cœur n’est pas savoir », répétait-on aux élèves qu’on accusait d’ »ânonner ».

Les sciences cérébrales et cognitives permettent maintenant de décrire différents types de mémoires quant à leurs fonctionnements et à leurs fonctions, et de démontrer leur rôle essentiel dans tout apprentissage, y compris les plus subtils, en interaction systématique avec les autres capacités cérébrales. Nous n’entrerons pas dans ces détails, mais nous contenterons de distinguer simplement la mémoire spontanée de la mémoire volontaire : l’apprentissage d’une langue a évidemment besoin de la première, mais la question est de savoir si l’enseignement peut la favoriser en provoquant et en exerçant la seconde?

En didactique des langues, on sait que l’imitation est un moteur fondamental de l’apprentissage, et il ne fait aucun doute que cette imitation est étroitement associée à la mémorisation non pas de mots isolés ni de règles abstraites, mais d’enchaînement de vocables et de parties de  discours enregistrés dans différentes circonstances. Les compétences communicatives progressent sur base de ces conglomérats de mots de plus en plus nombreux et accessibles dans la mémoire de l’apprenant, sur lesquels il peut petit à petit se reposer pour anticiper la suite de ses propos ou ceux de son interlocuteur. Comme un promeneur qui traverserait un lac en hiver en sautant d’une plaque de glace à l’autre, et que ces plaques se solidifieraient, se multiplieraient, s’étendraient et se souderaient au fur à mesure qu’il avance, rendant sa progression plus rapide et sûre.

Il n’y a pas de doute non plus que cette mémoire spontanée ne peut qu’être favorisée par la stimulation et l’exercice de la mémoire volontaire, par l’apprenant lui-même, encouragé (je n’ai pas dit « contraint ») par l’enseignant. Combien d’allophones peuvent témoigner que c’est en mémorisant des pages entières de Colette, de Baudelaire, de Proust (véridique!), en les récitant à voix haute qu’ils ont appris à parler le français, et à l’aimer. Et qu’ils sont aussi redevables à leurs enseignants de les avoir entraînés à mémoriser différentes données morphologiques, syntaxiques, lexicales, culturelles, historiques… qui leur viennent maintenant spontanément en tête et surtout en bouche le moment venu.

Bien sûr que l’on peut actuellement recourir à son ordinateur ou à son téléphone mobile à tout moment et à tout propos pour vérifier l’orthographe d’un mot (« asficsier », « hassefixier », « asphyxier » ?), conjuguer un verbe (« coudre » à l’imparfait : « cousait », « coudait », « couait » ?) » ou se souvenir de la capitale du Canada (Montréal, Québec, Ottawa… ?). Mais c’est encore plus pratique et rapide de l’avoir en mémoire, pourvu qu’elle ait été entraînée, dès que possible, en classe en particulier, à retenir ce type d’informations. La mémorisation volontaire, grâce à la maîtrise de moyens mnémotechniques,  a donc un double avantage : celui de pouvoir garder toujours à disposition des données utiles, et celui d’exercer une compétence qui pourra rendre, spontanément, longtemps, de précieux services. Ce n’est pas seulement après 60 ans que l’on doit songer à maintenir sa mémoire en forme !