6. Rira bien qui rira le dernier

C’est curieux comme certains peuvent détruire d’un revers de main ce qui leur a pris tant de temps et d’efforts à édifier ! Adolescent, Alex était plutôt petit et chétif, ses vêtements avaient l’air trop larges, et il donnait l’impression d’être toujours hébété, comme s’il ne savait jamais où aller ni quoi faire de ses mains. Il avait aussi une drôle de tête, avec des traits sans cesse en mouvements, une vraie caricature ! Mais c’est surtout parce qu’il débarquait de sa lointaine banlieue, d’une médiocre école de quartier, que ses nouveaux condisciples ont commencé à le taquiner, une manière comme un autre de l’accueillir et de l’intégrer dans la classe. Les moqueries n’étaient pas vraiment méchantes, rien de sérieux puisque c’était seulement pour rire ! Le plus railleurs était certainement le Gros Louis qu’on charriait, lui, pour sa gourmandise et sa balourdise. En fait, chacun des copains était sympa avec Alex quand il le voyait séparément. C’était seulement lorsqu’ils étaient ensemble qu’ils riaient à ses dépens. Progressivement, involontairement, il est ainsi devenu le centre du groupe, sa tête de Turc, ou plutôt sa mascotte. Sans lui, lui disait-on, on s’ennuyait ; il leur était maintenant indispensable pour assurer la bonne ambiance ! C’est au moment où il s’en est rendu compte que son attitude a commencé à changer. Plutôt que de chercher à éviter – en vain, de toute façon – les rires, il s’est petit à petit mis à les provoquer, à les rendre irrésistibles et à s’en servir pour se mettre à l’abri des effets les plus douloureux des quolibets. C’était décidé, on ne rirait plus de lui, mais avec lui et finalement grâce à lui. Il a vite compris qu’il pouvait même exercer une sorte de fascination, de pouvoir sur les autres : en les rendant hilares, il a ainsi pu en imposer à ses anciens tourmenteurs, mais aussi à ses enseignants, à ses parents, finalement à tous ceux qui pouvaient avoir une quelconque autorité sur lui ; même des policiers qui l’avaient interpellé une nuit pour ivresse et tapage nocturne. Au cours des années, ses résultats scolaires et les relations sincères s’en sont bien entendu ressentis, mais cela ne le préoccupait guère. Il est par contre devenu de plus en plus habile pour contrefaire la démarche des uns, pour imiter la voix des autres, et surtout pour trouver les mots d’esprit qui faisaient mouche, tellement ils étaient inattendus, mais aussi tellement ils révélaient la réalité secrète, parfois honteuse, des gens comme de la vie. Sa réputation n’a pas tardé à dépasser le cadre de l’école et de la famille. Il a été invité à se produire lors de kermesses locales, à concourir à des festivals de jeunes humoristes, à monter sur des scènes de plus en plus prestigieuses, à participer à des émissions de radio et de télévision. C’est en tant que virtuose de l’humour noir, de l’ironie mordante, du comique diabolique, du cynisme glacial, du persiflage tous azimuts qu’il a connu la célébrité après quelques années. Rien ne résistait à ses sarcasmes : ni le bon sens, ni les bons sentiments, ni le politiquement correct, ni aucun tabou. Son humour tenait sur le fil du rasoir : on avait chaque fois le sentiment qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’il ne fasse plus rire, mais au contraire qu’il se fasse lyncher. Mais non ! Plus il se montrait cruel, plus son public l’applaudissait et en redemandait. Il faisait salle comble dans les plus grands théâtres des plus grandes villes. Dans l’une d’entre elles, son impresario vient un soir le trouver dans sa loge avant le début du spectacle pour lui annoncer qu’une vieille connaissance veut le saluer. Intrigué, Alex fait entrer le quidam qu’avec un peu de peine il reconnaît finalement : le Gros Louis ! Encore plus obèse et lourdaud qu’à l’école ! Alors que le Gros Louis le bombarde de souvenirs et de compliments, Alex ressent monter du plus profond de lui-même une angoisse qui l’envahit complètement, au point où il doit s’asseoir pour ne pas s’effondrer par terre. L’impresario intervient aussitôt pour mettre le visiteur à la porte et apporter un verre d’eau à Alex. Quand il monte sur la scène, une demi-heure plus tard, il semble qu’il ait complètement repris ses esprits. Dès le lever de rideau, ses gags et ses mots d’esprit se succèdent effectivement avec la verve habituelle, et déclenchent les mêmes rires et applaudissements. Soudainement, Alex a remarqué à la faveur d’un jeu de lumière que le Gros Louis est installé au premier rang, au pied de la scène. Il s’interrompt aussitôt un long instant. Le public attend la suite, probablement un trait encore plus satirique. Au contraire, Alex annonce calmement et sérieusement au micro qu’il souhaiterait rendre hommage à la personne à l’origine de sa vocation d’humoriste, de sa carrière de comique, et à qui il doit finalement sa célébrité. On applaudit. Alex s’approche de Gros Louis, que le projecteur a tôt fait d’illuminer au milieu de la foule, et il l’invite à monter sur la scène. Gros Louis est très embarrassé par cette surprise, et il ne sait s’il faut en rire seulement ou s’il faut effectivement s’exécuter. Alex insiste, le public s’impatiente, Gros Louis se lève pendant qu’on applaudit de nouveau. Il peine à monter les quelques marches qui mènent sur les planches, un accessoiriste doit l’y aider. Alex vient à sa rencontre et le conduit jusqu’au centre de la scène. Ils sont maintenant face à face. Gros Louis se dandine sur place devant Alex qui le regarde fixement dans les yeux, sans dire un mot. Les centaines de personnes qui assistent au spectacle retiennent leur souffle. La gifle est partie sans que personne n’ait eu le temps de s’en rendre compte, surtout pas Gros Louis qui s’est retrouvé par terre, le visage en sang, sans savoir ni comment ni pourquoi. Alex a tout perdu ce soir-là; Gros Louis seulement deux dents, fausses, et un peu d’amour-propre, mais vraiment très peu. Alex est depuis lors parti à l’étranger. Il habite un petit village près de la mer. Il s’y est marié. Sa femme et lui passent principalement leur temps à s’occuper de leurs enfants. Il va très bien, merci pour lui ! Il lui arrive parfois de remonter sur scène, à la Noël, pour jouer le rôle d’un berger ou d’un roi mage.

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