Un vieil ami, collègue d’une faculté scientifique, excellent professeur, redoutable pédagogue, mais un peu cabotin, comme c’est souvent le cas (« l’acte d’enseigner consiste… surtout… à mettre en scène de façon un peu théâtrale une manière de se mouvoir dans le savoir, plutôt qu’à énoncer celui-ci », A. Lacroix), avait l’habitude de plonger dans la perplexité ses nouveaux étudiants serrés dans l’amphithéâtre comble en leur demandant tout de go dès la toute première séance : « Mesdemoiselles et Messieurs, en fait, êtes-vous ici pour apprendre ou pour réussir ? » Il lui arrivait aussi de commencer autrement : « Avez-vous des questions concernant le sujet du cours ? ». Après un long et pesant silence, il concluait : « Si vous ne vous posez aucune question, je ne vois pas pourquoi nous sommes ici ! » Et de quitter la salle interloquée pour y revenir quelques minutes plus tard, après que cette entrée en matière avait produit ses effets, pour expliquer sa conception de l’enseignement et ses attentes à l’endroit des étudiants, autrement motivés qu’une heure auparavant !
Pratiques d’un autre âge ?! Oserait-on encore demander publiquement à des étudiants s’ils suivent un enseignement pour apprendre ou pour réussir ? Ne trouveraient-ils pas que la question ne se pose pas, qu’elle est paradoxale, voire provocante, convaincus comme tout le monde que, évidemment, on s’inscrit et s’instruit à l’école et à l’université pour réussir ses examens, ses études, sa carrière, … sa vie ? La juste conséquence d’un bon apprentissage, de bonnes études, est effectivement – dans le meilleur des cas – la réussite d’examens, l’obtention d’un diplôme, l’amélioration d’un curriculum vitae qui permettent d’accéder à d’autres formations, à une profession, à des promotions et à divers succès professionnels. Mais cet objectif peut-il être le seul ou même le premier, obsessionnel, quand on participe à un enseignement, comme on peut parfois le remarquer maintenant ? Même si les étudiants d’aujourd’hui n’ont pas tort (ont-ils le choix ?) de se montrer plus pragmatiques que leurs prédécesseurs vu les exigences que le monde contemporain leur impose si durement, on peut tout de même s’inquiéter que l’apprentissage, et la recherche tout autant, sont de plus en plus considérés d’abord comme des moyens que comme des fins en soi.
Par ailleurs, il faut s’interroger sur le sens à donner à la « réussite », sur les raisons et les moyens de l’apprécier, se demander si celle d’un examen représente bien celle de l’apprentissage qui, espérons-le, dépasse toujours le cadre d’un test de quelques heures, surtout dans un système où l’on privilégie les performances et leurs évaluations chiffrées et standardisées. Dure époque aussi pour les pédagogues auxquels on réclame de l’efficacité avant tout, c’est-à-dire de préparer leurs étudiants dès la première leçon, à l’occasion d’un « contrat pédagogique », à ces évaluations qui conditionnent désormais l’apprentissage des seconds en même temps que l’enseignement des premiers sous prétexte de les cautionner. N’avons-nous pas l’impression de mettre la charrue devant les bœufs, si ce n’est de lâcher la proie pour l’ombre, quand les autorités ou les étudiants nous pressent à propos des évaluations alors que l’enseignement n’a pas encore commencé ? Dans de telles conditions, peu d’espace à la curiosité et à l’imprévu, à la critique et à la créativité, à la convivialité et à l’échange, qui, me semble-t-il, restent à la base de tout enseignement/apprentissage. Pas le temps non plus de se demander, en effet, après tout, « pourquoi sommes-nous ici ? »