3. Aujourd’hui le premier jour du reste de ma vie.

Paul s’est réveillé ce matin avec la conviction qu’il allait lui arriver quelque chose d’extraordinaire au cours de la journée et que sa vie allait en être totalement transformée. Ce n’était pas une simple idée en l’air, comme lorsqu’on lit dans un horoscope, sans y croire un instant, qu’une configuration particulière des astres va nous être favorable. Non, c’est une certitude, issue du plus profond de ses rêves, là où se révèlent les destinées, aussi incontestable qu’il s’appelle Paul, qu’il a 47 ans, qu’il est aide-soignant dans la maison de retraite le « Beau Séjour », sur le boulevard Victor Hugo, au numéro 235 précisément. Il décide de ne pas en parler à sa compagne quand elle se réveillera. Il faut dire qu’elle est peu encline à croire aux miracles, et que sa réaction, probablement ironique, risque de rompre le charme de la prophétie. Puis, peut-être la révolution qu’il pressent touchera-t-elle aussi leur couple ? Il faut laisser toutes marges de manœuvre à la fatalité que n’arrêtera certainement pas une nouvelle relation de quelques mois à peine, aussi douce et tendre soit-elle, mais qui ne fera pas le poids face à la passion absolue, l’amour infini, la communion des âmes qui l’attendent au coin de la rue. À moins que ce soit un richissime homme d’affaires, un puissant politicien, un artiste adulé, un sage vénéré qu’il rencontrera par hasard et qui, sur un coup de tête, s’intéressera à lui, sollicitera son aide, ses conseils, l’invitera à l’accompagner tout affaire cessante, lui offrira une situation en or. À propos, il se souvient avoir envoyé voici quelques années un recueil de poésies à quelques éditeurs sans n’avoir jamais reçu aucune réponse, même pas un accusé de réception. Peut-être l’un d’entre eux a-t-il enfin pris le temps de lire son manuscrit, et est-il en train de le rechercher désespérément pour lui proposer une publication incessante, une diffusion tous azimuts, et déjà des traductions en plusieurs langues étrangères. Entre-temps, il prend le parti de ne rien modifier à ses habitudes avant que le sort ne vienne d’un coup les bouleverser. Il n’empêche qu’il se sent un peu bizarre, curieusement léger, assez joyeux même depuis qu’il sait qu’aujourd’hui, sa vie basculera d’un instant à l’autre. Alors qu’il a toujours effectué ces gestes sans y accorder la moindre attention, il prend un singulier plaisir ce matin à sentir sous la douche l’eau chaude ruisseler sur lui, à enfiler des vêtements qui épousent parfaitement ses formes, à boire à petites gorgées son café brûlant. Comme si c’était la dernière fois qu’il les accomplissait, ou la première. Devant lui, sa bienaimée lui apparaît particulièrement jolie et souriante, au point qu’il se dit que ce serait dommage que leurs amours, simples mais heureuses, soient interrompues aussi brutalement. Mais que pourrait-il faire ? C’est le destin ! Il fait beau ce matin – encore un heureux présage – et cela lui est bien agréable de traverser la ville à pieds, de suivre des rues familières, de jeter un œil aux vitrines en passant devant les échoppes, de saluer l’une ou l’autre personne qu’il croit reconnaître, tout en guettant la femme fatale, le célèbre magnat ou le grand éditeur qui l’accostera pour changer le cours de son histoire. Il parvient cependant sans encombre au « Beau Séjour » où il retrouve des collègues qui ont l’air d’aussi bonne humeur que lui. Est-ce un effet du soleil ? Ou la perspective d’une journée stimulante ? Loin d’être une corvée comme les gens le pensent généralement, Paul se fait de nouveau la réflexion que la société des aînés est loin d’être déprimante ! Au contraire, l’expérience des années et les épreuves de la vieillesse donnent à la plupart d’entre eux suffisamment recul par rapport à la vie quotidienne pour la prendre avec sagesse et humour. Conscients que leurs jours sont comptés, ils tiennent à profiter de chacun d’eux, et en faire profiter les autres. Comme d’habitude, Paul ne voit pas le temps passer, à discuter, à plaisanter, à philosopher, à se souvenir avec tous ces pensionnaires en compagnie desquels les membres du personnel forment comme une grande famille. À la fin de la journée, force est de constater que rien de spécial n’est survenu, qu’elle n’a été interrompue par aucune rencontre ou appel téléphonique particuliers. Rien à signaler non plus sur le chemin de retour chez lui, même s’il redouble d’attention, dévisage tous les badauds qui s’approchent pour s’éloigner aussitôt, scrute tous les angles et recoins d’où pourrait surgir un ange annonciateur. Mais cela l’amuse assez de découvrir ainsi tout ce qui se passe et à imaginer tout ce qui pourrait se passer le long d’un itinéraire qu’il connaît pourtant par cœur et qu’il parcourt d’habitude aveuglément. Pas de courrier dans la boîte aux lettres, même pas une facture cette fois. La soirée se déroule aussi sans histoire, devant la télévision où, tendrement lovés dans les bras l’un de l’autre, lui et son amie regardent un film assez banal, mais qui les fait tout de même rire de bon coeur. Bien tard, au moment de verrouiller la porte de leur appartement avant d’aller au lit, il l’ouvre une dernière fois pour vérifier dans le couloir et les escaliers de l’immeuble que personne ne se prépare à venir le déranger. Car, tout compte fait, il n’a pas tellement envie qu’elle arrive, cette chose extraordinaire qu’il attend depuis ce matin ! À moins qu’elle ne soit déjà arrivée sans qu’il ne s’en soit rendu compte ?

[Merci pour votre avis : jmdefays@uliege.be]