8. On connaît le courage de l’homme face au péril.

Comme il regrette maintenant de s’être embarqué dans cette expédition amazonienne beaucoup plus ardue et dangereuse qu’il ne le pensait au départ. Au milieu de cette nature dense et hostile, il se sent abandonné, désespéré, à bout de force. Il a complètement perdu la notion du temps ; il ne sait plus depuis quand il progresse pas à pas dans cet enfer végétal. Il ne sait plus non plus quelle direction prendre ; à peine peut-il s’orienter grâce au soleil qu’il entraperçoit à travers la canopée qui l’opprime comme un couvercle. Cela fait pourtant longtemps qu’il avait minutieusement préparé à cette aventure. Il avait compulsé de nombreux ouvrages et consulté plusieurs experts aguerris qui connaissent bien le terrain et qui ont l’expérience de pareilles entreprises. Il n’avait pas lésiné non plus sur l’équipement haut de gamme avec lequel il s’était exercé à maintes reprises auparavant. Sans parler de l’entraînement physique et psychologique préalable auquel il a consacré beaucoup de soin. Peine perdue, lui semble-t-il maintenant ! Mais il est désormais trop tard pour revenir en arrière, sous peine d’être anéanti par la fatigue et d’être englouti par cette envahissante et angoissante verdure. Il s’essouffle, son cœur cogne dans sa poitrine, il ne voit plus clair, il sent la transpiration lui dégouliner le long du dos et les vêtements lui coller à la peau, ses gestes deviennent pénibles et maladroits. Il n’ose pas imaginer tous les insectes et autres animaux rampants, piquants, mordants qui grouillent sur le sol ou sur les arbres, prêts à se jeter sur lui. Il doit continuer à avancer, coûte que coûte, faire son chemin à coup de machette et de coutelas. Il a l’impression que les branches, les feuilles, des herbes repoussent au fur et à mesure qu’il les sabre. Pour se remonter le moral, il essaie de penser à autre chose. À sa femme, aux enfants,…  mais quel martyre ils vont subir pendant tout le temps que les secours mettront à le retrouver, avec les chiens et les hélicoptères! Il les voit déjà en train d’être interviewés à la télévision, avec leurs mines défaites après des nuits blanches passées à espérer des nouvelles. Et que vont-ils devenir s’il ne s’en sort pas ? Toute sa vie défile dans sa tête, depuis l’enfance, quand ses parents veillaient à ce qu’il reste en bonne santé, qu’il travaille bien à l’école, qu’il ne fasse pas de mauvaises rencontres. L’émotion lui fait monter les larmes aux yeux quand il se souvient des tartines que sa maman lui beurrait chaque matin, qu’elle rangeait précautionneusement dans leur boîte, en y ajoutant un morceau de chocolat pour la récréation, du fondant avec des grosses noisettes dont il raffolait. C’est curieux comme reviennent ainsi spontanément à la mémoire, dans les pires circonstances, d’aussi petits détails du passé. N’est-ce pas ça, le bonheur ?  Il n’empêche qu’il aurait bien besoin de croquer une barre de chocolat en ce moment-même ; cela lui rendrait un peu d’énergie, s’il est encore temps? Et son père, que lui conseillerait-il s’il le voyait dans cette dramatique situation, à la limite de l’épuisement et de la désolation. Il ferait appel à sa vaillance, à sa persévérance, à sa virilité. « Allons, Fiston, tiens bon ! Ce sont les premiers pas qui coûtent ! On connaît le courage de l’homme face au péril ! Qui le veut le peut ! La fortune sourit aux audacieux !  », lui dirait-il, et encore bien d’autres vérités aussi toniques. C’est comme s’il entendait réellement son père lui parler dans le creux de l’oreille, et il se redresse aussitôt pour brandir fièrement son coupe-coupe comme une épée. C’est vrai qu’il a connu d’autres épreuves dans son existence, et qu’il les a surmontées en suscitant l’admiration. N’a-t-il participé au semi-marathon de son entreprise, il y a quelques années ? La médaille est accrochée au mur de son bureau pour en attester. Et, quand il était plus jeune, n’a-t-il pas gravi le Mont Ventoux en vélo, presque jusqu’au sommet ? Il viendra donc aussi à bout de cette pérégrination sauvage, quitte à défier les forces de la nature et à soumettre son corps à toutes les tortures. Peu importe où il se trouve, la forêt a bien une limite, le labyrinthe une sortie, le mystère une explication. La civilisation ne doit d’ailleurs pas être loin : il entend des bruits familiers au-delà des buissons épineux et serrés qui lui barrent le passage. On dirait les pas de quelqu’un qui s’approche. Il espère que l’homme des bois sera amical, pas un de ces réducteurs de tête qui découpent leurs victimes en morceaux avant de les faire rôtir sur le feu. Sans qu’ils se voient, l’indigène lui adresse la parole ! Quel soulagement, c’est une femme ! Et elle lui parle dans sa langue, qui plus est !

– Chéri, quand tu auras fini de débroussailler le fond du jardin, tu voudras bien allumer le barbecue ? Il faudra aussi déboucher la bouteille de vin ! Dépêche-toi, les enfants ont faim !

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