9. Il faut vivre avec son temps.

Il lève un œil pour voir s’afficher « 3:42 » sur son réveil matin lumineux. Parfait ! Il se donne encore quelques minutes pour imaginer tout ce qu’il va pouvoir faire dès qu’il sera sorti de son lit. Il aime les belles séries de chiffres pour débuter quoi que ce soit. « 4:00 » convient bien ; 4:04 ou « 3:45 » pourraient aussi faire l’affaire, mais pas « 4:21 », « 4:32 » ni « 4:44 » : quel temps perdu ! De quatre heures à sept heures, cela lui laisse une plage de trois heures de tranquillité, une belle plage pour lui tout seul où se balader à son aise, construire des châteaux de sable, méditer devant la ligne d’horizon. Un vrai cadeau, comme chaque matin ! Et comme chaque matin, il se demande comment il va pouvoir en tirer le meilleur parti possible jusqu’au moment où le jour finira par se lever et le monde entier par se réveiller et courir partout. Il se fixe ainsi un petit programme avant de se lever pour éviter l’embarras du choix devant ce supplément de vie qui lui est si généreusement offert. Il lui faudra d’abord s’échapper discrètement de la chambre pour ne pas réveiller sa femme qui ronronne paisiblement à ses côtés. Il craint moins de devoir affronter ses reproches grommelés dans un demi-sommeil que de la voir se lever elle aussi, puisqu’elle ne pourra de toute façon pas se rendormir, rouspètera-t-elle, et qu’ainsi soit gâché son plaisir de pouvoir profiter seul de la maison et de son temps. Généralement, il commence par laisser rentrer le chat qui termine son tour de garde dans le jardin, puis par lire quelques pages (éventuellement le roman en entier) qui l’inspireront, ou par faire la vaisselle pour se donner bonne conscience. Il lui faut peu de chose pour se sentir bien pendant ces moments de grâce ! Il se retient de soulever le couvercle du piano, car il ne pourrait alors s’empêcher de laisser traîner ses doigts sur les touches, ce qui ne plairait peut-être pas aux voisins. À la place peut-être s’installera-t-il devant le clavier de son ordinateur et ajoutera-t-il un nouveau chapitre au roman qu’il prépare depuis des années, écrivant et effaçant les pages au fur et à mesure comme Pénélope, en attendant sereinement l’arrivée des bonnes idées qui ne sont pas plus pressées que l’équipage d’Ulysse. Comme son atelier est à la cave, et que les murs sont épais, il ne se prive pas de bricoler quand ça lui chante : combien d’appareils-ménagers réparés, de meubles construits, d’engins techniques ou d’œuvres d’art montées  de toutes pièces avant le chant du coq ? Il lui prend parfois l’envie de sortir pour se promener dans les rues du quartier, complètement désert à cette heure, qu’il découvre comme si c’était la première fois. Il lui arrive même de s’aventurer jusqu’au centre de la ville. Il a alors la merveilleuse sensation que le monde lui appartient, quand bien même il peut être interpellé à tout moment – comme c’est déjà survenu – par des policiers suspicieux qui lui demandent pourquoi il traîne en rue en pleine nuit et qui lui conseillent de rentrer chez lui avant de se faire agresser. C’est progressivement qu’il s’est mis à se réveiller de plus en plus tôt, sans qu’il le recherche vraiment, mais en se rendant de mieux en mieux compte du bonheur que ces heures nocturnes lui procurent. Comment ne pas apprécier cette tranquillité, cette liberté, cette disponibilité qui lui sont refusées pendant la journée, et même en soirée, tellement les gens sont envahissants, les amis comme les quidams, et tellement le monde est contraignant, autant sur le mode présentiel que virtuel ? Pas de rôles à tenir, pas d’horaires à respecter, pas de comptes à rendre : ses nuits sont devenues finalement plus intéressantes que ses journées ! Il a bien sûr commencé à sentir les effets de ce décalage horaire : la douce fatigue qui l’amollissait dès la fin d’après-midi et les soudains coups de barre qui le terrassaient aux pires moments. Noctambule mais pas insomniaque, il a refusé catégoriquement de recourir à la médecine, même homéopathique, bioénergétique ou sophrologique, pour adapter ses fuseaux horaires à ceux des autres. Par contre, il a appris à compenser en profitant de toutes les occasions – même les plus incongrues – pour faire des siestes, ne serait-ce que durant cinq minutes. Après avoir essayé d’expliquer aux personnes étonnées, préoccupées ou même indignées par son rythme de vie le pourquoi et le comment de ses bonnes vieilles habitudes, il a décidé depuis longtemps d’éviter d’en parler et de mener sa double vie en toute discrétion. Seul le chat pourrait raconter ses allers et venues, et ses faits et gestes pendant la nuit, mais comme ils sont complices, il tiendra sa langue. Bon, fini, c’est le moment d’aller piquer un petit roupillon !

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