5. La critique est facile, l’art est difficile.

Ronald est un étudiant de dernière année en sciences appliquées, spécialisé en résistance des matériaux. Encore quelques mois et il sera ingénieur. Il trouvera sans difficulté de l’emploi (il a déjà été sollicité par des entreprises) et se mettra bientôt à construire des gratte-ciels, des ponts et des autoroutes. Il doit auparavant compléter son programme de cours pour capitaliser le nombre d’unités de valeurs requis par sa faculté, à moins que ce ne soit par les ministères, ou par les instances européennes ou par les classements internationaux des universités. Le système est tellement compliqué qu’il s’y perd, de même que les assistants qui doivent consulter des séries de directives sans cesse modifiées avant de pouvoir le conseiller ou de le renvoyer vers d’autres services administratifs. Il a ainsi appris que pour combler un dernier créneau de quelques crédits manquants, il pouvait choisir un cours optionnel dans une autre faculté que la sienne, ce qui lui changerait probablement les idées et le soulagerait quelque peu vu le travail que lui donne la rédaction de son mémoire de fin d’études. C’est presque au hasard qu’il avait repéré sur le site Internet de l’université un cours de philosophie qui porte le titre un peu obscur pour lui d’« Épistémologie ». Le sous-titre ne l’avait guère renseigné davantage : « Étude critique des postulats, conclusions et méthodes des sciences afin d’en déterminer les principes logiques, les valeurs et la portée philosophique ». Mais il avait surtout retenu que la présence au cours n’était pas obligatoire et que l’examen consisterait à une discussion libre à partir du syllabus. Au moins pour pouvoir reconnaître la tête du professeur ce jour-là, il avait tout de même décidé de venir l’écouter ne serait-ce qu’une seule fois pendant le semestre. Assis dans le fond de l’amphithéâtre, occupé à terminer une partie de backgammon sur son ordinateur ouvert devant lui, il écoute d’une oreille distraite le philosophe en train d’expliquer que toutes les sciences, même celles qu’on appelle exactes, sont relatives, que l’objectivité n’est qu’un concept intellectuel, une construction idéologique. D’après lui, l’histoire des sciences ne représenterait pas un développement méthodique ni une accumulation linéaire de connaissances qui mèneraient petit à petit au vrai. Les sciences évolueraient au contraire de manière chaotique, prétend-il, et ce qu’on considère être le progrès resterait discutable : si l’homme sait et peut plus de choses dans un domaine, c’est au détriment d’autres choses qu’il oublie et qu’il devient incapable de faire dans d’autres domaines. La pensée humaine serait un cheminement, non pas vers davantage de certitude, mais vers davantage d’incertitude. Raison pour laquelle nous avons autant besoin d’imagination que de connaissance, et qu’en tout cas l’esprit critique et créatif est une condition sine qua non de l’humanité. Le professeur embraie aussitôt en insistant sur la vocation première et fondamentale de l’université qui est précisément de susciter, de cultiver et de transmettre cet esprit critique et créatif, et en s’étonnant, justement, qu’aucun étudiant dans l’auditoire ne se soit encore manifesté pour l’interroger ou le contester depuis qu’il a commencé à donner son cours. Silence desdits étudiants ! Si on ne remet pas les choses en question en ces lieux et à votre âge, surenchérit-il, quand et où peut-on espérer pouvoir le faire ? Silence de nouveau! Intrigué, Ronald lève la tête en se demandant ce qu’attend finalement ce professeur qui s’est soudainement tu ?!? Pourquoi veut-il qu’on le critique alors qu’il est censé savoir et que les étudiants sont censés apprendre ?!? Le futur constructeur de gratte-ciels, de ponts et d’autoroutes, qui semble perturbé par cette situation inhabituelle, se sent alors obligé de réagir, au moins pour mettre fin à cette pause embarrassante. Il lève donc le bras, du fond de la salle, à la grande satisfaction du professeur qui le complimente pour sa courageuse initiative avant de lui donner la parole pour sa question ou sa critique.

– Monsieur le Professeur, pour l’examen, faut-il aussi étudier les notes en bas de pages de votre syllabus? Parce que, excusez-moi, mais il y en a beaucoup et elles sont  écrites en trop petits caractères!

[Merci pour votre avis : jmdefays@uliege.be]